prod. Levo Films
REPUBLIC
Jin Jiang | Singapour / Chine | 2023 | 107 minutes | Compétition internationale
À Beijing, Li Eryang accueille dans son appartement de 6 mètres carrés les âmes en quête de compagnons avec qui traverser la nuit. Ensemble, ils se défoncent à l’alcool et aux drogues, écoutent de la musique psychédélique et discutent du système politique chinois.
À voir ces jeunes planer sur des anciens succès des Beatles à longueur de journée, on croirait parfois que le temps s’est arrêté dans les années 60. « Do you think China suits you? », demande un visiteur. Il ne suffit peut-être que d’un minuscule espace clos pour que cette jeunesse puisse s’épanouir, un espace, si suffocant soit-il, pour rêver d’un monde plus juste et solidaire. Cette République, pensée comme un « lieu pour échapper au système social », accueille un « comité de frères cosmiques » qui reste ouvert à tous et à toutes, pour autant que l’on respecte les règles de la maison.
L’utopie d’une cité restreinte, d’un refuge pour les orphelins de la nuit, se confond parfois avec un lieu de débauche, jonché de mégots de cigarettes et puant de déchets alimentaires. Aucune lumière naturelle ne pénètre ce huis clos dense, par moments visité par une dizaines de personnes qui s’entassent les unes sur les autres. La caméra, rarement immobile, se met en mouvement pour suivre les corps qui vibrent ou s’enflamment sur une idée. Exiguïté oblige, cette bande est filmée dans la plus grande intimité. Le cinéaste Jin Jiang a passé jusqu’à vingt heures sans dormir pour filmer l’action qui s’y déroule, laissant parfois sa caméra dans les mains des passants ; il réussit ainsi à dénicher des moments où cela grince, comme un bad trip et une agression sexuelle en direct, deux scènes qui rappellent que ce genre de lieu utopique, dont les règles d’or sont le respect et l’amour, sont aussi en proie aux violences et aux déceptions.
Si le dispositif est monotone et finit par lasser, au mieux à angoisser, on s’accroche aux moments de discussion entre ces jeunes idéalistes, qui sont des appels d’air pour le moins fascinants. Entre eux, ils débattent des vertus du capitalisme, s’interrogent sur le rôle des artistes dans le système communiste et se remémorent l’héritage de Mao : le désir n’est-il qu’une construction du capitalisme ? Quelle place pour la liberté d’expression sous Xi Jinping ? Dans une envolée plus existentielle, une visiteuse postule que l’adhésion au communisme et au capitalisme sont faits du même bois : il s’agit, dans les deux cas, d’une croyance. On assiste ainsi à une incursion plutôt réussie qui nous donne un rare accès au discours de la jeunesse en Chine. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)
Prochaine projection : 27 novembre à 20h00 (Cinémathèque québécoise)
prod. Tecolote Films
MALINTZIN 17
Mara et Eugenio Polgovsky | Mexique | 2022 | 64 minutes | Focus Mexique
Malintzin 17 est une œuvre miraculeuse à bien des égards. Il s’agit à la fois d’une tranche de vie parfaitement tangible, cristallisation mémorielle d’un instant précieux et fugace dans la vie du réalisateur Eugenio Polgovsky (décédé subitement à l’âge de 40 ans), mais aussi d’un hommage régénérateur à sa mémoire, une transsubstantiation de son être vers le matériau-même de son travail. Créé à partir d’images tournées entre le 8 et le 16 septembre 2016, retrouvées puis montées par sa sœur Mara, le film nous révèle un épisode charmant de la vie d’Eugenio, qui, une semaine durant, observe un pigeon installé sur les fils électriques devant la fenêtre de son appartement, au deuxième étage du 17 rue Malintzin dans l’arrondissement de Coyoacán à Mexico. Tournant le temps de la couvée d’un oisillon jusqu’à son départ du nid, il filme aussi sa fille de cinq ans, l’adorable et brillante Milena, qu’il couve à sa manière en lui posant toutes sortes de questions à propos de la vie. Montées avec délicatesse, perspicacité et grande astuce, les images qu’il laisse derrière forment ainsi une chronique doublement immersive, qui nous permet à la fois de pénétrer dans l’intériorité perceptuelle du cinéaste décédé et dans le coeur de son quartier, évoquant l’essence-même de la vie, dont on célèbre ici le caractère merveilleux et l’admirable résilience. Malintzin 17, c’est le film que tout le monde aurait voulu faire, pour peu qu’un pigeon et que la mort d’un frère aient pu nous inspirer une réflexion philosophique aussi tendre que celle de Mara.
