DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
L’équipe Infolettre   |

Fantasia 2024 : Partie 1

Par Thomas Filteau, Sylvain Lavallée, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

1 | 2 | 34 | 5


prod. Daydream Entertainment

4PM (O-HU NE-SI)
Jay Song  |  Corée du Sud  |  2024  |  111 minutes  |  Compétition Cheval noir

J’avoue ne pas avoir partagé l’engouement délirant de la foule pour cette œuvre un poil prévisible et convenue, mais j’ai quand même fini par y trouver mon compte. Le processus a beau être laborieux (s’étirant sur un 111 minutes indu), la satire de l’univers bourgeois s’avère finalement assez perspicace, particulièrement grâce au dérapage final que le film effectue de la comédie de mœurs vers un thriller qui n’avait pas lieu d’être… si ce n’était des limites psychologiques de la bienséance protocolaire. Le tout débute lorsqu’un couple d’intellectuels vieillissants s’installe dans une maison champêtre sur le bord de l’eau pour passer dans le calme une année sabbatique. Désireux de faire connaissance avec leur unique voisin, un médecin d’un certain âge, ils cognent à sa porte puis, en son absence, décident de glisser une note sous sa porte pour l’inviter à passer chez eux quand bon lui semble. C’est la chose polie à faire après tout, que d’ouvrir aussi béante la porte de son domicile à un étranger. Mais lorsque cet homme malcommode commence à passer deux heures chaque jour sur leur sofa (de 16h00 à 18h00), l’air hagard, n'offrant à leurs questions que des réponses monosyllabiques, la vie du couple tourne au cauchemar, un cauchemar auto-imposé par leur refus obstiné de lui fermer la porte au nez. S’amorce alors une longue série de séquences malaisantes, à l’humour télégraphié, où le passage du temps devient un processus éreintant pour tous, gracieuseté d’un montage qui fait sentir lourdement sa présence, dans des coupes constantes et un mitraillage d’ellipses, au gré d’une mise en scène hyperactive qui contient tout autant de manies abrasives que d’effets humoristiques réussis. Tout semble vouloir pointer vers une simple parodie d’un interdit bourgeois dogmatique, qui évoque presque par moments l’absurdité bunuelesque de L’ange exterminateur (1962)…

Or, c’est en flirtant avec le cinéma de genre que le film complexifie son approche et touche à quelque chose d’universel, voire de transcendant. La violence réelle qui finit par exploser entre le bonasse Jeong-in (Oh Dal-su) et l’acariâtre Yook-nam (Kim Hong-pa) constitue en effet l’expression des limites d’une bonté factice, ancrée non pas dans l’amour d’autrui, mais dans les règles de l’étiquette. La violence fantasmée, qui se déploie notamment lors d’une séquence onirique dans les escaliers, évoque quant à elle un clivage hypocrite entre les désirs réels du protagoniste et ses actions. Et c’est là d’ailleurs que la voix off pompeuse héritée des Catalinaires d’Amélie Nothomb, qui sert d’inspiration au scénario, trouve sa raison d’être : dans la démonstration de ce clivage entre la façade que le protagoniste présente au monde et ce qu’il y a dans sa tête, incluant le feint humanisme qui consiste à transformer par inférence Yook-nam en cas social. L’insertion, parfois douteuse, d’éléments horrifiques permet aussi de suggérer une sorte de rage intestine, un refoulement monstrueux particulièrement évocateur du pharisaïsme de la bienséance sociale au sein d’un film qui en dit finalement plus dans la méchanceté que dans l’affabilité de ses protagonistes. (Olivier Thibodeau)

 


prod. St. Lawrence Film Productions

THE RUBBER GUN
Allan Moyle  |  Québec  |  1977  |  84 minutes  |  Fantasia Rétro / Genres du pays

