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prod. Metafilms
OKURIMONO
Laurence Lévesque | Québec | 2024 | 96 minutes | Compétition Nouveaux Regards
Près de trente ans après le décès de sa mère, Noriko Oi fait le trajet de Montréal à Nagasaki pour vider la maison familiale inoccupée, dans l’espoir de la vendre et de la transmettre à ses prochain·e·s résident·e·s. À travers l’observation patiente des gestes de Noriko, qui s’affaire à trier les objets et à remettre à nu la demeure remplie de souvenirs à la fois immatériels et tangibles — des photos, des lettres —, Okurimono développe un exercice de dévoilement, un rituel d’exorcisation qui s’avère l’occasion de plonger dans les histoires tues par l’aïeule. La découverte d’une série de lettres dans lesquelles la mère discute de son expérience d’exposition à la radiation à la suite de l’explosion atomique du 9 août 1945 sur Nagasaki permet d’interroger le silence intergénérationnel des hibakusha, terme qui réfère aux personnes irradiées, employé initialement dans le contexte des bombardements étatsuniens, et dont l’usage s’est aujourd’hui élargi pour identifier plus largement les victimes collatérales des catastrophes nucléaires comme celles de Fukushima Daiichi. Comment envisager un legs dans le contexte d’une histoire aussi refoulée par un mutisme intergénérationnel ?
Laurence Lévesque tisse dans ce premier long métrage une noueuse histoire où la mélancolie du retour dans la maison d’enfance côtoie la recherche d’une libération de la parole des survivant·e·s de la bombe et de leur descendance. C’est la fragilité de la transmission des mémoires intime et historique qui transparait dans la coexistence de multiples orientations temporelles, puisqu’à l’immédiateté de l’évènement nucléaire fait contraste la subsistance des effets de la radiation et de la discrimination sociale des hibakusha ; et que le décès lointain se frotte de même à l’expérience du deuil renouvelée par le retour. Et c’est avec une grande minutie qu’Okurimono manipule ces multiples échelles, en transcendant l’histoire individuelle de la famille de Noriko à travers des entrevues menées par celle-ci avec, notamment, des survivant·e·s aujourd’hui âgé·e·s. L’une d’elles l’exprime clairement : « Nous ne parlions pas de la bombe entre hikabusha. Ça ne faisait que nous rendre tristes. Je me sentais coupable de devenir mère en tant qu’hikabusha. » On peut percevoir une véritable cohésion entre la démarche documentaire de Lévesque et l’enquête familiale et collective qu’entame Noriko, et c’est précisément la conjugaison de ces visions qui permet à Okurimono d’épouser un regard familier envers Nagasaki à travers de superbes panoramas de la ville à flanc de montagne, et de mêler l’investigation historique à des séquences quotidiennes et intimes dans la demeure familiale. Il n’y aura pas de dévoilement pleinement cathartique ou de secret majeur à recouvrer qui permettrait de cautériser les plaies de ce silence, mais le retour de Noriko au Japon semble néanmoins se présenter comme l’occasion de franchir le seuil permettant enfin de nommer ouvertement le mutisme. C’est l’Okurimono titulaire, signifiant « cadeau », qui recadrera finalement la possibilité d’une transmission remplaçant la dissimulation. C’est une fois la maison vidée que ce voyage peut s’envisager comme un geste crucial de passation. (Thomas Filteau)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 23 novembre à 13h30 (Cinémathèque québécoise)
prod. Pablo Alvarez-Mesa
THE SOLDIER’S LAGOON (LA LAGUNA DEL SOLDADO)
Pablo Alvarez-Mesa | Colombie / Canada | 2024 | 77 minutes | Compétition nationale
On dit qu’au sommet des Andes, plus de deux cents soldats gisent dans les profondeurs d’un lagon. Avec eux reposent la mémoire de Simon Bolivar, qui les a menés vers la mort, ainsi que les chroniques fantasmées d’un sacrifice pour la nation. Les eaux troubles ont absorbé les corps, la montagne a avalé les souvenirs, rendant toute investigation impossible en brisant la frontière entre le rêve et l’histoire. Après Bicentenario (2020) qui interrogeait les commémorations liées au deux-centième anniversaire de l’indépendance pour mettre en évidence les dérives du nationalisme colombien et le paradoxe d’une culture guerrière de la liberté, Pablo Alvarez-Mesa poursuit son reenactment à rebours du trajet du Libertador dans le Páramo de Pisba.
