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Animation et expérimentation
Du côté du cinéma d’animation, on retiendra cinq films marquants. Le premier, Happy End de Jan Saska (ci-haut), joue à la fois sur un mode majeur dans sa construction narrative brillante qui reprend le jeu du Memento de Christopher Nolan avec la prévisibilité en moins ; et dans un mode mineur avec sa ligne épurée et ses formes rebondissantes. À première vue inoffensif, Happy End est parfaitement coincé entre un début tristounet et une fin heureuse, montrant, d’accidents en curieux dénouements, le trajet d’un homme qui était cadavre et qui est revenu à la vie par la magie même du montage et de la structure narrative, faisant pour une fois de ce stratagème de formaliste une véritable force de vie et donc de cinéma.
Le second, Call of Cuteness de Brenda Lien, profondément troublant dans sa récupération iconographique de l’industrie du chat mignon qui a fleurie grâce à YouTube, énonce un jugement sans appel à l’égard de cette mise en scène des animaux, les plaçant comme les victimes des Hommes prêts à tout pour rendre leur image profitable. Film de métamorphoses et de morceaux de vitraux qui volent en éclats, Call of Cuteness est un vrai film punk, strident, un monstre chimérique de tapage visuel qui sait réveiller son festivalier entre deux propositions plus sages. Poussant aussi loin son animation sans compromis, Pussy, de Renata Gasiorowska, met en scène une jeune femme qui, par un autre de ces soirs pénibles, s’allume un joint et se cale pour se masturber. Problème : aussitôt l’escalade du plaisir entamé, le sexe de la femme lui échappe et se sauve par la porte. Petite bête à tête clitoridienne, elle devient un monstre, vagina dentata qui s’en prend aux voisins et qui plonge la femme dans une quête sexuelle littérale, portée par un trait tremblotant, avec des feutres qui donnent à Pussy une texture graphique absolument attachante.
Et puis il y a les incontournables de la production locale, Une tête disparait de Franck Dion, Vaysha, l’aveugle de Theodore Ushev et Oscar de Marie-Josée Saint-Pierre. Dans le film de Dion, une vieille mère tient sa tête sous son bras et fuit une femme qui la poursuit à travers une gare et un train. Drôle et bizarre, sorte d’idée de Tim Burton en moins gothique et plus empathique, Une tête disparait devient un film sur la vieillesse et la mémoire qui fuit, transformant bellement sa prémisse de conte absurde en une touchante allégorie. Quant à Ushev, avec ce sublime Vaysha, l’aveugle que nous n’avons presque plus besoin de présenter (il était nommé pour l’Oscar du meilleur court métrage d’animation il y a quelques semaines), il s’inscrit dans la digne continuité de son œuvre avec cette fois une nette préférence pour le récit aux allures folklorique, plus structuré, plus écrit (déjà une voix off le couvre le bout en bout) que ce que Ushev a déjà réalisé.
:: Vaysha, l'aveugle (Theodore Ushev, 2016)
On y raconte l’irréconciliable vision scindée de Vaysha, dont l’œil gauche ne voit que le passé et le droit que le futur, la rendant totalement aveugle au présent. Forcée, lorsqu’elle prendra la décision de se départir de l’un deux, de choisir ce qu’elle voudrait garder d’entre les souvenirs et l’avenir, Vaysha incarne le paradoxe de la subjectivité qui expérimente mais qui ne peut possiblement rapporter toute la richesse de l’instant présent. Ushev, peut-être un tantinet plus didactique qu’à l’habitude, scinde son cadre en deux, donnant à voir ces deux dimensions temporelles dont le futur nous plonge dans la révolution et la guerre politique alors que le passé, nostalgique, figé, ne parvient pas à être aussi intéressant que l’abîme du devenir qu’il dessine.
Il faudra toutefois lui pardonner ce léger déséquilibre — qui a dit que le cinéma devait être équilibré ? —, car il décale le dispositif narratif de Vaysha pour en faire un film sur l’incertitude d’un avenir qui ne rejoint jamais la certitude de son passé. Fasciné par l’éphémère de la projection et de l’image fuyante de l’animation, le cinéaste termine, assez brillamment, en transformant son film en une métaphore du cinéma lui-même, pris comme récepteur d’un présent immobilisé, toujours coincé entre l’avant et l’après d’une projection, projection qui permet d’aligner le temps de la vie dans le film au temps de la vie de son spectateur. À ces deux noirceurs aveugles, Ushev répond pour le cinéma : voir un film, c’est synchroniser notre temps à celui de l’écran.