En festival, il y a de ces films qui se laissent découvrir comme des artéfacts archéologiques, et The Rubber Gun est certainement l’un d’entre eux. L’occasion pour les cinéphiles québécois de replonger dans un Montréal historique qui déborde de l’énergie irrévérencieuse des années 1970. Un peu comme Special Magnum (Alberto De Martino, 1976), avec lequel le film partage une séquence mémorable en bagnole à travers les rues de la ville, cadrée d’une façon oblique qui cadre avec l’esprit bordélique de son protagoniste, sur la musique de l’inimitable Lewis Furey. Tout cela dans un style majoritairement naturaliste hérité de la Nouvelle Vague et parfaitement adapté à l’étude du milieu de la contreculture de l’époque qui se déploie devant nos yeux, nourrie  et je ne pensais jamais dire ça  par le charisme incroyable de Stephen Lack dans le rôle principal. Lack, ça avait toujours été pour moi le gars de Scanners (1981), Cameron Vale, un héros insipide désespérément coincé dans l’ombre du terrifiant Darryl Revok de Michael Ironside. Ici, il joue un personnage complètement différent, décomplexé, verbomoteur, flamboyant voire électrisant, qui injecte une saveur inattendue à l’œuvre au gré de longues scènes domestiques où il incarne Steve, le chef d’une bande de slackers vendeurs de drogue baptisée «la famille».

Lorsqu’un étudiant de sociologie (le réalisateur Moyle lui-même) se fait aborder par Steve dans une librairie de McGill alors qu’il tente de dérober un livre sur les stupéfiants, ce dernier lui offre l’accès à son groupe d’artistes et de rêveurs paumés, expérience dont il s’abreuve pour écrire un mémoire de maîtrise sur les effets positifs de la drogue sur la créativité de ces gens. Or, le film fonctionne d’une façon analogue à l’opération de cet étudiant (et réalisateur) malin, exposant de manière anecdotique les activités quotidiennes de la bande dans des séquences de style cinéma direct ponctué par un jeu spontané garant de mille surprises. Le naturel des acteurs (dans le rôle de personnages homonymes) devient dès lors le pain et le beurre de l’entreprise, avec les logorrhées excentriques de Lack venant constamment voler la vedette. On assiste pour ainsi dire à une expérience immersive d’une créativité désinhibée des deux côtés de la caméra, qui se traduit chez les personnages par un flot verbal quasi rohmérien au sein d’un Montréal qui a toutes les allures de lui-même, incluant l’expression d’un Français québécois parfaitement authentique. Le film évoque également le polar, avec les fantasmes de surveillance policière qui le parsèment (dont une séquence brechtienne de captivité théâtrale), le personnage du collaborateur de Pierre Robert et le travail d’infiltration de Moyle, injectant à l’ensemble une sensibilité de genre qui lui donne un air d’époque encore plus marqué, gracieuseté notamment de la caméra extrêmement dynamique de Frank Vitale (réalisateur de East End Hustle, 1976). À découvrir absolument. (Olivier Thibodeau)

Prochaine projection : Aujourd'hui, le 20 juillet à 15h00 (Cinémathèque québécoise)

 


prod. Golden Harvest Company / Film Workshop

A CHINESE GHOST STORY II
Tony Ching Siu-Tung  |  Hong Kong  |  1990  |  107 minutes  |  Fantasia Rétro

Difficile de résumer A Chinese Ghost Story (1987)  même sa suite ne semble pas s’y retrouver, lors du montage en prologue qui mélange pêle-mêle des images de l’original sans vraiment essayer d’y trouver une cohérence. On pourrait se rappeler que Ning Choi-san (Leslie Cheung) y tombait amoureux d’un fantôme, Nip Siu-sin (Joey Wong), et combattait des démons avec l’aide d’un prêtre taoïste (Wu Ma). Ou que ce récit de wu xia pian était tourné comme un slapstick d’horreur, croisement improbable entre King Hu et Sam Raimi, qui, entre autres délires, comprenait une séquence de rap sur le tao. Il n’est pas évident de répéter une telle entreprise en conservant l’élément de surprise, l’étonnement constant, et sans, à l’inverse, essayer de l’éviter en amplifiant l’excès au point qu’il devienne indigeste. Heureusement, A Chinese Ghost Story II y parvient plutôt bien, et même s’il y a une part de déception, sans doute inévitable, comment se plaindre devant des éclairages multicolores perçant de la fumée (beaucoup de fumée) d’où émergent des créatures de latex qu’on combat autant à coups d’épée qu’avec des arrêts sur image?

