IN FABRIC
Peter Strickland | Royaume-Uni | 2018 | 118 minutes | Temps Ø
Disons-le d’emblée, pour tous ceux qui souhaitent désespérément poursuivre l’aventure sensorielle de Toby Jones dans l’Italie de Giancarlo Santini, In Fabric n’est pas Berberian Sound Studio (2012), et ce malgré une foule de références visuelles et narratives tout aussi savoureuses au cinéma d’horreur des années 70. Le problème, c’est que le filet de Strickland n’est plus totalement affectif et psychédélique, mais discursif également, de sorte que le film capitalise moins sur le potentiel impressionniste du cinéma pour désorienter l’auditoire que sur la subversion scénaristique de son horizon d’attente. On assiste ainsi à une démarche très différente que dans Studio, dont le soin déférent consenti au spectateur se meut presque ici en moquerie. Le réalisateur se fout maintenant de notre gueule, nous amenant vers les lieux usités du cinéma bis rien que pour nous faire bifurquer in extremis vers les vignettes carnavalesques attendues. Il use ainsi d’une méthode narrative beaucoup plus convenue, mais néanmoins très amusante, alors que les plans surdéterminés de placards grinçants et de robes ambulantes (à la façon Killer Tomatoes [1978], mais en plus esthétique) cèdent soudainement aux scènes hallucinantes de conception maculées et de rêves éveillés. L’inventivité sonore et visuelle débordante de l’auteur, source d’une poignée de séquences mémorables et d’une sensation persistante d’égarement, triomphe ainsi à peine d’un scénario éclectique qui se veut à la fois une satire du monde du travail, un film d’horreur giallesque et une comédie absurde. Or, bien que les dialogues soient très pittoresques, particulièrement ceux de la vendeuse (au discours mercantile savamment insubstantiel), des gérants de la banque (les Bobs de service) et du réparateur de laveuse (au vocabulaire technique brillamment exploité), ils collent plus ou moins bien aux besoins atmosphériques de l’œuvre, nous extirpant sporadiquement d’un maelström sensoriel où nous aurions préféré nous perdre. Son plus grand handicap réside pourtant dans le schisme qui se produit à mi-récit, alors que le réalisateur coupe court aux péripéties d’une protagoniste pourtant scrupuleusement développée et emphatique, présumée morte, au profit d’un couple volontairement fade, dont seules les futilités, gentiment appuyées ou joyeusement tarabiscotées sont chargées d’en faire des personnages, contribuant ainsi non pas à maintenir, mais à briser l’illusion sur laquelle reposait jusqu’alors l’efficacité du film. Nous sommes extirpés presque irrémédiablement de la diégèse, et malgré tout le plaisir que nous éprouverons à mirer les scènes d’horreur déjantées et les sketches délectables qui suivent, le lien est d’ores et déjà cassé et l’expérience échoue, relativement du moins, puisque le présent film ne parvient pas à nous maintenir en transe, bien malheureusement d’ailleurs, car l’univers horrifique savamment travaillé que l’auteur s’obstine à repousser en périphérie se révèle ainsi vainement envoûtant. (Olivier Thibodeau)
SHEHERAZADE
Jean-Bernard Marlin | France | 2018 | 106 minutes | Compétition internationale
Contrairement à ce que son titre nous laisse croire, Shéhérazade n’est pas le sujet du présent film, mais un simple objet, tel que prescrit par sa qualité de pute, métier qui malgré l’évolution apparente des mœurs porte toujours ici les stigmates d’une pensée phallocentrique fossile et auto-perpétuante. Elle est un objet d’échange et de regard dans une économie homosociale basée sur le trafic des femmes, un objet dont les blessures innombrables sont accessoires au dilemme moral de son homme, de son pimp, qui s’insère violemment dans sa vie pour mieux tirer avantage de son travail et, bien sûr, tomber périlleusement en amour avec elle. Le schéma narratif est classique : c’est l’histoire de la montée et de la chute d’un petit caïd, d’un très petit caïd dans le présent cas, un garçon frustré et caractériel qui se bâtit un mini-empire sur le dos de femmes dont les seules fonctions seront de lui apporter de l’argent et de lui dire ce qu’il a besoin d’entendre.