Du côté de Marie-Josée Saint-Pierre, la cinéaste du magnifique Jutra (2013) revient avec un film sur le jazzman montréalais Oscar Peterson. Si, mis côte à côte avec sa précédente hagiographie d’un pilier culturel, Oscar esquisse par moments l’idée d’une formule qu’on aurait simplement reportée sur un nouveau sujet, la grande maîtrise de la cinéaste et la somme des matériaux d’archive proposés dissipent rapidement toute mauvaise foi. On y relate donc le parcours en fusée de Peterson, pianiste surdoué du sud-ouest de la ville qui est repéré par un agent, embrigadé ensuite pour se produire au Carnegie Hall et y côtoyer les autres grands de son époque. Face au talent du musicien, Saint-Pierre s’incline, lui laisse la parole et les notes de son film pour y raconter au fond une histoire très personnelle, celle de son attachement à sa famille et à sa femme qui se détériore au fil de ses succès. Aux regrets confiés par Peterson se mêle ainsi sa relation avec Montréal et le Québec, documents officiels à l’appui (les papiers du divorce), donnant à Oscar la possibilité de rattacher pour de bon à la culture locale une icône internationale. En se gardant aussi, grâce à la nostalgie partagée par le pianiste, de toute forme de réappropriation culturelle, Saint-Pierre confirme une fois de plus l’acuité de son montage et de la sélection des éléments d’archive, la rendant capable en peu de temps de transposer à l'écran une humanité de contradictions et d’élans géniaux.
Films à gag(s) et à punch(s)
Ensuite, il y a tous ces films ludiques, sortes de gags à chute qui devraient convaincre les sceptiques de s’intéresser au monde des courts métrages, ne serait-ce que pour le plaisir d’une anecdote garantie. Laine sur le dos de Lotfi Achour a un quelque chose d’exemplaire, dans son ambition, son rythme, son écriture du gag, qui en a fait l’un des films les plus mémorables de la compétition. Un vieux père et son jeune fils se dirigent vers la ville pour vendre des moutons en prévision de l’Aïd, puis deux flics les arrêtent pour un contrôle qui s'avérera interminable. Papiers d’identité, phare défectueux, bête inspectée, un soupçon en entraîne un autre sous le couvert de la corruption des policiers qui ne cherchent en fait qu’à extorquer le pauvre homme. Lui qui était de bonne volonté et qui leur donnera même sa plus belle bête pour éviter les embrouilles se verra enfin forcé de la racheter, toute cette suite d’abus de pouvoir comiques aboutissant en fait à une extorsion pure et simple. En faisant faire le grand détour bureaucratique à ses personnages le temps d’une contravention, Achour attise la rigolade et la critique d’un même geste, fondamentalement puissant, qui met Laine sur le dos dans une catégorie à part, celle d’un cinéma de la caricature comme il s’en fait bien peu.
