On s'éprend encore de documentaire dans cette seconde partie de notre couverture des RVQC, et on s'éprend de voyage. Notre comité de rédaction navigue entre les esthétiques et les lieux, de Montréal à Kutupalong en passant par Shawinigan, St-Hyacinthe, Sherbrooke et Kaboul, au gré de tableaux oniriques ou naturalistes, dénonciateurs ou cathartiques. C'est un tour du monde dans votre salon que nous vous proposons aujourd'hui, doublé d'un beau potentiel didactique. Bonne lecture !
prod. SPIRA
ERRANCE SANS RETOUR
Olivier Higgins & Mélanie Carrier | Québec | 2020 | 89 minutes | Long métrage documentaire (Compétition)
Avec ses 700 000 personnes, pour la plupart des réfugiés rohingyas fuyant la violence génocidaire de l’armée birmane, le camp de réfugiés de Kutupalong dans le sud-est du Bangladesh est le plus populeux du monde. C’est là que vivent des milliers de familles délogées, dans des abris de fortune qui depuis 1992 se sont tranquillement transformés en demeures permanentes, sans papiers, sans nation, sans passeport, sans possibilité de voir s’écarquiller leur horizon face aux dogmes impénétrables de la raison d’état. C’est là que sont allés Higgins et Carrier, pour constater l’ampleur de la crise humanitaire, mais surtout pour faire l’ethnologie d’un peuple invisible puisqu’apatride. Armés d’un humanisme contagieux et de trois paires d’yeux affûtés (le célèbre photographe français Renaud Philippe complète l’ensemble), l’équipe de production a arpenté les allées étroites et grimpé les côtes vaseuses à la rencontre des gens et de leurs histoires, qu’elle nous livre aujourd’hui dans cette œuvre douce-amère.
C’est la voix de Kalam, guide attitré de l’équipe, qui nous invite dans la diégèse, voix d’une poésie insoupçonnée qui en ce lieu paraît irréelle. Poésie du quotidien, s’entend, le quotidien d’un peuple condamné à l’ombre pour avoir osé survivre au massacre des musulmans par la junte bouddhiste, et dont elle constitue un témoignage vibrant, ciment narratif d’un récit partagé par ses pairs. Or, le travail photographique et sonore sensuellement évocateur effectué par la production constitue lui aussi un témoignage vibrant de l’état des choses à Kutupalong, dont il dresse un portrait synthétique par accumulation de détails pertinents et adroitement glanés (vignettes, inserts et témoignages confondus). Les plans d’ensemble (plans d’ampleur) succèdent ainsi aux gros plans, mais toujours dans le dessein de cerner l’humain dans son rapport au vivarium de bambou qui lui sert ici de domicile. Captant la misère sans jamais céder au misérabilisme, les auteurs nous révèlent stoïquement les difficultés quotidiennes des habitants (les marches laborieuses en béquilles, la file chaotique pour les rations alimentaires, les souvenirs du massacre narré par les enfants), mais aussi leurs joies passagères (les cerfs-volants à l’horizon, les boîtes de nuit improvisées, les parties de soccer dans la boue), accouchant ainsi de l’ethnographie d’un peuple en devenir. Devenir-prisonnier.