Si le montage est sublime, il bénéficie néanmoins d’un excellent travail de mise en scène et de « scénarisation » en amont. La couvée du pigeon constitue en effet un cadre narratif solide puisqu’il fournit une trame à la fois chronologique et dramatique pour le récit domestique du père et de sa fille. Il permet surtout d’ancrer l’idée du cycle naturel de la vie, que représente à la fois la maturation de l’oisillon, celle de Milena, mais aussi la perpétuation de l’œuvre du caméraman par sa sœur. Les images captées — du moins les images gardées par la monteuse — sont toutes exquises, malgré leur caractère anodin. De palpitantes manifestations de la vie, qu’il s’agisse de promeneurs, de jeunes gens qui s’embrassent, couchés sur le trottoir, d'itinérantes avec leurs carrosses bardés de sacs de poubelle, de balayeurs de rues la nuit, de vendeurs de propane avec leurs bombonnes sur le dos, de bagnoles chromées qui font du bruit, d'oiseaux, d'écureuils, d'araignées et de fils, beaucoup de fils, pour relier tous ces éléments. Des fils et des fleurs. Mais encore faut-il savoir comment filmer ces fils et ces fleurs, chose que réussit à merveille Eugenio, avec toute l’organicité d’un enfant candide et curieux qui découvre le monde et chacun de ses détails, doublé de l’œil affûté d’un cinéaste aguerri, laissant derrière un lexique impressionnant de plans complexes et évocateurs, dans lequel Mara puise comme elle le ferait de souvenirs bruts, grâce auxquels elle parvient à ressusciter son frère, de même que toute son inspirante humanité. (Olivier Thibodeau)
*Texte originellement publié dans notre couverture de Rotterdam 2022 (IFFR)
Prochaine projection : 26 novembre à 18h15 (Cinémathèque québécoise)
prod. Deniz Şimşek
DETOURS WHILE SPEAKING OF MONSTERS
Deniz Şimşek | Allemagne / Turquie | 2024 | 18 minutes | Compétition internationale
Cinéaste turque basée à Berlin, Deniz Şimşek s’intéresse à l’histoire turbulente de son pays d’origine, ponctuée d’abominations, mais aussi de fantasmes et de merveilles. Elle explore tout cela en dressant un essai autobiographique doublé d’une cartographie du territoire — ou plutôt d’une portion de celui-ci, plus particulièrement les environs du lac de Van, région importante pour les populations kurdes et arméniennes. Construit autour d’une triple conversation, exprimée exclusivement par l’entremise de sous-titres en trois couleurs, entre un monstre mythique de la région, la réalisatrice et son père, detours while speaking of monsters s’ouvre sur des images difficiles à identifier. Des plaques bleutées parsemées d’autres plaques blanches. Est-ce un plan d’eau ? La face d’une montagne ? Une plaine rocailleuse ? Un tableau abstrait ? Avec l’introduction d’une masse clairement aqueuse en plans rapprochés, puis de vues plus larges qui comprennent également un horizon montagneux où l’on reconnaît la mosaïque de formes indéfinissables du début, on obtient enfin une vision claire des lieux. Des lumières à l’horizon confirment qu’une installation humaine quelconque est établie dans les environs.
Lorsque les sous-titres commencent à apparaître, le mystère reprend. On se demande qui parle, puis le narrateur se présente : Aži Višāpa, dragon de la mythologie zoroastrienne, prétendument exterminé 4 000 ans plus tôt. L’eau est brouillée, mais lorsqu’il parle de son cœur, qui aurait été arraché par les hommes et abandonné au fond du lac, on distingue une forme rocailleuse énorme, attaquée par la sédimentation et les coquillages. Serait-ce vraiment le cœur de la bête ? La bande sonore demeure très abstraite, habitée de bruits d’eau, de vent, de gémissements bestiaux d’une profondeur d’outre-tombe. Aucune voix humaine. Aucun cri animal parfaitement reconnaissable non plus. Deniz Şimşek construit son film de façon volontairement elliptique et énigmatique, mais ses réponses aux paroles du monstre et le dialogue qui s’établit entre elle et ce dernier dessinent peu à peu, par l’entremise du récit du combat entre dragon et puissants, le portrait des lieux et le récit de son passé taché du sang des Arméniens et des Kurdes qu’on a massacrés dans ces montagnes.
