DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

RIDM 2021 : Partie 6

Par Olivier Thibodeau

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6


prod. TAK Films

GABOR
Joannie Lafrenière  |  Québec  |  2021  |  101 minutes  |  Dialogues entre les arts

* Disponible en ligne du 22 au 25 novembre.

Joannie Lafrenière est une photographe et ça paraît. La composition de ses plans est toujours extrêmement soignée, empreinte d’une touche d’humour et d’un humanisme lumineux. Ça tombe bien, puisque Gabor Szilasi lui aussi est un photographe cocasse et empathique, qui exerce son métier depuis 70 ans déjà, entre sa Hongrie natale et le Québec où il élit domicile en 1958. Ayant fait connaissance il y a quelques années durant les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie, les deux artistes participent ici à une biographie de forme hybride, entre le reportage, le direct et le road movie. Un film dont le charme absolu transcende un certain statisme visuel et un léger creux de vague au deuxième acte.

J’appréhendais un peu le visionnage du film puisque Catherine Martin avait déjà portraituré M. Szilasi deux fois auparavant (dans L’esprit des lieux [2006] et Certains de mes amis [2017]), et je craignais les redites. Or, c’était avant de réaliser qu’on ne peut jamais avoir trop de films sur ce personnage savoureux, créateur infatigable qui, à 90 ans, souffle ses bougies avec une cravate en aluminium au cou et invite ses amis à son centième anniversaire, un homme qui depuis 60 ans fait la chronique visuelle du Québec dans une série de photogrammes précieux qu’on le voit même remettre aux archives nationales vers la fin du film. Certains plans de Gabor rappellent certes ceux de Martin, particulièrement en ce qui a trait aux immenses bibliothèques de tirages variés qui siéent dans la cave du photographe, mais Lafrenière se distingue néanmoins grâce à son style unique (que les amateurs de Snowbirds [2017] sauront sans doute apprécier). Elle se différencie aussi par sa mise en scène ludique, celle du premier acte en tout cas, où elle retourne avec son guide sur la trace de ses photos québécoises, à ras les flots près du rocher Percé, dans les cantines de Charlevoix ou à la rencontre des Marsouins de L’Isle-aux-Coudres, dans moult lieux-clés du territoire québécois, à la rencontre de gens qui réactualisent aujourd’hui l’histoire des lieux immortalisés par ces photos (un peu comme dans L’esprit des lieux). On assiste alors à une fantastique mise en abîme doublé d’un savant travail de valorisation de l’œuvre du mentor.

Le second acte est plus statique par contre, fidèlement à l’idée de sédentarité relative au mariage et à l’établissement du sujet sur la scène artistique montréalaise. C’est là que commencent à poindre les têtes parlantes de sages intervenants, dans des cadrages plutôt intéressants, très aérés, où sont inclus de larges pans des décors domiciliaires devant lesquels ils prennent la pose, et au sein desquels on s’efforce de les amarrer. Quoiqu’elle soit un peu moins trépidante, cette partie s’attarde à une humanité plus circonscrite, aux contours mémoriels plus précis, dans des lieux d’autant plus anthropocentriques qu’ils sont assortis du témoignages de leurs habitants, incluant ceux de Doreen et d’Andrea, la femme et la fille de Gabor, artistes également. Le troisième acte reprend la mouvance du road movie, alors qu’on accompagne le photographe dans sa Budapest natale, à la rencontre d’un de ses vieux amis, puis de retour à Montréal, où il se défait de sa collection de photogrammes pour la postérité, bouclant ainsi la boucle du travail de mémoire amorcé en amont. La cerise sur le sundae que constitue cette œuvre délicieuse qui, comme l’art photographique lui-même, procède d’une valse nostalgique et subtile entre le passé et le présent, entre l’imaginaire et le réel. (Olivier Thibodeau)

 


prod. DokLab

OSTROV - THE LOST ISLAND
Svetlana Rodina, Laurent Stoop  |  Suisse  |  2021  |  91 minutes  |  Espaces humains

* Disponible en ligne du 22 au 25 novembre.