Bargain, de Lee Chung-Hyun, nous rappelle ensuite que le cinéma de genre coréen est, dès le berceau, une créature à part. Voltige technique par cet unique plan-séquence habilement exécuté, tabous abordés de front avec cette histoire d’écolière-escorte qui charme un client dans une chambre d’hôtel, retournement de situation final où celui qu’on croyait prédateur devient proie, Bargain jongle avec des extrêmes et s’en amuse. On ne le retiendra toutefois pas pour sa chute dramatique un peu trop soulignée, mais surtout pour les performances de ses deux comédiens principaux (dont on ne retrouve malheureusement la trace nulle part sur les internets), confinés dans la première moitié du film à un plan fixe qui leur permet de pleinement faire valoir leur talent dans un flirt captivant. Quant à lui, Le Plombier (ci-haut) de Méryl Fortunat-Rossi et Xavier Seron (qu’on avait découvert et rencontré lors du dernier Festival du nouveau cinéma pour son Je me tue à le dire) s’empiffre un peu trop de son propre humour de badaud et s’essouffle avant d’arriver à son dernier tiers — le plus intéressant. N’empêche que cette histoire de doubleurs de film porno n’est pas sans intérêt, avec son jeu sur les accents (le mâle un peu minable est Flamand et dit pouvoir imiter l’accent parisien) et son travail des bruitages (bruits flasques, mouillés, violents). Le Plombier réussit même à caractériser des personnages fortement attachants qu’on aimerait retrouver dans un autre projet... un projet où le récit de ces gens pourtant si humains se cacherait moins derrière ses effets. Troisième film (et non des moindres) à graviter autour d’une verge, Halko de Teemu Nikki est une bonne joke de tournage montée en film. On y rejoint un acteur dans sa roulotte, tout juste avant une scène de nu qu’il n’avait pas prévue. Le hic, c’est qu’il refuse strictement de se montrer le membre sous prétexte que ce dernier est bien trop massif ; il faut le comprendre, pauvre acteur de télévision qui a toujours rêvé de percer l’industrie du long, il ne voudrait pas, par son premier rôle, qu’on lui colle à la peau l’image de sa longueur à lui. On demande alors à un assistant de prod’ d’être sa doublure et celui-ci refuse parce qu’il n’en a pas de suffisamment imposant. Le litige sera enfin réglé à l’ancienne, dans un concours arbitré par la réalisatrice, la maquilleuse et la scripte. Un court métrage avec un sens aguerri du timing comique, probablement inspiré par la réception populaire de Shame.
:: Kommitten (Gunhild Enger et Jenni Toivoniemi, 2016)
Three-Country Cairn, c’est le point de rencontre entre la Suède, la Norvège et la Finlande. Et dans Kommitten, la Norvégienne Gunhild Enger et la Finnoise Jenni Toivoniemi prennent cette triple frontière pour en faire le théâtre d’une comédie originale, qui croise les différences culturelles des trois grands pays du nord de l’Europe dans le dédale d’une délibération bureaucratique où tous les représentants des organismes subventionnaires devront s’entendre sur la nature du monument qui doit être construit sur ce site. Satire prenant l'allure d’un dialogue de sourds, Kommitten joue bien de cet humour à double tranchant, dirigé à la fois vers la rivalité qui distingue ces nations ainsi que vers une normalisation de la culture subventionnée qui n’est certainement pas sans rappeler celle du Québec.
Plus traditionnel dans sa forme et son sujet en ce qu’il rappelle immédiatement le cinéma satirique d’Europe de l’Est, Na Cerveno du Bulgare Toma Waszarow s’est avéré être l’un des films les plus attachants du festival. Centré sur un chauffeur d’autobus (bien plus vieux et abattu que Paterson) qui vit toujours dans une rectitude qu’on imagine héritée de l’ère communiste, il travaille dans un petit village doté d’un seul feu de circulation et s’arrête devant celui-ci lorsqu’il passe au rouge. Le hic, cette fois-là, c’est que le feu ne dérougit pas ; les passagers, jeunes sur leurs téléphones comme vieux plus grincheux, se pressent pour demander au chauffeur de poursuivre sa route, d’autant plus qu’en employé rigoureux qu’il est, il refuse catégoriquement d’ouvrir sa porte entre deux arrêts (décidément une directive sans frontières). La panique, la colère, la surprise, tout anime le petit microcosme du bus qui devient la scène de nombreuses oppositions (générationnelles, sociales, morales) tendues dans le dos de cet attachant chauffeur.
Une poignée de documentaires
Si l'on avait à pointer une facette de la programmation de Regard qui soit plus maigre que les autres, c’est celle du documentaire qui serait visée, d’abord parce qu’elle est discrète, mais aussi parce que ses films aux sujets intriguants prennent souvent trop peu de risques pour éveiller autre chose qu’une curiosité passagère. Dans la cour de Vivianne Gauthier de Marie-Claude Fournier entre dans cette catégorie de films tout à fait regardables (et même plus) mais dont la l'esthétique léchée sans réelle proximité avec son sujet nous en éloigne constamment. Suivant le parcours d’une Haïtienne célèbre, professeure de danse de 98 ans qui fait son métier depuis plus de sept décennies, le film de Fournier épouse les mouvements de la troupe et parcourt la vieille maison de la dame dans un style propre, qui capte bien la texture et la lumière des lieux. Probablement trop court pour émouvoir autant que son sujet, le cœur de Dans la cour de Vivianne Gauthier se ratatine en échouant à nous faire ressentir la longévité impressionnante de la professeure qui méritait une approche moins expéditive.