À cela s’ajoute en fin de compte l’apparition du père de la cinéaste, physiquement à l’écran, mais aussi dans les sous-titres. Ses propos ajoutent une couche de sens et de nuances au propos global du film. Cette présence est mi-amère : il ne reconnaît pas l’homosexualité de sa fille, bien qu’il soit là, avec elle, à parler des fantômes de son propre passé. Et ce sont ces fantômes, qui l’ont torturé et affamé dans son enfance avec tout son village, qui permettent d’apprécier l’immense complexité de l’expérience humaine, débordante d’invention et d’imagination, mais aussi d’atrocités innommables. Il reste alors une question, lorsqu’on a contemplé le pire et le meilleur devant un paysage vieux comme le monde (comme la Bible, le mont Ararat est tout à côté !) : est-ce que tout peut encore bien aller lorsqu’on oublie son passé ? Cette histoire de sang et de politique (personnelle et collective) suggère que les figures de pouvoir et la singularité de l’Autre sont condamnées à toujours s’entrechoquer dans une suite infinie d’injustices. Mais rien n’empêche de survivre. Et de raconter. Et de résister. (Claire Valade)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 25 novembre à 21h15 (Cinémathèque québécoise)
prod. Neurotika Haus / Jacket Weather Production
INVENTION
Courtney Stephens | États-Unis | 2024 | 72 minutes | Compétition internationale
La documentariste Courtney Stephens (The American Sector, Terra Femme) s’associe à l’actrice Callie Hernandez (La La Land, Alien: Covenant, Under the Silver Lake) pour cette étrange et fascinante incursion dans la fiction, fiction documentée cela dit, partiellement autobiographique, teintée par les dérives d’un imaginaire endeuillé qui s’épanche dans le cinéma de genre pour mieux cerner la personnalité, et les pratiques charlatanesques, d’un défunt gourou de la santé. Forcée de retourner dans la région des Monts Berkshire après le décès de son père, la protagoniste du film s’y voit remettre un brevet pour une « machine médicale électromagnétique » de son invention, errant ensuite dans la région à la rencontre de ses divers partenaires d’affaires et autres admiratrices afin de comprendre la nature exacte de l’objet en question.
Produit pour une bouchée de pain, Invention est un brillant exemple de cinéma artisanal, à la fois un hommage au cinéma psychédélique des années 1970 et une réflexion foisonnante sur les questions de véracité et d’artifice, que chapeaute un discours méta d’un raffinement exquis. Tout débute par l’une des scènes de funérailles les plus simples et savoureuses qui soient, alors qu’un employé du salon mortuaire s’affaire à régler la musique d’ambiance qui provient d’un orgue électronique, musique intradiégétique qui devient ensuite extradiégétique dans une sorte de glissement annonciateur des enchevêtrements subreptices entre le réel et la fiction, entre les coulisses et l’avant-scène, qui ponctuent l’œuvre. Le film abat ainsi d’emblée trois de ses meilleurs atouts : sa bande sonore jouissive, d’une ringardise étudiée, qui à elle seule mérite qu’on se déplace pour la projection, ses images rétro, tournées sur support 16 mm, que viennent sporadiquement remplacer des images vidéo en provenance des archives paternelles, et son art consommé de la supercherie cinématographique, pierre d’assise de son étude de la postvérité.
