DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2025 : Partie 6

Par Thomas Filteau, Alexandre Fontaine Rousseau, Mathieu Li-Goyette, Anthony Morin-Hébert et Laurence Perron

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prod. realistfilm

PRIDE & ATTITUDE (STOLZ & EIGENSINN)
Gerd Kroske  |  Allemagne  |  2025  |  113 minutes  |  Forum

Durant la réunification de l’Allemagne amorcée après la chute du mur de Berlin, plus de 100 000 femmes de l’ancienne RDA perdirent leur emploi. La transition impliquait la privatisation des entreprises et manufactures auparavant gérées par le gouvernement communiste, qui permettaient aux femmes d’occuper des postes dans le secteur industriel; mais sous le système capitaliste, leur place était à la maison, ou dans des professions jugées plus adaptées à leur délicatesse. C’est à cette période complexe que Pride and Attitude s’intéresse, ainsi qu’à l’expérience de celles qui en ont fait les frais.

Le projet débuta avec la découverte d’un documentaire de 1991 tourné par une chaîne de télévision pirate de Leibzig, qui avait immortalisé les témoignages et le quotidien de 27 ouvrières — opératrices de machinerie lourde, cheffes d’équipe, conductrices de locomotive et responsables de salle de contrôle occupant un emploi dans les secteurs minier (charbon), chimique et textile. Gerd Kroske s'occupa de faire restaurer ces archives en mauvais état puis de retrouver huit de ces femmes afin de les interviewer à nouveau et de leur montrer ces images d'une période révolue de leur vie, mais aussi de l’Allemagne. Le film s'attarde longuement à ces séquences de visionnage qui donnent à lire les bons et mauvais souvenirs sur le visage des intervenantes, et surtout leur amour profond, leur fierté pour le labeur qu'elles ont accompli ainsi qu’envers les outils et machines qu'elles manœuvraient, les lieux qu'elles occupaient et les biens qu'elles produisaient. Au gré du récit de leurs expériences, le mythe d'une RDA miséreuse s'effrite, malgré la présence d'iniquités. Le combat constant que les ouvrières devaient mener pour conserver leur place dans un milieu masculin est abordé, tout comme les difficultés qu'impliquait la conciliation entre la maternité, les tâches ménagères et l'organisation assez stricte des horaires de travail en Allemagne communiste; mais contre toute attente, elles conservent d'excellents souvenirs de leurs camarades masculins, des hommes qui les respectaient. L'amertume est surtout dirigée envers la perte des emplois, que plusieurs des personnes interviewées ne purent jamais retrouver dans un système capitaliste où le patriarcat s'est hypertrophié.

Dans le long métrage de Gerd Kroske, la rencontre du passé et du présent se manifeste de façon littérale à l'écran, qui se scinde régulièrement en deux pour former des diptyques où dialoguent les deux temporalités. Une même femme se dédouble et l'immensité des trente années qui ont passé crève l'écran, propulsée par cette ingénieuse mais simple idée de montage. Si elle est l’un des grands atouts du documentaire, elle impose aussi son grand défaut : un ratio de 2.35:1, c'est-à-dire un cadre allongé adapté à la contiguïté des deux images composant les diptyques, mais qui s'emplit d'espace négatif lorsqu'on se cantonne au présent. Seules chez elles, face à la caméra, les femmes immobiles semblent isolées dans leur maison filmée en format Panavision. Hormis ce choix esthétique pragmatique, le reste de Pride and Attitude est visuellement très simple, reprenant les codes du documentaire télé caractérisant le reportage de Canal X. La forme s'efface, laissant toute la place à ce qui importe le plus dans ce très beau film. (Anthony Morin-Hébert)

 


prod. Agat Films / Mokoari Street / SEERA Films

ANCESTRAL VISIONS OF THE FUTURE
Lemohang Mosese  |  France, Lesotho, Allemagne, Qatar, Arabie Saoudite  |  2025  |  90 minutes  |  Berlinale Special

Ancestral Visions of the Future n’est pas un récit, mais un poème visuel. Les tableaux muets s’y succèdent tandis qu’une voix off naviguant entre le registre de l’essai et celui de l’autobiographie noue entre eux divers épisodes composant le vécu personnel du réalisateur. Entre les mises en scène aussi décousues que magnifiquement composées, un ruban rouge traverse l’écran. À travers les eaux argileuses, les rues pavées et l’air gorgé de poussière, il s’étend d’un épisode à l’autre comme un véritable fil rouge permettant aux spectateur·rice·s de retrouver leur chemin jusqu’au cœur du labyrinthe imaginé par Mosese. Il faut accepter, pour le trouver, d’être dans une déprise de la signification et de s’abandonner entièrement aux qualités sensorielles de l’image  sans quoi on risque malheureusement de trouver le film plus pompeux qu’il ne l’est en réalité.