Déjà plus conséquent dans sa démarche, Rakijada (ci-haut) du Serbe Nikola Ilic nous convie au village des irréductibles de Pranjani où l’on retrouve encore de nombreux Chetniks, ces patriotes de la Seconde Guerre mondiale qui ont toujours tenu l’envahisseur loin de leurs terres agricoles. La particularité du lieu, c’est qu’on y retrouve une boisson bien typique, la Rakija, sorte de moonshine pour ceux encore plus vrais que « les vrais », que les grandes tablées du village aiment s’enfiler à répétition une fois l’an dans un grand concours de beuverie. La caméra d’Ilic prend visiblement un plaisir affectueux à filmer ces gaillards à la pense immense, bons vivants par excellence (croirait-on), qui ne reculent devant aucun verre ni tresse de saucisse. Là où Rakijada surprend agréablement (car un documentaire sur le pittoresque court toujours le danger d’être confiné au tourisme), c’est par l’inclusion d’un témoignage dissonant, celui d’un homme qui a dû trouver du travail à l’extérieur du village et où chaque retour au bercail le confronte un peu plus à la réalité des lieux. Chômage au plafond, désinvestissement total de la communauté envers ses services essentiels, le portrait qu’on découvre par cet intervenant est des plus désespérés. Toujours de bon goût dans l’utilisation de ce contre-témoignage, le film prend ainsi le soin d’alterner entre ces critiques et les scènes festives afin d’éviter toute dialectique moraliste et de préserver l’ambivalence naturelle de son sujet.
Tout à l’opposé de cet équilibre préservé, Miss Holocaust de Michalina Musielak présente un concours de beauté et d’élégance organisé en Israël pour des survivantes de la Shoah. Jusqu’ici tout va bien, surtout que les dames en question sont rieuses et touchantes, inquiètes de l’agencement de leur maquillage et de leur robe, puis parfois timides de prendre la parole devant un auditoire qui semble visiblement peu attentif à leur présence. Dans cette ambiance de fête communale, les femmes défilent en effet sous les yeux indifférents d’un public que la cinéaste ne sait pas trop comment filmer, hésitant entre la vilipende (qu’on saisit grâce à un montage sonore qui pointe ces bruits ambiants) et la mise en valeur de ces femmes. Or Musielak tergiverse, nous amenant à nous questionner pourquoi, au fond, elle est allée filmer un sujet si précieux, et pourquoi, face à une telle dissociation entre la parade et le public, elle n’a pas su dégager de son contexte le sujet réel du film qui concerne finalement davantage ce public que les gens qu’ils sont venus regarder défiler.
Enfin, le meilleur documentaire du festival et certainement un de ses meilleurs films, Une autre de Nils Caneele (récipiendaire du premier Prix FIPRESCI donné dans le cadre de Regard), nous invite dans les entrailles de Montréal à suivre un homme de 40 ans qui a à peu près tout perdu et qu’on retrouve à vivre dans le garde-robe d’un restaurant pour qui il installe et nettoie la terrasse chaque matin. Consommateur de crack et vendeur, il confie à la caméra de Caneele les bouts les plus difficiles de sa vie dans des segments entrecoupés par ses errances urbaines. On y découvre un quotidien qui n’est pas sans rêve mais dont la précarité extrême nous ramène à une forme de désespoir contenu, sans misérabilisme, qui permet au sujet de Caneele de préserver sa dignité sans jamais qu’elle ne soit maltraitée par ce paternalisme bon enfant qui frappe pratiquement tout ce qui se fait sur le sujet (pensons à l’Autrui terrible de Micheline Lanctôt). Une autre, au contraire, émeut, plante son spectateur dans un univers qu’il rend par une mise en scène agile, qui saisit diverses formes d’expérimentations de l'image comme le ralenti, la distorsion, des expérimentations qu’il manie toutefois avec parcimonie et jamais pour nous « mettre dans la peau d’un itinérant » — chose qui aurait été prétentieuse et abjecte —, mais seulement pour rendre à sa condition toute l’ampleur de son humanité. Ainsi captivé par la lueur de la flamme d’une crack pipe qui se reflète dans le fond du regard de l’homme, Caneele parvient à esquisser une beauté qui existe en dehors du droit et de la rectitude morale.
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