Stephens et Hernandez cultivent un décalage subtil, mais constant entre la diégèse et sa périphérie, entre l’imaginaire médiatique et le monde réel, à commencer par le nom du personnage d’Hernandez, Carrie Fernandez, un alter ego avec qui elle partage des souvenirs et des bandes vidéo d’un père adepte de l’ésotérisme. Les bandes en question font constamment intrusion à l’écran, servant à matérialiser les souvenirs de l’héroïne tout en exposant les dérives fantasques du discours paternel (à propos des vertus du curcuma et du gingembre pour guérir le cancer notamment). La réalité de l’enquête existe donc en vase communicant avec le mythe de la panacée électromagnétique. De même, la fiction se superpose constamment aux traces de sa production, alors que le clap apparait à l’écran, et que nous entendons les voix off des deux artistes en coulisses, dans un écho technique à un scénario foisonnant de théories du complot et de pseudo-sciences où la notion de vérité est constamment remise en question. Nonobstant l’ingéniosité de son discours, Invention demeure surtout un bel objet pour cinéphiles, gorgé de magnifiques paysages automnaux et d’une ménagerie de personnages pittoresques (incluant Joe Swanberg dans un hilarant contre-emploi). À ne pas manquer ! (Olivier Thibodeau)
Prochaine projection : 26 novembre à 17h30 (Cinéplex Quartier Latin)
prod. Zanco Studio / Nushi Film / et al.
HOLY ELECTRICITY
Tato Kotetishvili | Géorgie / Pays-Bas | 2024 | 95 minutes | Compétition Nouveaux Regards
Il faut faire avec !
— Zénon de Kition
Au décès de son père, Gonga (Nika Gongadze) se laisse guider par les aléas de la vie. Pris sous l’aile de son cousin Bart (Nikolo Ghviniashvili) — transgenre, joueur compulsif et alcoolique —, l’adolescent accueille cette nouvelle figure « paternelle » avec lâcher-prise. L’acceptation nonchalante du deuil s’accompagne d’une routine qui se résume à se nourrir de chawarmas, dormir dans une bagnole pourrie et fouiller une cour à scrap pour barguiner quelques morceaux de ferraille. L’élue de son cœur aura les yeux marrons et un goût de café turc.
Un bon jour, Bart entrevoit son espoir de rédemption en découvrant un lot de crucifix dissimulé dans un coffre au dépotoir. Accompagné de son protégé promu au poste d’associé, il fait peau neuve de ces reliques liturgiques, les incrustant de néons. Ils les vendent de porte en porte pour rembourser les créanciers qui les traquent et éviter de passer au cash. Tout au long de ce « chemin de croix » peu lucratif, nous sommes introduit·e·s à leur clientèle excentrique et invité·e·s dans leurs appartements à la décoration kitsch de style postsoviétique. Nous observons alors une ethnographie urbaine des citadin·e·s marginaux de la ville de Tbilissi.
Sans nécessairement adhérer au stoïcisme, et bien que cette analogie soit quelque peu alambiquée, la célèbre citation en ouverture capture l’essence de ce duo cynique. Selon cette doctrine philosophique de l’Antiquité, nous sommes responsables de notre bonheur ou de notre malheur ; tout dépend de notre attitude face à l’adversité. La paire résiliente et proactive que forment les cousins transforme chaque événement malencontreux en un défi à surmonter plutôt qu’en un châtiment à subir. Leur autodérision allège le ton, évitant de basculer dans une tangente dramatique.
Malgré une mise en scène manifeste, des dialogues plus écrits qu’improvisés et un montage ponctué par des enchaînements de tableaux, nous nous sentons ancré·e·s dans le réel. Les personnages secondaires, la figuration et les lieux de tournage trahissent la fiction, mais ne font pas décrocher de l’intrigue. Au contraire, l’ambiguïté de ce décalage pique la curiosité. Gongadze et Ghviniashvili livrent une solide première performance, et puisque la personnalité de Gonga et Bart est calquée sur la leur, l’interprétation est d’un naturel désarmant.
Holy Electricity égaye la grisaille de novembre, car l’apparente impassibilité de ses personnages cache toujours une timide tendresse. La docufiction de Kotetishvili incite à s’accommoder des imprévus, à faire confiance au destin, et vous donnera envie de faire un détour dans le quartier de Snowdon pour manger au restaurant Georgia. (Mariane Laporte)
Prochaine projection : Aujourd'hui, le 25 novembre à 15h00 (Cinémathèque québécoise)
PARTIE 2
(Republic, Malintzin 17,
detours while speaking of monsters,
Invention, Holy Electricity)
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