Inscrit dans les poncifs bien connus de l’impossible retour au pays natal et du déracinement migratoire, Ancestral Visions of the Future échappe à la redondance qui le guette en désertant les impératifs de l’intrigue pour privilégier l’exploration des motifs visuels de l’exil. Il s’agit donc d’un film qui repose sur un équilibre précaire mais habilement tenu entre une saturation discursive et une approche mystico-symbolique de l’image. Comme si le cinéma de Mosese avait moins pour vocation de déchiffrer le passé que de produire des formes de futurité alternatives. Peut-être est-ce pour cette raison que cette dernière œuvre s’inscrit dans une temporalité trouble et récursive que son titre laisse déjà deviner, mais que vient aussi accentuer le rapport entretenu entre la narration en voix off et le paradigme de la prophétie qui la sillonne. Que sont des visions ancestrales du futur, sinon des oracles réactivés par le travail de l’image? «What I am showing you is not for watching but for becoming», peut-on lire à l’écran en ouverture. Aussi belle qu’énigmatique, la citation accompagne toute mon expérience de visionnement. Elle m’oblige (salutairement) à recevoir le film moins comme un témoignage que comme une expérience performative, un geste par lequel l’exercice cinématographique n’est pas une manière de chroniquer le réel mais de le recréer. (Laurence Perron)

 

prod. Detour Filmproduction / Cinetic Media

BLUE MOON
Richard Linklater  |  États-Unis / Irlande  |  100 minutes  |  Compétition

Difficile de ne pas aborder un nouveau film de Richard Linklater sans un horizon d'attente déjà solidement établi; on anticipe de longues discussions marquées par un mélange de chaleur et de langueur, un récit intime qui prend son temps pour atteindre quelque chose de profond en nous, en toute simplicité mais avec une efficacité désarmante. Blue Moon est tout cela, même s'il peine à reproduire le charme de certains de ses prédécesseurs.

Déjà, le protagoniste est dur d'approche, caractérisé par une grande complexité qui se révèle lentement au fil des discussions. Lorenz Hart a véritablement existé : parolier de grand talent, il forma une collaboration exclusive avec le même compositeur, Richard Rodgers, durant deux décennies lors desquelles ils créèrent une foule de pièces musicales à succès. Les graves problèmes d'alcool de Hart eurent toutefois raison de la relation entre les deux hommes et Rodgers se tourna vers un autre parolier. La popularité de leur première œuvre fut écrasante et éclipsa tout le travail de Hart; Blue Moon nous situe le soir de première de cette comédie musicale. L'auteur solitaire, malade de jalousie, se réfugie dans un bar enfumé où les rencontres heureuses comme douloureuses rythment le récit. Les discussions effrénées prennent la forme de jeux et de duels dévoilant l'ambiguïté d'un individu qui dissimule son profond mal-être par des logorrhées pétillantes d'aplomb. À coups de citations et de méditations sur l'amour, de réflexions sur l'art et d'anecdotes entrecoupées de blagues de pénis, le personnage de Lorenz Hart érige une façade d'outrecuidance qui devient vite insupportable — faites-le taire quelqu'un! — avant de s'effondrer de manière pathétique face aux rejets et à la pitié des personnes qui comptent pour lui.

La déconfiture est poignante et bien ficelée, mais elle n'excuse pas pour autant les tares du personnage, tragique. Ethan Hawke est impeccable dans son interprétation, tout comme ses interlocuteur·ices (Andrew Scott a remporté l'Ours du meilleur acteur de soutien); l'ambiance feutrée établie par le décor et la musique jazzy, l'élégante mise en scène ainsi que la qualité des dialogues sont tout aussi irréprochables. Pourtant, malgré tout cela, le film peine à nous atteindre. On passe un bon moment lors de son visionnement, mais son propos semble dépassé, vieux jeu, et se dissipe vitement au sortir de la salle. Dans sa forme comme dans son fond, Blue Moon est une célébration de l'art du verbe et d'une manière révolue de toucher les publics — la complainte de Lorenz Hart, éternel amoureux décriant le succès de ses adversaires, est aussi celle de tout un pan de créateurs et critiques pleurant encore aujourd'hui la disparition d'un style d'œuvres qu'ils fétichisent au profit de nouvelles pratiques jugées inférieures car superficielles. Mais les arts, le cinéma et le monde continuent d'évoluer, imperturbablement, et le repli vers le passé n'améliorera pas leur sort. (Anthony Morin-Hébert)