Ce que filment les auteurs en fait, c’est le processus d’établissement permanent d’un peuple dans un lieu de passage, via le spectacle des travaux de voirie et de construction effectués par la population, l’installation des toilettes, l’érection de maisons, l’établissement d’écoles de fortunes, etc. C’est l’enracinement d’un peuple sur un territoire restreint et inextricable, processus dont émane le leitmotiv central de la carence de liberté, mais aussi le sens du titre, qui décrit l’état d’errance permanente des Rohingyas qui, à l’instar des Juifs apatrides d’autrefois, sont privés de tous les privilèges liés à la reconnaissance internationale et à l’investissement pérenne d’un lieu : manque d’accès à l’éducation, à la médecine, à la propriété, à la mobilité sociale, aux promenades insouciantes ou à la lumière du ciel étoilé, diffuse ici par les projecteurs disposés autour du camp. « Tout ce que je veux, c’est être libre », déclare Kalam, « libre d’être enseignant et d’enseigner, libre d’être médecin et de guérir », dans un cri du cœur qui pourrait bien être celui de toutes les Rohingyas et de leurs bébés qui, sans notre support, naîtront, vivront et mourront dans les confins d’un « pays » grand de 13 km2. (Olivier Thibodeau)
* Critique publiée une première fois dans notre couverture des RIDM 2020
prod. Patrick Gazé
FRANCINE ET PAUL - LE DOCUMENTAIRE
Patrick Gazé | Québec | 2021 | 44 minutes | Court/moyen métrage documentaire
Le titre en soi est déjà irrésistible. On croirait avoir affaire au récit biographique d’un duo de musiciens country, mais il n’en est rien. Francine et Paul sont un couple de coiffeur.se.s dont le salon avait pignon sur le boulevard Rosemont pendant 52 ans, jusqu’à tout récemment, où ces deux êtres charmants, coqueluches du quartier, ont décidé de mettre la clé sous la porte et de prendre leur retraite. Le réalisateur Patrick Gazé (Ceci n’est pas un polar [2014]), éperdu de ces travailleurs infatigables et de leur clientèle de petits vieux, filme les derniers instants du commerce avec une philanthropie contagieuse. Sa perspective déférente et perspicace, mais aussi la nature historiographique de sa démarche, rappelle d’ailleurs celle de Benoît Pilon dans le célèbre Roger Toupin, épicier variété (2003) puisqu’il ne capture pas ici que la fin d’une carrière, mais la fin d’une époque.
Francine et Paul constitue à bien des égards une œuvre exemplaire. Exemplaire d’abord grâce à son économie de moyen et à l’astuce créative dont le réalisateur fait preuve pour pallier celle-ci. Tourné exclusivement par Gazé lui-même, qui se charge aussi du montage, de la production, de la scénarisation, bref de tout sauf de la colorisation et du mixage, le film bénéficie d’un arsenal de plans variés qui permettent de déconstruire et de dynamiser l’espace minuscule où se déroule l’action. Ces plans démontrent en outre une grande finesse d’observation, issue de la symbiose entre le désir de mémoire démontré par l’auteur et son empressement à s’immiscer dans l’intimité de ses sujets adorés. Les inserts de photos et d’articles d’époque qui bariolent les murs et les comptoirs complémentent ainsi parfaitement les plans scrutateurs de mise en place matinale, les saynètes de repas dans le backstore exigu de l’endroit, mais surtout les tableaux du couple au travail, servant une clientèle d’habitué.e.s que la caméra adore également, et dont les témoignages constituent les vestiges vivants d’une ère évanescente. L’auteur en profite pour doubler son impulsion humaniste d’une méditation doucereuse, mais infiniment opportune sur le temps qui passe.
Doté d’un montage simple et chronologique, où de sobres intertitres indiquent la progression du nombre de jours restants avant la fermeture, le film s’attache à des personnages et des situations pittoresques, révélatrices de l’épaisseur émotionnelle et historique du lien qui unit les clients aux tenanciers de l’établissement. Nous développons ainsi une complicité avec les deux sujets, que nous voyons partager des bonbons avec les enfants et des shooters avec les adultes, qui en retour font étalage de leur nostalgie pour la relation qu’ils ont entretenue, parfois des décennies durant, avec leurs figaros et le coin de rue de leur enfance. Au gré de ces souvenirs combinés, le film brosse un portrait vibrant des us révolus d’un quartier populaire, évoquant les files de clients massées autrefois devant le commerce titulaire, mais aussi devant le lave-auto automatique situé plus à l’est. Il médite sur les cheveux précieux d’un ex-bouncer surnommé « le dentiste » et sur la qualité de la lasagne provenant d’une pataterie locale, mais plus profondément il se penche sur un rapport privilégié, désormais évanescent, entre ces gens