Leslie Cheung reprend son rôle de jeune homme timide, encore hanté par son amour envers Nip Siu-sin. En théorie, impossible de ramener Joey Wong dans ce nouveau récit (elle se serait réincarnée en bébé à la fin du précédent), mais peu importe, il suffit de lui faire jouer un autre personnage, Windy, qui ressemble à s’y méprendre à Nip Siu-sin, et cela nourrira l’intrigue romantique. Autour des deux stars se trouve une panoplie de nouveaux protagonistes et de nouveaux démons, une multiplication qui dilue la dimension de la passion amoureuse et rend la ligne directrice encore moins claire. Difficile cette fois de se sentir impliqué dans le récit, mais Tony Ching Siu-Tung (toujours à la réalisation) et Tsui Hark (encore à la production) nous offrent pour compenser un déluge de situations rocambolesques, de chorégraphies virevoltantes et d’effets spéciaux merveilleusement grotesques et dégoulinants. Moins ancrée dans la tradition du wu xia pian que Hark cherche à moderniser (depuis son Zu Warriors From the Magic Mountain [1983]), le film suit plutôt la recette de l’original pour en répéter le succès, jusqu’à en reprendre certaines scènes (bien sûr que le rap du tao se fait à nouveau entendre). En fait, l’épuisement se fait sentir, mais uniquement parce que nous avons le premier comme point de référence : en soi, A Chinese Ghost Story II fait part d’une imagination fébrile qui aboutit à une esthétique unique et parfaitement jouissive. (Sylvain Lavallée)

Prochaines projections : Aujourd'hui, le 20 juillet à 14h45 (Salle J.A. DeSève)
1er août à 17h00 
(Salle J.A. DeSève)

 


prod. Randomix Productions / Traverse Media

THE A-FRAME
Calvin Reeder  |  États-Unis  |  2024  |  96 minutes  |  Sélection 2024

C’est souvent un minutieux équilibre tonal  intuitif ou calculé  qui permet aux films de genre se frottant à la série B de transmettre la part de plaisir attendue. Ce ne sont pas des récits où devrait primer la logique narrative, la vraisemblance des personnages ou quelconque autre critère d’évaluation de verisimilitude qui semble tout à fait étranger au caractère joueur de leur promesse.

Le sentiment d’incrédulité qui m’habitait en quittant la projection de The A-Frame m’apparaît donc moins comme un scepticisme mené par le désir d’une plus nette vraisemblance que par l’espoir déçu d’un engagement fortifié vis-à-vis de ses propositions thématiques tant le récit manipule avec une déconcertante banalité sa prémisse pourtant prometteuse. Donna, une pianiste ayant récemment reçu un diagnostic de cancer des os dans sa main droite, tente de trouver une alternative à l’amputation en acceptant la proposition d’un inquiétant physicien qui souhaite faire d’elle le cobaye d’une expérience potentiellement dangereuse. Elle devra placer sa main dans un « dislocateur quantique », la transportant une fraction de seconde dans un univers parallèle avant de reparaître dénuée de ses cellules cancéreuses.

Il s’agit avant tout d’un scénario qui repose sur un dilemme, celui de savoir si une vie menacée mérite d’être compromise par le risque d’un soin imprévisible qui pourrait tout aussi bien l’écourter. Et c’est précisément là où The A-Frame faillit, tant son scénario n’arrive jamais à offrir à ses personnages un semblant d’existence à la hauteur de ce questionnement. Donna, protagoniste renfrognée et insaisissable, est tellement dénuée d’intériorité qu’un «fuck it» désincarné suffit à justifier sa participation à l’expérience. Les quelques scènes qui nous la présentent comme pianiste s’apparentent plutôt à des jams de bas étage alors qu’elle est accompagnée de deux guitaristes qui arborent sur leur visage la même expression dubitative qui commençait à se dessiner sur le mien. «Vous n’êtes que des données pour lui», déclare Donna à d’autres potentiel·les participant·es de l’expérience, mais c’est aussi ce qu’il faudrait rappeler à Calvin Reeder, qui use ici de ses personnages comme des marionnettes au profit d’un scénario qui aurait bénéficié d’une plus ample générosité à leur égard. Pour un récit carburant aux horreurs potentielles de la recherche médicale ou scientifique, il est particulièrement attristant que The A-Frame se présente comme un film finalement bien trop... clinique. (Thomas Filteau)