Suite à sa sortie de prison, Zach se retrouve sans toit, et décide de façon opportuniste de crécher chez Shéhérazade, qui se laisse convaincre plutôt facilement et accepte d’héberger le protagoniste dans son appartement minuscule aux murs écaillés, où elle loge avec une autre pute, trans cette fois, qu’il insulte copieusement avant de se rétracter et de lui faire la morale à propos de son fumage de crack. De simple invité de fortune, Zach passe rapidement au statut de maître de maison. D’une scène à l’autre, lors d’une coupure transparente qui semble vouloir correspondre à l’ordre naturel des choses, il est devenu riche ; il achète à sa mère, ô grand prince, une paire de lunettes fumées à 300 euros. Comment a-t-il trouvé l’argent pour ça, demande un beau-père typiquement antagoniste ? En profitant du travail de ses hôtesses, bien sûr ! Aussi abasourdissant que cela puisse paraître. Le renversement de situation est si soudain qu’il est choquant ; une seule ellipse suffit pour le transformer d’ex-tôlard à proxénète sublime, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde, comme si la domination masculine était un a priori. Malheureusement, comme c’est toujours le cas dans ce genre de film, la mobilité sociale de Zach attirera des jaloux, qui plutôt que de s’attaquer à lui, décideront de violer Shéhérazade, qui, de toute façon, n’est qu’une pute. Quel drame pour le jeune pimp, qui devra témoigner contre ses amis et avouer ses activités criminelles à une juge d’instruction, au risque de se faire défigurer en prison. Tout ça pour une simple pute, une pute qu’il aime, et dont il doit venger le viol accessoire pour qu’elle l’aime en retour. Heureusement pour lui, elle sera reconnaissante de son geste, reconnaissante au point de lâcher son métier et de devenir pâtissière, question de lui emmener de meilleurs gâteaux en prison et d’exprimer son appréciation pour l’avoir sauvée des affres de la prostitution, laquelle avait permis à son homme d’obtenir tout son statut et sa belle moto en premier lieu.
La posture macho indécrottable du film est inexcusable, et c’est dommage. C’est dommage puisque le scénario regorge de leçons potentielles à propos des femmes, que le protagoniste et l’auteur décident sciemment d’ignorer, par souci de réalisme sans doute, à l’égard du machisme marseillais qui malheureusement vient encrasser tout l’appareil dramatique du film. C’est dommage, parce que les dialogues sont assez bien écrits et défendus par de jeunes interprètes parfaitement dans le ton, intégrés à une étude de milieu mise en scène de façon nerveuse et intoxicante. Autant de qualités opératoires qui ne sauront aider à transcender les schèmes représentationnels sexistes que le film véhicule négligemment. Gagnant du prix Jean-Vigo, ex aequo avec le Couteau dans le cœur de Yann Gonzalez, aussi projeté au festival, et dont on espérera qu’il ne soit pas aussi vieux jeu dans son iconographie, malgré le potentiel énorme de dérapages que contient sa prémisse. (Olivier Thibodeau)
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Hirokazu Kore-eda | Japon | 2018 | 121 minutes | Les incontournables