Lauréat du prix du Meilleur long métrage international aux Hot Docs 2021, Ostrov constitue moins une œuvre singulière qu’un portrait parfaitement symptomatique d’une certaine Russie, portrait de l’abandon rural postsoviétique, tourné dans un style à mi-chemin entre le reportage et le cinéma ethnographique. Autrefois reconnue pour sa production de caviar, l’île titulaire est aujourd’hui tombée dans l’oubli. Ses habitants vivent coupés du monde, sans électricité ni soins de santé, sans emploi ni source de subsistance légale. En effet, face au refus des autorités de délivrer des permis aux pêcheurs traditionnels de l’endroit, face à l’application musclée des lois anti-braconnage par les gardes côtiers, les insulaires se retrouvent complètement démunis, voire systématiquement affamés par le gouvernement. Toute leur angoisse alimentaire se trouve d’ailleurs cristallisée dans une scène d’introduction mémorable qui s’apparente au cinéma d’action. Voguant à l’aube sur les flots noirs de la mer Caspienne, le patriarche échevelé d’une famille locale, point focal de l’œuvre, mouille ses filets et capture un poisson. Un seul poisson, qu’il embarque subrepticement alors que, au loin, se profile la silhouette d’un gros vaisseau qu’il doit fuir par peur de représailles. La tension et la peur sont palpables, la carence nutritive est visible, dans le spectacle de ce poisson unique, mais il ne s’agit là que d’une introduction succincte à l’existence spartiate des îliens.

On nous invite ensuite dans les baraques sommaires des habitants, dont les murs sont tapissés du papier peint horrible d’une époque révolue. Il existe en effet une impression de suspension temporelle dans ces lieux, où on débarque sur la plage comme dans The Piano (1993), où on fête en famille à grandes cuillerées de crème glacée locale, où on se promène en side-car au gasoil, où on enterre nos propres morts, privés de soins hospitaliers, après avoir broché des croix orthodoxes sur leurs cercueils, où la vie urbaine laisse présager d’insidieuses promesses dont le goût amer reste dans la bouche de ceux qui, inexorablement, reviennent. Les gens sont beaux et colorés ici, à la manière des Marsouins de Perrault, des Madelinots de Richard Lavoie ou des Coasters (2018) de Trottier et Tremblay, sauf qu’ils portent aussi le poids de l’histoire russe. Force est donc de constater le rapport complexe et ambigu qu’ils entretiennent avec le pouvoir national et ses nombreux symboles. Hautement critique des politiciens locaux, qu’il juge responsables du sort de ses pairs, qu’il accuse de corruption et auxquels il associe le pouvoir coercitif des hommes cagoulés et armés qui viennent sporadiquement perquisitionner les maisons (et que nous apercevons à l’écran dans une scène troublante et anodine), le vieux pêcheur du début est tout de même solidement attaché aux hommes forts de la mère patrie. Il idolâtre Lénine, mais aussi l’actuel président, le despote au visage de velours, Vladimir Vladimirovitch Poutine, qu’il croit seul capable de les sauver. Paradoxalement, on voit ici des gens qui crèvent de faim, mais qui néanmoins astiquent annuellement l’étoile rouge ornant le monument aux morts de la Deuxième Guerre mondiale, s’assurant aussi de peindre les poteaux alentour aux couleurs de la nation, alland jusqu'à s’extasier devant le président durant son Direct Line annuel, alors que ce dernier confie sa honte d’avoir perdu un jour le message personnel que lui avait confié une vieille dame. « Les messages qui me sont directement adressés sont prioritaires, » affirme ensuite l’homme d’État, motivant ainsi notre vieux héros à lui écrire une lettre désespérée… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Les Films de l'Autre

ZO REKEN
Emanuel Licha  |  Québec  |  2021  |  86  minutes  |  Échos du passé

* Disponible en ligne du 22 au 25 novembre.

