DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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RIDM 2018 : 1ère partie

Par Mathieu Li-Goyette, Claire-Amélie Martinant et Olivier Thibodeau

BECOMING ANIMAL
Emma Davies et Peter Mettler |  Suisse/Royaume-Uni  |  2018  |  78 minutes  |  Présentations spéciales

Un majestueux original pénètre le cadre doucement. Il fait quelques pas, broute un peu, et pisse en nous regardant. Nous voilà rendus au soir, la caméra errant dans l’obscurité, la bande sonore nous faisant comprendre que les filmeurs avancent dans une forêt clairsemée, qu’ils sont entourés par les bruits animaliers, nombreux, mystérieux, enveloppants. La voix du philosophe David Abram résonne. Formé en phénoménologie, il fait partie d’une rare lignée d’auteurs américains qui ont poursuivi avec sérieux le sillon écocritique d’une pensée qui pourrait remonter à Thoreau et qui a culminé chez Abram avec son ouvrage homonyme Becoming Animal: An Earthly Cosmology (2010). Philosophie de l’entre-espèce, de l’entre-monde, elle mise sur l’inversion de notre appareil perceptif, sur la prise de conscience profonde qu’en touchant l’arbre, c’est aussi l’arbre qui nous touche

Coréalisation réussie, Becoming Animal est un véritable projet monté à trois. D’abord avec Emma Davies, réalisatrice du fort beau I Am Breathing (2013), et dont le style intime s’intéresse avant tout à dresser des portraits d’individus. À l’opposé et à ses côtés, Peter Mettler, qui nous revient six années après The End of Time (2012), et qui prête sa magie autoréflexive au film avec son formidable travail à la caméra. Mettler tend à envelopper son propre exercice de filmage à l’intérieur des sujets idéels qu’il observe – « How can my filmmaking be a part of this? », dit-il en voix off, et c’est précisément son désir d’abstraction, de jonglage plastique et physique qui permet au film de maintenir un juste équilibre dans la mise en scène du personnage quelque peu exubérant qu’est David Abram (c'est qu'il risquerait, comme bien de philosophes filmés, à passer pour un charlatan). Ici, à travers la mise en abstraction des paysages, Mettler parvient à faire de son appareil un témoin des espaces mitoyens que se partagent l’humain et la nature, à transformer la forêt en déroulement frénétique de couleurs, à partir d’une forme simple, à la limite du ciné-journal anecdotique qui capterait une petite balade d’intellos en forêt, et à réduire progressivement ses intérêts à des éléments très précis, comme le toucher, comme la présence (à cet égard, le montage du film est exemplaire dans sa gradation vers l’introspection effective qu'il promeut – si vous laissez le film plongez en vous, il vous ouvrira à son tour à sa générosité).

Il faut voir par exemple ce plan où il se rapproche d’Abram, qui, dans une performance élégiaque, s’inspire du vol des oiseaux pour se soustraire au sol sous ses pieds. La caméra s’avance, le capte d’abord lui dans son geste mimétique, s’avance encore pour capter subrepticement l’ombre de la caméra du filmeur, puis s’avance une dernière fois afin de capter l’ombre du philosophe qui s’envole enfin à travers sa projection. Trois mouvements d’un pas chacun, trois petits ajustements non tant du cadre que de la composition de celui-ci, puisque les trois éléments sont présents dans la continuité du plan et qu’en l’étant ils nous rappellent leur symbiose constructive : l’homme projette une idée par sa parole — c’est tout ce qu’Abram fait, parler de la nature en contexte de nature —, un autre la filme — c’est tout ce que les cinéastes font —, et cette dialectique produit cette ombre d’idée sur le sol, ombre dans laquelle notre présence au monde dépasse sa propre matière originelle, ombre qui nous rappelle que le liant entre l’être et sa nature repose dans les réverbérations que celui-ci provoque dans celle-ci. (Mathieu Li-Goyette)


BEHAVE
Maria Augusta Ramos  |  Brésil  |  2007  |  90 minutes  |  Rétrospective Maria Augusta Ramos

« Vous enrager » : c’est le but avoué de la célèbre documentariste Maria Augusta Ramos avec cet hallucinant portrait du système de justice juvénile dans son Brésil natal, avec ses juges moralisatrices et ses murs de prison troués, un système presque aussi efficace que celui des UPP dans Hill of Pleasures (2013). Le film illustre une douzaine de cas judiciaires, allant du vol simple au parricide, traités froidement par un système de justice complètement décalé de la réalité populaire, un système schizoïde, qui d’un côté, réprimande froidement deux mères de seize ans pour le larcin d’un appareil-photo, et de l’autre, se désole pour l’éphèbe assassin d’un père tyrannique, poignardé dans son sommeil pour avoir trop régulièrement malmené sa famille. Le dispositif de capture des procès est d’apparence simple, mais il est en fait extrêmement complexe, dû à l’interdiction légale de montrer le visage des jeunes contrevenants. Il repose ainsi sur l’efficacité bluffante d’un montage en champ-contrechamp extrêmement raffiné, où les images tournées du fond de la salle d’audience demeurent intactes (étant donné qu’on y voit que le dos des accusés), tandis que les reaction shots sont celles d’acteurs rigoureusement sélectionnés (des acteurs aux physiques, aux coiffures [bien sûr], et aux backgrounds semblables). On n’y voit que du feu. Ce qu’on remarque surtout, c’est l’intransigeance de la juge (réelle), qui multiplie les injonctions paternalistes à l’égard de tout un chacun, nonobstant l’horreur de leur situation sociale. « Voler, ce n’est pas bien », répète-t-elle machinalement, comme une matrone rigide face à une progéniture rebelle. Or, bien qu’on sente chez elle un désir indéniable de justice, celle-ci finit donc par incarner la faille systématique de tout le système de justice brésilien, affairé non pas à la résolution de problèmes sociaux radicaux, mais plutôt au châtiment mécanique de ses manifestations superficielles.

