DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Karl Lemieux et le FIMAV : Un cinéma instrumental

Par Thomas Filteau


:: Projection au FIMAV de #57 (Joost Rekveld, 2017) [photo: Martin Morissette]


Depuis 2017, le Festival international de musique actuelle de Victoriaville propose une programmation de films expérimentaux aux côtés de ses concerts musicaux. Chapeautée par Karl Lemieux, la section « cinéma expérimental » du FIMAV présentait cette année un long métrage de Bill Morrison,
The Great Flood (2012), ainsi qu’un programme de courts métrages, intitulé Ombres électriques, qui regroupait des œuvres de Michael Grill, Julie Tremble, Sabrina Ratté, Joost Rekveld, Peter Tscherkassky, Steven Woloshen et Alexandra Grimanis.

Nous avons discuté avec Karl Lemieux, afin d’explorer les potentialités d’un cinéma expérimental excentré, qui trouve sa place à la lisière du concert et de la projection traditionnelle. Chez Lemieux, entre les pratiques contigües de réalisation, de performance ou de programmation, se dessine la possibilité de réfléchir au cinéma sous la forme d’une composition, pour finalement pouvoir dire que l’on joue du cinéma.

 

 

*

 

 

Thomas Filteau : Comment s’est développée ta relation au Festival de musique actuelle de Victoriaville ?

Karl Lemieux : J’ai grandi à Kingsey Falls, qui est à 15 minutes de route de Victoriaville. Adolescent, ma passion pour la musique a commencé avec Sonic Youth, le groupe qui m’a ouvert les portes sur la musique noise et sur les musiques exploratoires. En 1996, j'avais 15 ans, et Thurston Moore était venu performer à Victoriaville. J’avais vu l'annonce du spectacle dans le journal local, je me disais « Wow, Thurston Moore s’en vient en ville ». Ça faisait aucun sens pour moi. [Rires] Et c'est à ce moment-là que j'ai découvert que le festival existait. J'étais complètement fasciné par le festival, et à chaque année j'essayais d'aller voir le plus de concerts possible, jusqu'à temps que je devienne bénévole pour avoir accès à toute la programmation. J'ai travaillé pendant 7 ans au band gear, où je me retrouvais à aller porter les instruments que le festival prêtait aux musiciens. Je travaillais avec eux sur scène et c’était fascinant de les voir s'installer, leur énergie et de voir comment ils géraient les problèmes...

Alors j’ai toujours eu un attachement assez fort pour cet évènement-là. Michel [Levasseur] avait déjà présenté mon film Mamori au FIMAV, en 2010, avant le concert d’ouverture, et il m’avait proposé de présenter une installation. Puis en 2017, après la sortie de Maudite Poutine, il m'a invité à projeter le film, à faire une performance avec BJ Nilsen, et à préparer des programmes de films expérimentaux. C’était une année vraiment surchargée, mais c’était une façon pour moi de redonner au festival. Il y a beaucoup de collaborations qui se font entre les musiciens d'avant-garde et le monde du cinéma expérimental. Il y avait un lien évident à tisser pour moi et il y avait une programmation de film à faire autour de ça. Je ne pensais pas que ça deviendrait quelque chose de régulier, mais on l’a fait en 2017, puis en 2018, puis en 2019. En 2020 le festival a été annulé, puis on a repris l’année dernière. Et je pense que c’est parti pour rester, on va voir… Avais-tu pris connaissance des programmes qu’on avait fait dans le passé ?

TF : Oui, justement, cette année j’ai l’impression que le programme de court-métrage s’éloigne de l’approche thématique des programmations précédentes, au profit d’un choix peut-être plus hétéroclite, plus exploratoire.

KL : Oui. Cette année, il y a d’abord le long métrage de Bill Morrison (The Great Flood, 2013), qui était supposé être projeté en 2020, puisque Bill Frisell, qui a collaboré avec Morrison pour la bande sonore de The Great Flood, devait venir faire un concert. Frisell n’est pas là cette année, mais je trouve important de le présenter quand même. C'est tellement un beau film et je trouve ça intéressant de faire découvrir un grand cinéaste à des fans de Frisell. Le programme de courts métrages Ombres Électriques est effectivement plus hétéroclite que les programmes thématiques que j'ai présentés dans le passé. Six œuvres très différentes. Le programme reste pour moi une réflexion sur les médias puis sur la texture de l’image.
 


:: Explosion no 3 (Julie Tremble, 2011) [Groupe Intervention Video]


TF
: Entre animation numérique et films de réemploi, entre sonore et muet, entre des grosses pointures internationales comme Tscherkassky et des cinéastes d’ici… qu’est-ce ce qui t’a mené à regrouper ces films? Est-ce qu’il y a peut-être quelque chose d’une logique justement musicale, d’un rythme à l’écoute?