 


prod. Dweck Productions / Factory 25 Productions / Sob Noisse Movies

VULCANIZADORA
Joel Potrykus  |  États-Unis  |  2024  |  85 minutes  |  Sélection 2024

J’ai toujours trouvé les films de Joel Potrykus hypnotiques — et sans doute que le visage inimitable de sa muse Joshua Burge n’y est pas pour rien. Cette fascination est en partie due au fait que, contrairement aux innombrables œuvres du canon artistique que j’aime appeler (non sans malice) splendeurs-et-misères-de-l’homme-blanc, Potrykus ne déploie aucune énergie à glorifier ou glamouriser les cinquante nuances d’incel ou le drame ordinaire de l’impuissance érectile. Dans chacun de ses longs métrages, il dissèque le caractère misérable de l’idéal viril et l’impossibilité de ses personnages à s’y conformer malgré leur acharnement vain. Mais leurs gestes n’ont rien d’héroïque : les protagonistes sont aussi ridicules que les injonctions auxquels ils doivent répondre, et la tendresse qu’on éprouve à les regarder s’échiner n’a d’égal que le dégoût qu’ils nous inspirent. Tout est laid chez Potrykus — mais c’est à cette condition que tout est vrai.

Avec une prémisse qui rappelle le Yeast (2008) de Greta Gerwig version vieux garçon, Vulcanizadora n’échappe pas à ce verdict  il prolonge cette posture impitoyable et exigeante en replongeant les personnages de Buzzard (2014), Derek (Potrykus lui-même) et Marty (le fidèle Burge), dans un binôme où la logorrhée infantile de l’un rencontre la placidité désinvestie de l’autre. Ce qui ressemble d’abord à un rituel initiatique adolescent partagés par deux quarantenaires errant dans la forêt munis d’explosifs et de magazines pornographiques s’avère cependant être le prélude à un pacte lugubre. Mais comme toujours chez Potrykus, ça cafouille, et ni la mort ni le sacrifice ne sauront élever le sujet avili vers le sublime.

Il ne faut pas trop en révéler sur la trame de Vulcanizadora pour qu’il conserve sa force de frappe. Mais il suffit de conclure en spécifiant qu’il tire son titre du procédé de vulcanisation, une « opération chimique consistant à incorporer un agent vulcanisant (soufre, le plus souvent) à un élastomère brut pour former, après cuisson, des ponts entre les chaînes moléculaires» notamment utilisée pour fabriquer des pneus, ce qui leur permet de reprendre leur forme si on essaie de la modifier. En dehors de la référence à l’un des multiples crimes ridicules de Marty, ce choix rappelle aux spectateur·ice·s une idée essentielle au cinéma de Potrykus : peu importe le sens dans lequel on essaie de tordre une chose et le degré d’acharnement avec lequel on s’y attèle, la matière garde mémoire de ce qui lui a été insufflé, et finit tôt ou tard par reprendre sa forme initiale. (Laurence Perron)

Prochaine projection : 23 juillet à 16h35 (Salle J.A. DeSève)

 



Vivre d'amour et d'eau fraîche

PARTIE 1
(4PM, The Rubber Gun,
A Chinese Ghost Story II,
The A-Frame, Vulcanizadora)

PARTIE 2
(The Beast Within,
Carnage for Christmas, Mash Ville,
Kryptic, Animalia Paradoxa, Tiki Tiki)

PARTIE 3
(Confession, The Chapel,
FAQ, Frankie Freako,
Hollywood 90028)

PARTIE 4
(Kizumonogatari -Koyomi Vamp-,
Dead Dead Full Dead, Steppenwolf,
Cockfighter, Penalty Loop)

PARTIE 5
(Killer Constable, Electrophilia,
The Tenants, Love & Pop,
Twilight of the Warriors: Walled In)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 20 juillet 2024.
 

Festivals


>> retour à l'index