L’enquête s’y heurte à un environnement gardant secret les vérités et les mensonges du pays si bien que surgissent des questions à l’allure de cauchemars : cette armée a-t-elle jamais existé ? Les cadavres sont-ils figés dans une vase trop épaisse pour que les yeux ou la caméra y distinguent quoi que ce soit ou se sont-ils insinués dans les espeletias et les puyas, par la sève, au travers le sol, jusqu’à hanter chaque recoin de cette terre ? Si je ne parviens pas à m’approcher de The Soldier’s Lagoon autrement que par des détours énigmatiques et des élans rhétoriques qui ressemblent plus à l’introduction d’une histoire de fantômes racontée autour d’un feu qu’à la critique d’un documentaire politique, c’est que le film se meut dans et avec l’espace qu’il filme jusqu’à se confondre avec lui. Les images deviennent elles-mêmes une sorte de brume hallucinogène où les paroles dialoguent sans apporter de réponse.
À la recherche du chant des chauves-souris, leur cri semble nous parvenir de l’année 1819 tandis que l’argile entre les mains d’un artisan potier capture des souvenirs. Les grandes vallées liant ces stations sont parcourues par le silence. Chacun de leurs recoins est pourtant plus bavard qu’un conteur qui imposerait une version unique du récit. En introduisant son film par le poème Mi delirio sobre el Chimborazo (Mon délire sur le volcan Chimborazo) écrit par Bolivar lors d’un épisode fiévreux en Équateur, Pablo Alvarez-Mesa invite à accepter l’hallucination comme une modalité documentaire. Il s’agit autant d’entremêler différentes formes — incursion scientifique dans une réserve naturelle protégée, essai anthropologique soulignant le rôle central de l’oralité dans la constitution des mythes, métamorphose d’un lieu à travers le prisme onirique du 16 mm — que d’entrainer le spectateur dans une transe cinématographique. Porté par des effets visuels qui déchirent les photogrammes en éclats de rouge et de bleu et une piste sonore où les voix se confondent en un cantique hypnotisant, la magie de Soldier’s Lagoon réside ainsi dans sa capacité à déconstruire l’espace. Il ne s’agit pas de refuser l’histoire ou de la défaire pour en souligner les intrications, mais d’insinuer un état hypnagogique apparaissant comme la seule voie d’accès au mystère qui enveloppe la région. Le montage psychédélique nous débarrasse lentement du désir empirique d’explication pour ouvrir le lagon au regard. Quand il s’y immerge enfin, il cesse de comprendre pour mieux entendre et voir. (Samy Benammar)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 23 novembre à 15h45 (Cinéma du Musée)
prod. Johannes Förster
ABOUT HAPPY HIPPOS AND SAD PEACOCKS
Johannes Förster et Elkin Calderón Guevara | Allemagne / Colombie | 2024 | 28 minutes | Compétition internationale
Quel film merveilleusement étrange et énigmatique ! Sans trace visuelle d’un seul être humain, à l’exception de l’occasionnelle ruine ou de la toute dernière image où un homme sort tout à coup de nulle part, About Happy Hippos and Sad Peacocks propose une excursion singulière dans les dérives du colonialisme et souligne l’indispensabilité du décolonialisme. Vaste programme pour des sujets aussi bouillants d’actualité ! Et comment les deux cinéastes choisissent-ils d’explorer ces questions vitales au progrès de la vie en société actuelle ? En parlant d’animaux, et plus spécialement de paons et d’hippopotames, deux espèces qui ne pourraient pas être plus éloignées l’une de l’autre. C’est inattendu, un peu déstabilisant au départ, rapidement très intrigant, puis absolument fascinant.