 


prod. DEFA-Stiftung / Herbert Kroiss

ORPHEUS IN THE UNDERWORLD
Horst Bonnet  |  Allemagne de l’est  |  1974  |  88 minutes  |  Rétrospective

Le ton irrévérencieux de l’opérette de Jacques Offenbach Orphée aux Enfers est bien intact dans cette adaptation cinématographique de 1974, dernier film tourné dans un 70 mm joyeusement décadent pour le compte de la DEFA en Allemagne de l’est. Conservant le côté populaire et quelque peu vulgaire de l’œuvre originale, Orpheus in the Underworld célèbre une approche gaiement profanatrice de la mythologie classique où les dieux de l’Olympe ne sont plus que des créatures blasées et assoiffées de sexe, aux lubies un peu ridicules, qui se chamaillent avec leurs homologues infernaux question de passer le temps. Orgiaque à souhait, la mise en scène de Horst Bonnet se vautre allègrement dans les décors extravagants et les costumes suggestifs d’une direction artistique au faste réjouissant; c’est une fantaisie fétichiste qui, avec l’entrain contagieux d’un cancan fiévreux, piétine la tradition afin de mieux se l’approprier. Car, par-delà le plaisir des sens qu’il s’agit d’exciter, on sent bien cette volonté à l’œuvre ici d’aplatir la distinction entre la bonne et la mauvaise culture. Comme si le cinéaste voyait, dans ces frasques paillardes, une manière de faire tomber les dieux de leur piédestal et d’établir un nouvel équilibre social.

D’où l’énergie anarchique de ces chorégraphies, narquoises dans leur exécution et somptueuses dans leur déploiement, qui jouent sur leur côté bordélique afin de remettre en question les hiérarchies établies. Horst Bonnet, qui avait été emprisonné quelques années plus tôt en raison de son soutien au socialisme réformiste en Tchécoslovaquie ainsi que de son opposition à l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie, critique sous le couvert du spectacle luxueux l’autoritarisme, le dynamitant à coup de kitsch émancipateur et de clins d’œil complices à la foule. Ancien assistant de Bertolt Brecht, il tire profit des idées formulées par celui-ci au sujet de la distanciation et du bris volontaire de l’illusion théâtrale. Les appliquant avec intelligence à la forme cinématographique, il exploite cette double distanciation qui vient dérégler à la fois les conventions de la mise en scène filmique et les codes de l’opéra. Mais cette réflexion sous-jacente n’empiète jamais sur le plaisir primaire que procure l’objet lui-même. Orpheus in the Underworld est un bonbon lubrique emballant, qui se sert de cet élan impudique pour ébranler l’ordre établi; un feu d’artifice dont les déflagrations éblouissantes font vibrer l’écran, au point d’en fissurer la surface. Le séisme sensoriel, en ce sens, s’y suffit à lui-même. Il est à la fois le fond et la forme, l’intention et l’instrument. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Motlys

DREAMS (SEX LOVE) (DRØMMER)
Dag Johan Haugerud  |  Norvège  |  2024  |  110 minutes  |  Compétition

Dreams (Sex Love) est le genre de film qu’on se case dans un festival éparpillé comme la Berlinale parce qu’on se retrouve à l’autre bout de la ville au Uber Eats Music Hall (feu Verti Music Hall devenu propagande gigantesque) et qu’on ne se voit pas prendre deux S-Bahn différents pour y retourner à 21h30 afin de regarder le véritable film qui nous intéresse (le sublime Diamant de Cattet et Forzani). L’histoire est banale à souhait, avec cette Johanne de 17 ans qui tombe amoureuse de sa professeure hip à outrance. Imaginez : elle a travaillé à New York comme barista et à Paris comme designer de mode avant de revenir en Norvège pour enseigner le français et le tricot! Ça ne s’invente pas sauf lorsqu’on s’appelle Dag Johan Haugerud.