La caméra de la réalisatrice, lorsqu’elle n’est pas sise au milieu de la salle d’audience, dans le no man’s land entre les juges, les accusés et leurs avocats (aux complaintes futiles), se campe un peu partout dans le complexe carcéral qui abrite les jeunes contrevenants (interprétés, là aussi, par des acteurs non professionnels triés sur le volet). Fort d’un style strictement observationnel (qui se suffit parfaitement à lui-même étant donné la nature inconcevable des images tournées), le film enchaîne, un peu à la Kubrick de Full Metal Jacket (1987), les plans fixes d’aliénation ordinaire (le débarquement du fourgon cellulaire, où sont entassés des myriades de garçons menottés, le contrôle draconien des visiteurs, forcés de se dévêtir devant les agents de sécurité, les rituels de comptage des prisonniers et de repas à la cantine, les scènes d’attente surtout, dans les cellules miteuses où s’entassent les accusés, forcés pour se divertir de faire de la musculation périlleuse ou de jouer aux osselets avec des têtes de brosses à dents). Malgré tout, malgré leur mise à nue parfois violente et les nombreux heurts qu’on peut imaginer au contact de gardiens qui n’hésitent pas à les qualifier de « merdes », la réalisatrice garde toujours une distance pudique par rapport à ses sujets, qu’elle filme avec une parfaite neutralité (comme les représentants de la loi d’ailleurs), sans jamais céder au misérabilisme ni au sensationnalisme. Ce n’est pas une donneuse de leçon qui est à l’œuvre ici, mais une observatrice savante des institutions locales (qui dans la simplicité apparente de sa mise en scène et le caractère synthétique de son propos rappelle presque Frederick Wiseman), une artiste dotée d’un œil lucide et perçant qui, au grand malheur de certains spectateurs égarés, œuvre à complexifier et non à simplifier notre vision du réel, bref à « faire tout le contraire de réduire la réalité à une seule phrase » pamphlétaire, célébrant ainsi simultanément l’intelligence du spectateur et le pouvoir du cinéma documentaire de suppléer au cinéma de fiction hollywoodien une façon intellectuelle de lire le cinéma. (Olivier Thibodeau)

 

HILL OF PLEASURES
Maria Augusta Ramos  |  Pays-Bas/Brésil  |  2013  |  91 minutes  |  Rétrospective Maria Augusta Ramos

Chapitre final de la trilogie judiciaire de Maria Augusta Ramos, après Justice en 2004 et Behave en 2007, la cinéaste y démontre encore plus éloquemment l’absurdité du système social brésilien, qui dans la répression exacerbée des petits délits commis en milieux défavorisés, notamment dans le processus ininterrompu, et progressivement pervers de « pacification » des favelas carioques, évite sciemment d’attaquer les problèmes radicaux d’iniquité sociale qui sclérosent le pays. La nature wisemanesque du travail de la réalisatrice est encore plus évidente ici puisqu’elle n’accompagne pas seulement les habitants de la colline titulaire, mais aussi les officiers de l’UPP (Unité de Police Pacificatrice) qui y patrouillent, se contentant exclusivement à l’écran de procéder à des fouilles aléatoires sur de jeunes flâneurs et à « anticiper » les plaintes pour bruit excessif. Comme dans l’excellent Behave, qu’elle transcende ici grâce à une direction photo somptueuse qui lui permet de débusquer toute la beauté des favelas labyrinthiques que sa caméra arpente si adroitement et une complexification discursive pourvue par la scission du point de vue, Ramos fait preuve d’une neutralité salutaire dans la représentation de ses sujets. Il incombe alors au montage de souligner la bêtise et l’inefficacité de l’establishment policier, qui au-delà des intentions nobles de ses représentants diégétiques, est colporteur de valeurs vétustes et de méthodes ridicules visant à endiguer le crime. On s’amuse ainsi fermement des dires sexistes des hauts gradés (qui tour à tour exaltent le pouvoir phallique des armes à feu et l’empathie « naturelle » des femmes) et des interventions stériles de l’escouade UPP auprès des résidents locaux (dont ils font mécaniquement les poches à la recherche de drogues élusives). On s’amuse moins de leur legs pernicieux auprès d’enfants impressionnables, qui lors d’une introduction majestueuse et horrible, s’amusent à les émuler avec des pistolets de papier. « Où as-tu caché la came, petite merde », demande en essence l’un d’entre eux à son camarade agenouillé dans la crasse d’une pièce délabrée aux murs décrépits. C’est la réalité sociale des lieux qui point alors, et dont la réalisatrice s’évertuera ensuite à dévoiler les tenants, par-delà le travail inutile des agents « de la paix ». Car parallèlement à l’échec des institutions légales, il y a le vécu doux-amer des pauvres, qui comme dans Behave constitue le point focal de la présente œuvre. C’est donc avec un intérêt beaucoup moins cynique que nous découvrons le quotidien de la jeune Brulaine, de ses amours de fortune et de sa vie de famille, mais aussi celui du gentil Orlando, le postier et maillon fort de la communauté, une figure ambulante et sublime qui non seulement constitue un objet scénique sans pareil, mais aussi un emblème lumineux dans un univers tenaillé par les ténèbres. C’est la boussole de l’objectif à travers les dédales de rues qu’arpente la caméra à sa suite, mais c’est aussi la boussole d’une populace abandonnée à elle-même, fer de lance de nombreuses initiatives locales (l’entraînement thérapeutique des filles au football et la collecte de détritus à flanc de colline), la preuve, bref, que c’est du sein même de la communauté que doivent émaner les changements nécessaires pour assurer son évolution, et non dans les politiques stériles d’organismes comptables, pour qui la Criminalité est moins une réalité qu’une statistique. (Olivier Thibodeau)