Ce qui ressemble de prime abord à un documentaire animalier, une sorte de Royaume des animaux de la Mutuelle d’Omaha nouveau genre, révèle en fait couche après couche de sens, de commentaires, d’idées, d’impressions. Fait rare dans ce type d’œuvre, la narration en voix off résonne en deux langues, celles des deux cinéastes : l’allemand pour Johannes Förster et l’espagnol pour Elkin Calderón Guevara. On comprend pourquoi lorsque le second prend le relais du premier dans la trame narrative : l’un et l’autre décrivent l’établissement de deux parcs privés par des gens riches et puissants au XIXe siècle, le premier, dans la banlieue de Berlin et le second, dans une vallée colombienne longeant le fleuve Magdalena. À cette époque captivée par l’attrait de l’exotisme et la conquête de cet exotisme, on a relogé des paons, originaires de l’Inde, et des hippopotames africains en Allemagne et en Colombie, respectivement, mais aussi introduit des espèces végétales à des sols qui leur sont incléments, comme la banane dans le froid de l’hiver berlinois. On a aussi rapporté la plus précieuse plante des populations andines pour l’étudier scientifiquement et identifier sa composition et ses propriétés. De cette analyse du coca a bien sûr émergé la cocaïne — et, on pourrait extrapoler (ce que le film ne fait pas, se contentant de pointer dans la bonne direction) une industrie qui a mené bien des populations au bord du précipice.
Les ramifications de ces deux narrations juxtaposées sont tentaculaires et dépassent aisément ce qui est spécifiquement énoncé dans le film, appelant à la réflexion plus profonde alors même que notre regard et notre esprit restent rivés sur les images envoûtantes de Johannes Förster et la conception sonore hypnotique de Marten Rux. Le bleu extraordinaire des plumes du paon. Les yeux incandescents des hippopotames dans la rivière. L’homme et la nature, un choc toujours plein de promesses, mais aussi d’ambiguïtés qui peuvent mener tant à des gestes généreux qu’à des atrocités. C’est ce qui est au cœur de la curiosité qui pousse l’être humain à explorer au-delà des limites de son petit jardin. Dans le pire des cas, cela se traduit par le colonialisme, l’impérialisme, l’appropriation culturelle, puis inévitablement les tentatives d’assimilation absolue lorsqu’on a volé tout ce qui était beau et bon chez l’Autre. Dans le meilleur des cas, il y a une rencontre, un respect mutuel, une admiration, un intérêt à apprendre de l’Autre et à partager de soi-même avec cet Autre.
Ce court métrage de 28 minutes, d’une beauté à couper le souffle, parle de tout ça en même temps, obliquement, par la bande. Et la conversation finale entre les paons et les hippopotames, dans la nuit qui tombe, pose les questions éternelles sur ce qui permet de survivre, une fois déraciné. Sur l’adaptation et la bienveillance nécessaires pour assurer cette survie. (Claire Valade)
Prochaine projection : 24 novembre à 16h15 (Cinémathèque québécoise)
prod. Medea / Pravo Ljudski Film
SILENCE OF REASON
Kumjana Novakova | Macédoine du Nord / Bosnie-Herzégovine | 2023 | 63 minutes | Panorama — Contre-courant
Il est difficile d'écrire sur Silence of Reason, tout comme il est difficile de le regarder. L'expérience s'avère à juste titre éprouvante, en raison de son sujet : le sort réservé aux femmes bosniaques et la militarisation du viol durant la guerre de Bosnie-Herzégovine au début des années 1990. Prononcer ces mots, c'est déjà faire le choix de confronter l'humanité dans ce qu'elle a de plus abject et intolérable. Il y a d'un côté les horreurs de la guerre que l'on a pris l'habitude de pointer du doigt, de l'autre celles que l'on tente encore de dissimuler. Celle qui est décrite ici s'inscrit dans cette seconde catégorie, sur laquelle le simple fait de lever le voile pose évidemment la question du comment. Tout, dans la forme de Silence of Reason, renvoie autant à la difficulté qu'à la nécessité d'aborder son sujet. À travers l'épure et la distance, Novakova fait le pari d'une frontalité implacable, presque clinique. Les témoignages écrits se succèdent à l'écran, les images d'archives nous montrant les lieux d'un crime que l'on aura cherché à rendre invisible. Ces atrocités planent sur l'image sans jamais s'y incarner, peut-être moins par pudeur que par obligation : il ne reste plus de ces événements que la parole des survivantes, enregistrée par le tribunal pénal de La Haye en 2000. Leurs mots défilent et résonnent, à une cadence inexorable. Leurs descriptions suffisent. Quel dispositif cinématographique conviendrait, pour ne pas trahir la nature de leur souffrance ? Qu'est-ce qui, face à cette violence insoutenable, ne relèverait pas de l'artifice déshumanisant ? Cherchant à s'effacer, la mise en scène de Novakova ne remet pas en question l'importance du cinéma. Elle met simplement l'accent sur le réel, plutôt que sur sa représentation. Elle cherche, à travers sa propre discrétion, à recentrer notre attention sur ce qui compte véritablement à ses yeux : exposer une cruauté si intolérable que même la guerre en a honte. (Alexandre Fontaine Rousseau)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 23 novembre à 20h45 (Cinéma du Parc)
prod. Les Films de l'Autre
LES YEUX NE FONT PAS LE REGARD
Simon Plouffe | Québec | 2024 | 93 minutes | Compétition Magnus-Isacsson
Au ras du sol, la caméra suit le chemin tracé par les blocs texturés d’une station de métro tokyoïte. Elle glisse comme une double invisibilité : celle de Yukizo Watanabe, dont la cécité est une mémoire charnelle du bombardement du 10 mars 1945, et celle d’un monde tactile qui semble échapper à la perception des centaines de passants qui traversent le champ. À la manière de cette scène, Les yeux ne font pas le regard construit un système d’écho. Il dépose cinq récits d’individus ayant perdu la vue dans des conflits armés, passés comme présents, et oscille entre les acceptions biologique, politique et métaphorique de la notion d’aveuglement.
