DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rotterdam 2025 : Partie 3

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Rock Films Studio

ON THIS LAND
Renata Dzhalo  |  Russie  |  2024  |  98 minutes  |  Bright Future

À l’image des meilleurs films de cette édition du Festival de Rotterdam, On This Land s’ancre dans une réflexion sur la focalisation du récit qui se dévoile dès son premier plan. Qui raconte ? Pour qui ? À partir d’où ? Sous quelles contraintes ? Alimenté par quels espoirs ? Le premier plan de fiction de la jeune réalisatrice expérimentale russo-bissau-guinéenne Renata Dzhalo fait montre au départ de restreindre la population paysanne d’un village russe du 18e siècle à l’état de personnes soumises au cadre et au paysage. Un groupe trace une oblique à travers le cadre, tranquillement, à la suite d’un prêtre qui ouvre le cortège, alors que des enfants s’en échappent pour mieux se rapprocher de l’avant-plan. La caméra, encore immobile, placée loin dans un plan de grand ensemble, reporte son regard sur le village filmé dans une perspective réductrice, quasi orthogonale, comme si nous voyions une carte, un schéma communautaire se dessiner sous nos yeux. Donc, la caméra suit les jeunes, se posant éventuellement sur la pointe du toit d’un bâtiment, où le fou du village agite des ailes peu convaincantes de bois et de tissu. Quand bien même le fou essaiera de voler tout au long de cette exploration de la terre paysanne d’On This Land, toujours quelqu’un se trouvera là pour veiller sur lui, l’empêcher de se tuer dans son rêve d’être Icare. Le premier plan, un peu comme celui de L’arbre de l’authenticité, faisait craindre une vision réductrice et entomologiste de la communauté, alors qu’en refusant la coupe au montage entre le groupe et l’illuminé, on comprendra que Dzhalo souhaite aborder le parallélisme des groupes et des individus. Un sujet important, il va sans dire, et duquel on devrait avoir envie d’entendre parler de la part de cette cinématographie russe forcément plus enclavée aujourd’hui qu’elle ne l’a déjà été.

D’ailleurs, si la longueur du plan en question rappelle le cinéma de Tarkovski, il faut dire que le film de Dzhalo s’en éloigne rapidement dans sa manière de dissiper la narration à travers un point de vue profondément collectiviste. Oui, le fou ailé reviendra ponctuellement, oui, une jeune adolescente sera accusée d’avoir absorbé l’énergie vitale de sa sœur, mais ces histoires servent surtout à activer un récit d’ensemble qui compte bien davantage dans ce qu’il nous permet de percevoir dans cette communauté bientôt prise sous tutelle par de vicieux bourgeois, arrivant pile à la moitié du métrage. Épiés par une caméra qui commence à se positionner derrière des portes et des fenêtres pour créer des plans d’observations en surcadre, on saisit bien qu’il s’agit d’un récit qui cherche le grand écart entre les abus mondains de quelques oligarques inatteignables et une société qui survit par son âme de groupe, dans des conversations de chaumières, où les femmes cuisinent, préparent les costumes traditionnels et se parlent sincèrement, à l’abri de la lumière du jour et de l’autorité qu’on filme avec une gêne éloquente. On this land, sur cette terre, « c’est comme ça que l’on résiste », croirait-on entendre la cinéaste à l’avenir bien plus que prometteur, en veillant en cachette à ce que nos proches ne deviennent pas les jouets des puissants. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Non-Aligned Films / Katunga / et al.

WIND, TALK TO ME
Stefan Djordjevic  |  Serbie  |  2025  |  100 minutes  |  Tiger Competition

Le réalisateur Stefan Djordjevic planifiait depuis un moment de tourner un documentaire sur sa mère malade quand la mort l’a emportée plus vite que prévu. Avec quelques segments déjà filmés, le cinéaste s’est tourné vers sa famille afin de les mettre en scène dans une fiction réparatrice alors qu’elle se réunit pour le 80e anniversaire de leur grand-mère. Les plans comme les interprètes s’inscrivent dans un naturalisme impressionnant de vérité, où les lourdeurs, les légèretés, s’affichent avec une sincérité moins intéressée par une quelconque subtilité auteuriste et esthétisante que par la recherche de réconfort. Les « personnages » n’ont pas l’air de « jouer pour », et présentent diverses manières de traverser le deuil qui nous renseignent au passage sur l’histoire, la structure de cette famille.