KL : Oui, et je pense qu’il y a quelque chose d’intéressant qui se crée avec les contrastes. On avait déjà un peu ça l’année dernière dans mon programme Transit. Cette année, on a #57 de Joost Rekveld (2017), cinéaste néerlandais. L’année dernière j’avais présenté un triple 16 mm de lui, c’était le #5 (1994). Je trouvais ça intéressant après avoir présenté une œuvre plus ancienne de présenter quelque chose de plus récent. Puis l’année passée je faisais ça aussi, on commençait en film — un triple 16 mm, un 16 mm — puis on tombait dans un documentaire sur un détournement de système DCP. Alors il y avait cette réflexion sur les médias. Et puis on tombait ensuite dans le glitch vidéo, avec une vidéo de Tina Frank, avec de la musique de Peter Rehberg.

Alors il y a une courbe similaire cette année, on commence avec Steven Woloshen et Alexandra Grimanis (Rhythm in the Backstroke, 2019), en film, on finit avec Tscherkassky (Train Again, 2021) en film, mais il y a cet arc qui nous mène, ce pont-là qui est fait… Chez Woloshen, il y a de la musique de Fred Frith. La vidéo de Sabrina Ratté (House of Skin, 2020), il y a Roger Tellier-Craig (qui a déjà performé au festival plusieurs fois). Il y a toujours ce lien là avec la musique. Oui il y a des œuvres muettes, mais alors il y a un lien qui ne se fait pas seulement avec la musique, mais aussi avec la matière elle-même. Autant il y en a qui travaillent la pellicule, il y en a qui travaillent les pixels. On a une vidéo de Julie Tremble (Explosion no 3, 2011). Elle, c’est décontextualisé, ce sont des œuvres qu’elle présente dans le milieu de l’art contemporain, c’est rare qu’elles se retrouve dans des programmes de courts métrages. Même chose avec Sabrina [Ratté], je détourne son installation de la cinémathèque pour l’amener sur un écran de cinéma traditionnel.

TF : Est-ce que tu pourrais nous éclairer un peu sur le choix de ton intitulé pour la séance de courts métrages cette année, Ombres électriques ?

KL : Oui, en fait ça vient d’un texte qui était écrit sur le film de Tscherkassky, et je trouvais ça super beau. Le film de Stephen Woloshen et Alexandra Grimanis c’est des trucs de pellicule qui défile, puis celui de Tscherkassky, c’est du contact printing où on sent la pellicule. Alors je trouvais ça intéressant l’idée des ombres pour ces films-là. Puis le terme électrique, c’est comme Rekveld, qui fait de la vidéo à partir d’ordinateurs analogiques. Je trouvais ça intéressant que le terme soit approprié aux deux médiums.

TF : C’est peut-être un hasard, mais je crois bien que c’est aussi la traduction littérale d’un terme en chinois pour parler de cinéma, « ombre électrique » (电影).

KL : Ah oui ? [Rires] Je savais pas du tout !
 


:: Maudite Poutine (Karl Lemieux, 2016) [Metafilms]


TF
: Ta pratique de cinéaste m’apparaît également génératrice de rencontres entre cinéma expérimental et milieu musical, que ce soit dans tes courts, qui sont composés régulièrement en collaboration avec des musiciens, dans tes personnages musiciens de Maudite Poutine, ou encore dans tes performances de projection pour des shows de Godspeed You! Black Emperor. Comment tu en es venu à habiter cet espace de l’entre-deux, de liant entre ces deux milieux qui sont souvent distincts?

KL : C’est très présent pour moi. Je suis très inspiré par le dialogue qu'il y a entre le cinéma et la musique. Quand j’ai commencé à faire des films, j’écoutais des disques de musique bruitiste puis je me disais que ce serait intéressant de faire des images à partir de cette matière-là. C’est toujours resté. Et il y a plusieurs choses en parallèle dans ma pratique, des courts métrages expérimentaux, ma pratique de performance live sur pellicule 16 mm, le cinéma de fiction… Mais il y a toujours ce lien là avec la musique. C’est une anecdote que je raconte souvent : comme c’est dépeint dans Maudite Poutine, à l’époque, au village, je ne sais pas pour quelle raison, il y avait plusieurs projets de musique bruitiste super intéressants, mais j’étais toujours le gars dans le coin de la salle de répétition qui avait pas la chance de se joindre à la conversation. Avec les amis qui jouent de la musique ensemble, il y a une communication qui se fait au-delà des mots. Personne ne parle, mais tout le monde communique. Et moi j’étais celui dans le coin de la pièce qui écoutait le jam. C’était super agréable, mais rapidement je me suis demandé s’il y avait pas moyen de développer des systèmes pour dialoguer, mais avec l’image.