En entrant dans ces différentes intimités, Simon Plouffe prend appui sur la banalité matérielle du quotidien — comme lorsque Rodion Trystan, ex-soldat ukrainien, lit les résultats de son examen médical grâce au zoom de son téléphone — pour soulever des questions interconnectées. La plus évidente est celle de l’occultation médiatique et étatique des victimes de guerre, à laquelle le film répond en réhabilitant des voix souvent réduites au silence par quelques médailles militaires et autres pensions d’invalidité. En découle un questionnement, ou plutôt la dénonciation d’une forme de cécité symbolique de la part des autorités internationales face à ces conflits. L’ensemble de ces enjeux sont mis en évidence par les discours cumulés des protagonistes. Le film renverse ainsi l’idée reçue de l’acuité accrue des personnes aveugles en transcendant l’enjeu de la vue pour se concentrer sur celui du regard. C’est moins le toucher et l’ouïe qui se sont développés chez Rodion, Anja, Nebojša et Steven que leur lecture d’une époque dont la vision se révèle plus obstruée que celle des gens qu’elle a mutilés.
Après Ceux qui viendront, l’entendront (2017) et son plus récent court métrage Forêts (2022) qui créait un parallèle entre la disparition des territoires submergés et l’oubli des langues autochtones à l’aide d’images sous-marines, Simon Plouffe poursuit son travail de traduction formelle de réalités sociales. Une analyse superficielle associerait les effets visuels jouant avec les flous, les courtes focales et les éblouissements à une tentative de transposer l’expérience des personnages dans celle du spectateur. Une telle lecture pose un problème majeur, et le film tombe parfois dans ce piège, ce « faire vivre » qui verse parfois du côté du spectaculaire en produisant un rapport mimétique mensonger à des sensibilités qui ne peuvent se résumer à quelques manipulations expérimentales de la caméra. Il semblerait plutôt que le film tente de proposer une sorte de métamorphose de la vision, usant des techniques d’altérations pour réfléchir la notion même de réalité. Cette dernière est donc constamment déformée, autant par la subjectivité de l’expérience humaine que par les mensonges politiques qui entourent les zones de conflit. Vu sous cet angle, l’approche des Yeux ne font pas le regard parvient à développer un système de raisonnement d’une force et d’une justesse remarquables. C’est la plus grande qualité du film, mais aussi sa seule faiblesse. Ne s’écartant jamais du système logique qu’il met en place, le documentaire ne s’abandonne que trop rarement à la simplicité humaine de laquelle il essaye pourtant de se rapprocher, écrasant par moment les témoignages sous sa proposition conceptuelle. Reste quelques éclats de lumière comme Anja commençant à filmer son quotidien pour supplanter sa perte sensorielle ou Rodion et sa compagne assis sur un canapé, collés tendrement l’un contre l’autre. Ils semblent nous dire qu’il n’est plus le temps de voir ce qui a été perdu, mais de regarder ce qu’il nous reste. (Samy Benammar)
Prochaine projection : 24 novembre à 14h00 (Cinémathèque québécoise)
PARTIE 1
(Okurimono, The Soldier's Lagoon,
About Happy Hippos and Sad Peacocks,
Silence of Reason, Les yeux ne font pas le regard)
PARTIE 2
(à venir...)
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