Comme cette prémisse hautement rebutante de coming-of-age lesbien mais ô combien bourgeois a le culot d’annoncer un film long de 110 minutes, on comprendra qu’il n’était sur le radar de personne dans notre groupe de critiques qui préfèrent les objets plus courts et autrement plus bizarroïdes, au risque de se vautrer dans les films rétrospectifs si la pêche journalière ne promet rien de transcendant. Me disant qu’un film de la compétition officielle était mieux que pas de film du tout (nous sous-estimons également le repos), j’y suis allé pour passer le temps, sans jamais imaginer que 5 jours plus tard ce navet de première classe allait être couronné de l’Ours d’or remis par Todd Haynes et son jury qui ont visiblement souhaité recouvrir de consensus une édition critique et tendue, sise à la croisée des chemins pour ce festival qui s’est toujours targué d’être le plus politisé des grands festivals. Ou peut-être est-ce nous qui sommes dans le champ, puisque même la FIPRESCI lui a donné son Prix de la critique…

Sans encore vraiment écrire sur ce film qui donne envie de ressortir de vieux clichés l’accusant d'être de l’«anti-cinéma», on peut au moins en dire que son synopsis demeurera non moins prévisible que son éclatante médiocrité, portée par une voix off si fréquente, si explicative, si intrusive, qu’elle nous coupe de toute fébrilité qui ne serait pas d’abord littéraire. Comme de fait, une fois passée la première moitié du film où Johanne cherche par tous les moyens à tomber dans l’œil de sa professeure, allant jusqu’à lui demander de suivre des leçons de tricot privées avec elle, la narration devient la base d’un roman que la protagoniste, du haut de ses 18 ans, n’aura aucune difficulté à faire publier étant donné que sa grand-mère est une romancière célèbre et qu’elles habitent sous le même toit. Tandis que l’aïeule rêve d’une dernière étreinte, la mère, d’une vie tranquille, et que la fille cherche sa gloire à tout prix, le film de Haugerud s’amuse à cocher les cases de la sororité intellectuelle sans se soucier des écueils népotistes que son film célèbre, sans même imaginer non plus qu’on pourrait réellement trouver cela problématique qu’une étudiante s’amourache à ce point de sa professeure et que cette dernière, avec l’appui d’une mise en scène platement épidermique, ne serait pas en train de reconduire quelque chose qui aurait été brûlé vif si cela avait été présenté dans le cadre d’une relation ascendante entre un enseignant masculin et une jeune élève.

Que Dreams (Sex Love) ne contienne pas la moindre idée de mise en scène pendant près de deux heures n’est finalement pas sa plus grande tare; il faut dire pour ajouter à l’injure que le film s’avère une commande produite pour une plateforme de streaming norvégienne, ainsi que le dernier volet d’une trilogie que le cinéaste dit être inspirée des Bleu-Blanc-Rouge de Kieslowski! Non, car au-delà du cinéma lui-même, il s’agit plutôt de pointer son plaisir à jouer de cette morale à géométrie variable, dans le cadre huppé d’un festival international qui s’est lavé pendant 10 jours les mains de toute forme d’engagement politique véritablement pressant, à la fois face au cinéma convenu que la Berlinale n’a eu aucun remord à faire passer pour du cinéma «important», à la fois bien sûr face au mutisme anti-palestinien qui ne fait qu’empirer l’arrière-goût de cette géométrie variable que Dreams (Sex Love) célèbre sans aucune nuance. Que Todd Haynes et son jury aient cru bon d’acclamer cette œuvre qui flirte élégamment avec le pinkwashing sous le couvert complaisant d’un éveil sexuel queer ne fait finalement qu’ajouter à la profonde amertume qui enduira dorénavant cette édition du 75e anniversaire de la Berlinale. La prochaine fois, je me reposerai. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Radu Jude


prod. Diane Severin Nguyen

SLEEP #2
Radu Jude  |  Roumanie  |  2024  |  62 minutes

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IN HER TIME (IRIS' VERSION)
Diane Severin Nguyen  |  États-Unis  |  2025  |  67 minutes

Programme «Pastime»  |  Woche der Kritik

Entre les deux œuvres qui forment le programme «Pastime » de la Woche der Kritik, les parallèles semblent explicites : deux films sur la remémoration, deux critiques acerbes et ambivalentes qui interrogent le rôle du cinéma dans les rituels de deuil collectifs. Cette juxtaposition des deux films exacerbe la façon dont ceux-ci abordent, quoique de biais, une certaine inégalité du deuil – quelle mort on honore, et laquelle on oublie de même que la nécessité d’interroger le statut du vivant dans ces deux films-requiems.