C’est une magnifique fratrie, réunissant trois générations d’acteurs, que créé pour nous le réalisateur, scénariste, et monteur japonais Hirokazu Kore-eda pour son dernier film, Palme d’or au Festival de Cannes 2018, et récompensant du même fait vingt ans d’une carrière prolifique. Vivant de petits délits pour boucler les fins de mois, une drôle de maisonnée prend sous son aile une fillette d’apparence maltraitée. La famille, thème cher et récurrent au cinéaste, exploré entre autres dans Tel père, tel fils (2013), développe ici un aspect social, et vient souligner ses limites et frictions sociétales. Tel un groupuscule gauchiste, le scénario rassemble une poignée d’individus formant collectivement une famille excentrique, dont la beauté se dévoile dans les espaces exigus, la proximité physique, et la complicité des crimes. Microcosme ayant vécu l’échec au sein de leur prime famille, quidams désirant tisser un nouveau filet social, ils et elles ont désormais construit leur propre cellule familiale, dans un contexte fondamentalement radical. Une affaire de famille tend la main à ses acteurs, remarquables — dont certains sont récidivants dans la filmographie de Kore-eda —, et fait évoluer ses personnages avec une justesse déconcertante. Ensemble, le « père » Shibata Osamu (Lily Franky), le « fils » Shibata Shota (Jyo Kairi), la « mère » Shibata Nobuyo (Sakura Andô), la « (belle) — sœur » Shibata Aki (Mayu Matsuoka), la « grand-mère » Shibata Hatsue (Kirin Kiki, doyenne du cinéma japonais, actrice fétiche du cinéaste, décédée en septembre dernier, signait ici l’une de ses dernières performances d’actrice), et la « petite sœur » Hojo Juri alias « Lin » (Miyu Sasaki) instaurent une ambiance domestique, qui bien que fondamentalement marginale, nous est dépeinte comme souveraine, joyeuse et chaleureuse. Chaque scène, d’une simplicité dépouillée, documentaire, porte en elle cette magie transcendant la fiction, qui nous rappelle de quoi peut être capable le cinéma. En conférence de presse, Kore-eda avait tenu à ce sujet cette très jolie phrase : c’est « un regard comme une flèche qui s’inverse, de cette famille vers nous, pénétrant et questionneur sur ce que nous n’avons peut être pas réussi nous-même à accomplir dans notre propre famille. » Pour ce dernier encore, la désillusion et le désenchantement vécus par cette pseudo-famille ne sont pas seulement liés à son caractère délictueux, foncièrement altéré, ni à la personnalité criminelle de ses figures parentales, mais plutôt celle que tous les enfants ressentent tôt ou tard. Un processus naturel d’émancipation de la race humaine qui, dans le fait de grandir, mène la famille à sa dissolution, à son effondrement. Une affaire de famille dévoile ainsi les nuances et couleurs insoupçonnées qui irradient de cette tribu épique. Universel, aux résonances intimes, il insuffle un vent de subjectivité dans le concept et le fondement mêmes des mots famille, parentalité, lien filial, et sur ce qu’aimer veut dire. Touchant au cœur, le film raconte l’histoire de ces petites frappes qui sont unies, au-delà de la criminalité, par un lien complexe leur venant de cette famille qu’ils ont choisie, malgré — et sans oublier —, celle qu’ils ont subie. (Anne Marie Piette)
JOUR 1
(If Beale Street Could Talk, A Land Imagined)
JOUR 2
(Die Tomorrow, Killing, Sharkwater Extinction)
JOUR 3
(Ash is Purest White, Burning, Dogman, Thunder Road)
JOUR 4
(Anthropocene: The Human Epoch, Going South, The Guilty)
Le Livre d'image de Jean-Luc Godard
JOUR 5
(In Fabric, Sheherazade, Une affaire de famille)
Too Late to Die Young de Dominga Sotomayor Castillo
JOUR 6
(Birds of Passage, Drvo — The Tree, Roulez jeunesse, Sticks and Stones)
JOUR 7
(Holiday, Season of the Devil, Touch me Not)
JOUR 8
(La casa lobo, Fugue, Mishima: A Life in Four Chapters)
Entrevue avec Quentin Dupieux (Au poste!)
JOUR 9
(The Gentle Indifference of the World, Phantom Islands,
Tourism, Woman at War)
Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez
JOUR 10
(3 Faces, All Good, Hommage à Robert Todd, Lemonade, Vision)
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