En 1997 j’ai rencontré Frank Brandon, le père d’une amie, à l'époque où j’étudiais aux États-Unis. Il m’avait raconté des anecdotes sur les projections 16 mm qu'il faisait pour les Velvet Underground, comment il scratchait le film, et comment il faisait de la peinture sur pellicule. Je me disais « Wow c’est quelque chose que j’aimerais faire ». Et quand je suis arrivé à Montréal, rapidement j’ai commencé à faire du cinéma sans caméra.

Et en 2000, Pierre Hébert était venu faire une performance au CÉGEP et ça, ça m’a jeté par terre. Et ça m’avait juste donné le courage pour me dire « ok, il y en a qui le font, il y a une tradition autour de ça, il faut juste que je dévelope mes propres techniques, et que j’essaie des choses. » Et j’ai commencé à jammer avec Olivier Borzeix, le musicien qui a fait le soundtrack de Mouvement de lumière (2004). Puis de fil en aiguille j’ai travaillé avec des formations comme Jerusalem in my Heart, avec Radwan Ghazi Moumneh. Et depuis, les projections 16 mm pour Jerusalem, c’est devenu une tradition. Malena Szlam m’avait remplacé, ensuite il y a eu Charles-André Coderre, maintenant c’est Erin Weisgerber. Tous des cinéaste de grand talent qui ont développé leurs propres techniques.

Et c’est toujours resté. Un finit par nourrir l’autre…
 


:: Mouvement de lumière (2004) [Karl Lemieux]


TF
 : Puis dans tes bios, on parle de toi souvent comme membre de Godspeed You! Black Emperor sans spécifier que ton instrument de prédilection, c’est le projecteur. Là aussi on retrouve une forme assez inédite de rencontre entre musique et cinéma, comme lorsque tu utilises le terme « jammer » pour décrire tes performances cinéma. C’est comme si tu l’avais trouvé ton instrument, mais qu’il provenait d’une autre forme, moins uniquement sonore.

KL : Oui, exactement. Godspeed You! Black Emperor, ça fait déjà plus de 12 ans que j’ai fait des performances avec eux. J'ai dû apprendre à dealer avec des espaces de toutes les grandeurs : des bars, des clubs de rock, des grands théâtres et des arénas. Et ça m’a donné la chance de beaucoup me pratiquer et de développer ma dextérité.

TF : On est un peu dans une reconfiguration de la coprésence entre cinéma et musique, qui se voit souvent sous l’angle de l’accompagnement : accompagnement musical au profit du film, accompagnement cinématographique au profit du concert. Je crois que ce genre de pratique et de rencontres intermédiatiques participe à dépasser cette vision classique de l’accompagnement, qui est finalement très transactionnelle. 

KL : Oui. Et à titre d’anecdote, ou d’exemple, j’avais un projet d'improvisation en collaboration avec le musicien Philip Jeck et la cinéaste Michaela Grill. Il nous arrivait de faire des tournées où on pouvait faire une performance dans un festival de cinéma, qui était présentée comme du « cinéma élargi avec de la musique live » et, hop, sur un même voyage, on présentait la même chose, mais c’était un « concert de musique de Philip Jeck accompagné de projections ». [Rires] C’était la même performance, mais mis en contexte différemment. Et même au FIMAV, c’est arrivé souvent que j’aie vu des supers projets de cinéma expérimental, mais présentés comme un concert de musique. Je parlais de Tina Frank tantôt, elle était venue faire des projections pour Peter Rehberg, légende du noise et pionnier de la musique électronique [décédé subitement en 2021 à l'âge de 53 ans], et c’était une vraie rencontre entre le cinéma et la musique. Ou en 2019, avec Bang on a Can All-stars, (un collectif de compositeurs contemporains avec Michael Gordon, qui a fait la musique de Decasia). Et là il y avait un orchestre de 6 musiciens, avec des projections de Christian Marclay, (qui a fait The Clock [2010]) et de Bill Morrison. Une autre expérience cinéma-musique, mais qui était présentée comme un concert de musique.

TF : As-tu l’impression que quelque chose se perd à travers ces décadrages?

KL : Non, je pense que l’expérience est là. Ce qui change, c’est comment on contextualise les œuvres. Peu importe, je pense que l'important c'est que l'œuvre trouve son public.

 

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Article publié le 31 mai 2023.
 

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