C’est par Sleep #2, du célèbre réalisateur roumain Radu Jude que s’ouvre le programme. Jeu de relecture du Sleep (1963) de Warhol, dans lequel ce dernier capte le corps endormi, quasi inerte de son amant John Giorno, le récent film de Jude s’attarde quant à lui aux passages des pèlerins visitant la tombe de l’artiste en banlieue de Pittsburgh. Depuis 2013, en célébration de ce qui aurait été le 85e anniversaire de Warhol, une caméra de surveillance a été placée dans le cimetière où réside sa tombe, captant en direct les mouvements qui l’entourent. Sleep #2 est en réalité un « desktop documentary », une capture de l’écran du cinéaste isolant des extraits de la captation, un film parsemé d’artefacts numériques — souris qui se faufile sur l’image, icône apparaissant à l’écran lorsque le volume augmente — et d’intrusions sonores — soupirs du réalisateur — qui nous rappellent la mise en abyme de son observation à distance. Davantage qu’un film expérimental qui s’intéresse à l’expérience de la durée de ce regard de témoin, on se retrouve plutôt devant une forme de film à sketchs, où les mouvements souvent ridicules des touristes développent un micro-humour anodin de l’acte de remémoration devenu une forme de capitalisation symbolique : contorsions maladroites pour prendre un selfiedevant la tombe, pantalon abaissé pour montrer ses fesses à la caméra, cannes de soupe déposées sur le rebord de la sépulture. On retrouve quelque chose de l’habituel humour misanthrope de Jude, jusqu’au mépris deviné dans la sélection de ces images qui finissent par moquer le passage des touristes. Mais il y a aussi les gestes de soin à l’égard de la pierre tombale, les fleurs plantées et les déchets ramassés, puis les passages animaliers (des chevreuils, un écureuil), qui peuvent justifier la proposition de Jude, qui présentait le projet comme une observation « de la vie ». Enfin, il y a bien des vivants qui se promènent autour des tombes, mais au fil du visionnage mon regard se posait graduellement sur tous les monuments apparents dans les images, entourant, comme par accident, la pierre tombale de Warhol. Quelles morts sont rendues anodines, invisibles, deviennent un pur arrière-plan par cette constante captation du lieu de repos d’un cadavre « exceptionnel » ?

La question de la remémoration funéraire est aussi au cœur du projet de Diane Severin Nguyen, habituée du parcours muséal, qui projetait ici In Her Time (Iris’ Version), œuvre habituellement exposée comme installation vidéo. Le film met en scène Iris (Li Meixian), jeune actrice chinoise qui se déplace à Hengdian pour participer à une œuvre recréant le massacre de Nanjing de décembre 1937, durant lequel l’armée impériale japonaise a abattu des dizaines de milliers de civil·e·s chinois·e·s. Nguyen travaille à rendre ambigus ces gestes de mise en scène d’une douleur historique nationale, et réussit à désaxer la mémoire de la violence de son naturalisme habituel par une succession de basculements, par des coupes franches où s’intègre une musique pop inadaptée au sujet, par des entrevues imbriquées où Iris discute de sa carrière d’actrice en devenir. Il s’agit aussi d’un film sur l’intrusion d’une production artistique muséale dans la ville de Hengdian, lieu majeur de l’industrie de propagande cinématographique en Chine. Sur place, des acteurs sont disponibles, rejouent des scènes historiques qui affermissent les discours nationalistes, et ce sont eux qu’emploie Nguyen comme figurants, soldats entourant Iris et disposés en poses statuesques à travers ses tableaux. In Her Time témoigne donc de la réussite de l’imbrication d’un projet artistique étranger dans ce lieu de production, et si cette réussite est quelque peu subversive, elle peut aussi décevoir par la difficulté de circonscrire sa posture politique dans son jeu de désorientation. Car l’idée de rendre ambigu le regard sur l’histoire de la souffrance ne suffit plus ici à poser les questions que l’œuvre souhaite instituer, la réalisatrice s’évertuant plutôt à faire-image depuis l’aveu d’une impossibilité de faire-image de la violence.

En réalité, ces réflexions critiques sur les films qui formaient le programme ont autant à voir avec la spécificité des œuvres (des projets intéressants qui nous permettent d’interroger leurs failles comme leurs réussites) qu’avec la nécessité actuelle de se poser la question des possibilités du cinéma dans le contexte politique actuel. Dans la conversation qui suivait le programme (une table ronde réunissant Diane Severin Nguyen, la réalisatrice Nele Wohlatz et le rédacteur en chef de Panorama-cinéma, Mathieu Li-Goyette, modérée par le critique roumain Călin Boto), le génocide à Gaza fut mentionné dans une question posée par Li-Goyette, puis rapidement ignorée par le reste du panel. On y a plutôt parlé de l’œuvre filmique de Warhol, du mouvement du film de Nguyen de l’espace muséal à la salle de cinéma, de sa relation à l’actrice principale, qui accumule les petits emplois pour poursuivre son rêve d’actrice. «Je lui ai quand même permis d’assister à la première dans un musée», a déclaré Nguyen en réponse à une question sur les enjeux de classe, thème central de la Woche der Kritik cette année… (Thomas Filteau)

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Article publié le 25 février 2025.
 

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