En même temps, cela veut dire que le film se réfléchit constamment, ce qui pourrait sans doute grafigner ses moments précieux, montrer le dispositif, spectaculariser le deuil qui, ici comme dans la vie, demeure quand même une façon de mettre en scène la perte et de laisser notre peine s’exprimer à travers lui.

C’est là que l’on comprend qu’en assumant la réalisation d’une fiction plutôt que d’un documentaire, Djordjevic reste dans le soin de sa famille filmée, qu’il encourage chez elle autant des instants de purge que de réconciliation que le cinéma peut organiser en une sorte de catharsis, et que pour une rare fois dans un film sur la famille, tout le monde se joue pour se guérir et pour aider l’autre à y parvenir à son tour. Le cercle vertueux n’est pas non plus sans une réelle poésie puisque Djordjevic s’avère bien plus qu’un efficace metteur en scène. En imaginant chaque cadre comme une unité où se rencontrent et s’ignorent des corps, la récurrence des plans longs (mais pas nécessairement lents) laisse entendre un découpage minimal, un contrôle bien en retrait. Là encore, le dispositif se fait voir, mais surtout pour révéler le sens de l’humanité dont fait preuve le film.

Le seul fil narratif véritablement fictionnel, un chien que Djordjevic heurte en voiture dans les premiers moments de son séjour et dont il prendra soin, sert finalement d’allégorie à la fois à l’œuvre et à sa démarche. En appliquant méticuleusement du miel sur sa blessure ouverte pour la réparer, Djordjevic panse ponctuellement l’animal tantôt méfiant, tantôt fidèle. Les deux s’accompagnent, se guérissent dans une série de saynètes qui nous font traverser la réunion familiale le cœur serré mais l’esprit clarifié par la méthodologie sous-jacente. Et toujours, dans la proximité distante des sentiments que le cinéaste nous propose où chaque « moment » est quasiment vécu comme une expérience d’interprétation thérapeutique, ou un peu de miel remis sur la plaie, toujours persiste dans l’air cette présence absente de la mère qui voulait que son fils se souvienne d’écouter le vent, une présence qui, par les recoins documentaires du cadre, n’est d’ailleurs plus de l’ordre de la fiction mais de la mémoire qui se fixe dans l’image. En cela, la leçon du vent semble apprise, dans cet espace éloquent qui se dresse entre les acteur·rice·s familiaux·iale·s, durant leurs hésitations jouées devant la caméra, qui trouve toutes les manières de recueillir la marque de leur émotion. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. BAD PAINTER Inc.

BAD PAINTER
Albert Oehlen  |  Allemagne / États-Unis  |  2025  |  80 minutes  |  Big Screen Competition

Le film tout désigné pour ceux et celles qui ont envie de voir Udo Kier tourner en roue libre dans le rôle du peintre néo-expressionniste Albert Oehlen, debout à barioler un canevas pendant cinq minutes dans sa grande cour de Los Angeles tandis qu’il explique sa démarche d’idiot-savant à une réalisatrice qui, en voix off, méprise secrètement son travail. Étrangement, c’est Oehlen lui-même qui dirige le film, livrant pour l’occasion une parodie complaisante, hystérique et souvent hilarante de lui-même, mais plus largement du monde hypocrite de l’art contemporain. La mise en abîme de la mise en scène, avec la présence d’une cinéaste qui tourne une docufiction sur le célèbre artiste, n’est pas tant précieuse pour sa perspicacité que pour son potentiel comique, justifiant d’amusants raccords sur des entrevues menées auprès de ses assistants éprouvés, mais aussi de constantes discordances entre la vision de l’art entretenue par la réalisatrice et son sujet, nourrissant ainsi la satire d’un univers où l’on déteste en cachette les personnes qu’on encense.