 

PREMIÈRES SOLITUDES
Claire Simon  |  France  |  2018  |  100 minutes  |  Présentations spéciales

Dans le film de Claire Simon, ce sont les dialogues, qui sous le sceau du naturel et du vrai, éclosent comme une mise en bouche révélant plusieurs saveurs. Emplies d’une douce fraîcheur et d’une exaltation joviale particulière à la jeunesse, les discussions des adolescents âgés de 16 à 18 ans, du lycée d’Ivry-sur-Seine de la banlieue parisienne, nous renvoient à nos propres questionnements face à la vie et à l’avenir. Dans le cadre d’un exercice de pratique créative, la classe de cinéma du lycée réalise un court métrage avec Claire Simon. La rencontre entre celle-ci et les élèves se révèle si fructueuse qu’elle provoque le développement d’un projet de plus grande envergure. Qui sont ces jeunes ? Comment les faire parler ? Dès le départ, le thème de la solitude a paru un choix judicieux pour la réalisatrice : « Je suis beaucoup plus âgée que vous mais j’ai une expérience de la solitude, vous aussi, donc on peut partir de ça. » Elle poursuit à l'attention du spectateur : « La solitude faisait de nous des égaux. Quand je disais "solitude", j’avais en tête les terribles passions de l’amitié. Or dès que j’ai commencé à tourner, la première élève a tout de suite parlé de ses parents »L’approche quant à elle est simple et ludique. La réalisatrice a formé des groupes de 2 ou 3 élèves selon leurs affinités, et leur a demandé de se livrer au dialogue, de se prendre au jeu de l’écoute et ainsi apprendre à mieux se connaître. De là, jeunes garçons et jeunes filles racontent leur histoire de solitude, un père absent, des parents peu impliqués dans la vie de leurs enfants, une situation de divorce, une autonomie et une débrouillardise imposées, une complicité avec ses sœurs, tout un tas d’histoires, uniques, et qui se croisent dans une trajectoire commune. Qu’ils se sentent mal dans leur corps, ne se voient pas vivre sans leur bien-aimé, rêvent un jour d’avoir des enfants, tous se sont sentis seuls que ce soit en amour, en famille, en amitié, à l’école, de façon quotidienne ou sporadiquement. Avec une bravoure exemplaire, un élan quasiment aérien et une foi inébranlable dans ce que procure la vie, ils tâtonnent dans l’inconnu, observent, se comparent et se réconfortent. Et c’est beau. Foisonnant de moments délicats, touchants, poignants, les réalités des uns se confrontent à celles des autres, et par là même exhortent au partage et à la compassion. Les silences, les pleurs, les conseils, les rires fusent de tous bords, créant un espace propice à la confidence, à l’humilité. Que ce soit dans la cour de l’école, adossés à un mur, en dévalant les escaliers, au-dessus du vide, ou dans le bus, tous se prêtent si merveilleusement bien à cet exercice, qu’ils nous font goûter à leurs craintes, leurs espoirs, leurs aspirations, leur existence, avec une sensibilité et une humanité très inspirantes. (Claire-Amélie Martinant)

 

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Premières armes de Jean François Caissy

1ère PARTIE
(Becoming Animal, Behave, Hill of Pleasure, Premières solitudes)

2ème PARTIE
(Les Coasters, Des histoires inventées, Extinction, Yours in Sisterhood)

Les âmes mortes de Wang Bing

 The Big House de Kazuhiro Soda

3ème PARTIE
(A Little Wisdom, Beautiful Things, Biidaaban : Première lueur,
Closing Time, Empty Metal, Hale County This Morning, This Evening)

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Article publié le 13 novembre 2018.
 

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