Reprenant la forme du Ten (2002) de Kiarostami et du Taxi (2015) de Panahi, où l’enquête ethnographique d’une ville est effectuée à l’aide d’une série de rencontres révélatrices entre un chauffeur et une poignée de passagers locaux, Licha brosse le portrait troublant d’une Haïti à feu et à sang. Tournant durant les conflits violents entre les manifestants issus des quartiers pauvres de Port-au-Prince et le gouvernement de Jovenel Moïse, assassiné depuis par un commando de mercenaires colombiens, l’auteur place sa caméra dans l’habitacle ambulant d’un « zo reken » (créole pour « os de requin »), surnom donné aux Land Cruisers prisés par les organismes caritatifs internationaux, mais aussi par les forces de la répression étatique (policière et paramilitaire). Symboles honnis d’un pouvoir illégitime, celui du gouvernement, mais aussi des Blancs et de leurs sbires, les zo reken sont régulièrement la cible de pierres lancées par les manifestants. Ce n’est donc pas un parcours de tout repos ni un simple safari auquel nous convie Licha, mais une excursion immersive dans une zone de guerre, anxiogène et opportune, occasion parfaite pour le spectateur de vivre par procuration un récit d'horreur réduit par les médias occidentaux à sa plus simple expression mathématique. Alors que le chauffeur circule de peine et de misère dans les rues, évitant les véhicules et les piétons massés partout, tentant de contourner les barricades enflammées en chemin vers telle ou telle destination, nous rencontrons sur les sièges de son véhicule un florilège d’éclairants intervenants, des intellectuels surtout, mais aussi les gens de la rue avec lesquels ils discutent, et qui, collectivement, font état de la situation humanitaire, politique et sociale au pays, questionnant notamment la pertinence de l’aide fournie par la communauté internationale.

Le film a donc le mérite d’ébranler certaines de nos convictions de riches privilégiés, à savoir le bien-fondé de l’interventionnisme extérieur. L’aide humanitaire, nous dit une intervenante, contribue à « l’infantilisation » politique du pays, dédouanant les gouvernements en place de leurs responsabilités en matière de gestion des ressources. Dur constat pour les philanthropes de salon, qui s’imaginent que leurs dons servent à redistribuer la richesse. L’argent sert avant tout à payer les employés, nous dit-on, même qu’on savonne le chauffeur pour sa participation à la cause caritative. Ce que les pays riches proposent en somme, ce sont aussi des solutions à court terme, qui, parfois, handicapent les nations visées à long terme. Ce serait notamment le cas des ONG à vocation médicale, qui, selon une autre intervenante, engagerait la crème des employés locaux du secteur avant de disparaître au bout de quelques années, laissant derrière des infrastructures désuètes et délaissées par les populations locales. C’est un point de vue de premier ordre que dégage en somme Licha, un point de vue non biaisé par les a priori de candides étrangers, et c’est en cela que son œuvre est si précieuse : en tant que solution idéale à la myopie occidentale. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(By the Throat, Des voisins dans ma cour,
Ëdhä dädhëchą | Moosehide Slide, Futura, Le kiosque)

PARTIE 2
(A River Runs, Turns, Erases, Replaces, Cow, Gorbachev. Heaven,
Ikebana, Same/Different/Both/Neither)

The Gig Is Up

PARTIE 3
(Canards errants, El cielo está rojo, Dida, Eastwood)

PARTIE 4
(A Night of Knowing Nothing, Animal macula, Babushka, Kal Fatemeh,
Little Palestine, Diary of a Siege)

PARTIE 5
(DƏNE YI'INJETL | The Scattering of Man, Les Enfants terribles,
Je me souviens d'un temps où personne ne joggait dans ce quartier, Objetos rebeldes)

PARTIE 6
(Gabor, Ostrov - Lost Island, Zo reken)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 24 novembre 2021.
 

Festivals


>> retour à l'index