C’est surtout l’occasion de mettre et de remettre en scène Kier dans moult situations loufoques, bref de lui donner un premier rôle à la hauteur de sa folie. Qu’il soit en train de peindre ou de passer en revue les palettes sur mesure apportées par son assistant, de claquer furtivement ses collègues dans leur hall d’entrée, de méditer sur sa jeunesse dans un arbre ou de danser dans un complet taché de peinture  «Attention! N’y touche pas! C’est une œuvre d’art!»  le vieux routier crève l’écran. Oehlen semble d’ailleurs plus intéressé à dérouler le tapis rouge pour son acteur qu’à parler de lui-même ou à révéler quelque vérité nouvelle à propos de son milieu qui ne fasse pas déjà partie d’un certain imaginaire populaire. La métaphore des yeux, qu’on retrouve dans les verres de vin et pendouillant au bout des orbites des personnages, n’est pas non plus très probante. Heureusement, on la met au service de caricatures savoureuses, des collectionneurs ignares qui s’extasient devant la plus récente horreur du peintre ou de ses amis artistes, qui croient qu’une œuvre doit être réalisée en une fraction de seconde à l’aide d’un grand maillet. «I have pain when I paint», dit le personnage d’Oehlen pour justifier les attaques soudaines qu’il lance contre ses semblables. « That’s the origin of the word.» Or, c’est pour ce genre de répliques qu’on voudra voir le film, pour admirer Kier en artiste suffisant capable des pires jeux de mots. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Karl Lemieux

UNEARTHED
Karl Lemieux  |  Québec  |  2024  |  9 minutes  |  Short & Mid-length (Programme Fine Grain)

Lancé lors de la dernière édition du FIFA, Unearthed recevait en février sa première internationale à Rotterdam, dans une forme abâtardie, hors foyer, comme le film précédent d’ailleurs, le Skeyesee (2025) de Jimmy Schaus, présenté en première mondiale, mais dont la qualité de la projection laissait tellement à désirer qu’il a fallu essayer deux fois, puis se résigner à montrer le DCP, manipulation laborieuse qui a dévoré tout le temps dédié aux questions-réponses avec les cinéastes. Je retiens donc de mon expérience le fait d’avoir vu Unearthed sans exactement l’avoir vu, dans une version qui ne lui rendait pas justice, victime d’un ratage symptomatique des limites de la mémoire (cinématographique ou autre) à une ère d’amnésie collective et de compressions éhontées. Le titre du film prend alors un deuxième sens, soit celui d’une œuvre excavée d’une époque matérialiste révolue, tandis qu’en fait, il réfère au processus d’enfouissement de la pellicule utilisé pour provoquer des lésions visibles à l’écran, des cicatrices en quelque sorte.

Commandé dans le cadre du projet Dark Ecology commissarié par Sonic Arts et Hilde Methi, fait d’images tournées lors d’une résidence à Nikel, Zapolyarny et Prirechnyi dans la Russie arctique, soit l’un des endroits les plus pollués au monde, le film ne fait pas de doutes quant aux intentions du cinéaste, qui en faisant défiler des images urbaines aux accents fantomatiques, souillées par le processus d’enterrement, corrodées par des acides, évoque une sorte d’apocalypse environnementale. Les émulsions forment des excroissances d’apparence fongique, maladive sur les parois d’immeubles, qu’on dirait infectées ; elles lèchent les contours des gens et des édifices, finissant même par les engloutir, les irradier, les dévorer dans un ballet d’allure dantesque. C’est la désintégration de la matière, du celluloïd, mais aussi de nos villes et de nos personnes, au gré d’une promenade touristique qui s’apparente à un voyage dans l’Hadès. Le film se termine d’ailleurs par un plan assez astucieux sur une ouverture pratiquée dans le mur d’une usine qui trône sinistrement comme un portail vers l’enfer, et qui nous happe vers des images bariolées qui rappellent une sorte de magma primordial. Gare à l’apocalypse environnementale, mais aussi à l’apocalypse culturelle… (Olivier Thibodeau)

 


prod. neuzeit Filmagentur

THE SHIPWRECKED TRIPTYCH
Deniz Eroglu  |  Allemagne / Pays-Bas / Danemark  |  2025  |  90 minutes  |  Bright Future

Deniz Eroglu est un artiste visuel, et ça paraît, ne serait-ce que dans le travail esthétique minutieux qu’il effectue au niveau des images, de la mise à profit de la texture argentique et de la fidélité au style de cinéma respectif auquel réfère chacun des chapitres du triptyque. L’art subtil de développer la tension, que l’œuvre accomplit à merveille, se situe donc beaucoup dans la conception visuelle, dans l’ambiance anxiogène que développe le cinéaste pour chacun des lieux hantés qu’il nous fait visiter, tout autant que dans les personnages mémorables qui les habitent.

La première partie se déroule dans une résidence pour personnes âgées à la vieille du Nouvel An, alors que les employés préparent les bacchanales d’usage, mais au détriment de leurs pauvres résident·e·s, qu’ils mettent vite au lit avec un biscuit dans le ventre pour mieux pouvoir s’abandonner à des boustifailles célébratoires. Tourné à la manière d’un film des années 1970, avec une Arriflex d’époque, cet épisode repose sur une angoisse diffuse ancrée dans le pittoresque fantomatique des lieux, où l’on oppose le monde décadent des préposés, qui se gavent de coke, de vin, et de victuailles au look vieilli (pommes de terre en purée gluante, caviar et anguille grillée) au monde solitaire des pensionnaires, particulièrement celui d’une vieille femme confuse qui aurait mérité qu’on la surveille de plus près.

Le second épisode épouse une facture plus typique des années 1980, osant pour l’occasion l’impardonnable, soit le transfert VHS d’un film tourné en 35 mm. Le résultat est horrible, nébuleux, mais nous rappelle d’autant plus le cinéma de club vidéo de notre enfance, surtout que la pauvreté de la production, avec son lieu unique, semble tout à fait adaptée. Eroglu est d’ailleurs parfaitement conscient de ce qu’il fait, jouant de manière délibérée avec l’effet, cadrant un affreux antagoniste qui paraît d’autant plus affreux dans les circonstances, au sein d’un récit d’invasion domiciliaire aux accents politiques qui met en scène un étranger suspect qui se fait passer pour un agent municipal auprès d’une famille d’immigrant·e·s congolais·e·s. Le ton est léger, le personnage est loufoque, mais un air de menace persiste, les gros plans sur le râteau stimulent notre imagination, le tout évoquant de manière ludique l’ambiance suffocante de Funny Games (1997).

Puis, l’on se rend dans l’Allemagne médiévale pour le troisième épisode, qui s’apparente à un film de folk horror de l’époque muette, tourné sur pellicule extra-granuleuse. C’est une histoire de foi, une cristallisation de la peur d’un univers druidique, de la sexualité et de la forêt, qui se referme sur le protagoniste comme un voile de ténèbres, avec ses arbres ondulants et ses satyres lumineux — la danse psychédélique qui clôt le récit reste à voir, surtout qu’elle contraste de manière assez flagrante avec le prosaïsme des images précédentes. Encore une fois, tout est question d’atmosphère, les inquiétantes sonorités industrielles ou les silences venteux qui résonnent sur la bande sonore complémentant pour l’occasion les contrastes clairs-obscurs et l’iconographie monstrueuse qui en ce lieu paraît irréelle. Clairement, The Shipwrecked Triptych est un travail d’amour, un labeur de cinq ans aux multiples influences esthétiques et narratives, de Gombrowicz à Haneke en passant par Fassbinder, mais il s’agit surtout d’une fascinante petite histoire du cinéma d’horreur, que ne voudront pas manquer les amateur·ice·s blasé·e·s du genre. (Olivier Thibodeau)

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Article publié le 6 février 2025.
 

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