et leurs barbiers (ou leurs artisans de quartier), professionnels de vocation pour qui la minutie du travail, la considération et le lien de confiance envers autrui, constituaient des valeurs cardinales. C’est pour restituer ce lien, mais surtout pour le préserver que Gazé s’adonne si volontairement à un cinéma de coin de rue à la Pilon. C’est pour cristalliser la chaleur des espaces commerciaux d’antan, menacés par la standardisation corporative : « Il y avait une solidarité, un bel esprit de famille ; on venait ici, on échangeait, on jasait », se remémore un client régulier, « mais aujourd’hui, avec le côté électronique, l’information, les gens sont de plus en plus seuls, alors moi j’appelle ça, des magasins comme ça, des magasins rassembleurs. Des magasins de famille ». (Olivier Thibodeau)
prod. Serge-Olivier Rondeau
GRAND NATIONAL
Serge-Olivier Rondeau | Québec | 2021 | 21 minutes | Court/moyen métrage documentaire
Le Grand National est la compétition de tire de camions de l'Exposition agricole de Saint-Hyacinthe. En suivant l'un de ses participants (feu Donald Labonté, alias « The Rock »), le documentaire de Serge-Olivier Rondeau fait entrevoir l'intensité de ce sport mécanique ainsi que la singularité du lien qui unit les coureurs à leurs bolides ; les enjeux dépassent le divertissement et les simples considérations matérielles. La portée anthropologique de l'œuvre se laisse présager dès la première minute, alors qu'un texte emplit l'écran :
« Les agriculteurs se sont longtemps rassemblés avec leurs chevaux pour tester leur force dans des concours de tire de charge. Avec la mécanisation de l'agriculture, ce sont maintenant des camions et des tracteurs qui sont mis à l'épreuve dans un événement où la machine a remplacé l'animal ».
De son arrivée sur le site jusqu'à la course tant attendue, Donald Labonté s'affaire à différents préparatifs qui vont de l'arrangement de la piste au déchargement et à la mise au point de son camion. Or, c'est à la méditation qu'il semble occuper l'essentiel de son esprit alors qu'il regarde au loin, scrute, jauge, les sourcils légèrement froncés. Le degré de sa concentration, révélé par une caméra qui pénètre son intimité en le suivant de manière rapprochée et nerveuse, évoque celui des athlètes olympiques avant leur performance. Derrière les hésitations et les discussions entourant le choix de la bonne « gear » à installer sur le moteur, on devine l'expertise de l'homme ; voici une pièce dentelée qui tient dans la paume d'une main, mais où réside pourtant la clé de la victoire. On finit par comprendre que le choix ne sera pas tributaire de savants calculs, mais bien de l'intuition du chauffeur et de la connaissance intime qu'il a de sa machine. Ce lien avait déjà été rendu manifeste lorsqu'on l'avait vu démarrer son engin pour la première fois, assis sur son siège à manier leviers et pédales ; le regard absent, toute son attention était alors portée sur les grondements et le pouls du moteur réveillé.
La caméra s'intéresse aussi au public, qui s'installe paresseusement dans les gradins et dont la tranquillité contraste avec la fébrilité des pilotes - les badauds sont là pour s'amuser par une belle journée d'été, tandis que les compétiteurs mettent leur vie en danger. Lorsque vient pour Donald le moment de concourir, une tension s'est solidement établie. À force d'attente et de préparation, la course s'est chargée d'appréhension. La « gear » est-elle la bonne? La performance en devient grisante : le véhicule tirant sa charge ne franchit qu'une brève distance en ligne droite, et pourtant cette traversée à vive allure nous happe par la force déployée et les rugissements du moteur. Puis, la bête atteint l'immobilité et, ponctuant notre contentement, la voix ébahie d'un gamin se fait entendre : « Ta-bar-nak » ! La mine du pilote est celle d'un homme heureux.
Perçant la nuit de leurs feux, les puissants lampadaires font luire la sueur couvrant le visage et les cheveux de Donald Labonté, qui s'est dévêtu de son équipement de protection. Il continue de contempler les performances de ses adversaires, qu'il va complimenter avec énergie. La victoire importe moins que le sentiment de camaraderie mobilisé par l'effort collectif déployé à dompter la vitesse et la force des chevaux-vapeur. C'est en nous montrant cela que Grand National contredit l’idée selon laquelle la machine serait un mal de la modernité, l'antithèse de l'Humain – elle peut aussi en être la fierté, le compagnon, le prolongement. (Anthony Morin-Hébert)
prod. Loaded Pictures, ONF
L'HISTOIRE INTERDITE
Ariel Nasr | Québec | 2020 | 119 minutes | Long métrage documentaire
Né du besoin de donner un corps d’images au récit d’un père afghan réfugié au Canada, L’histoire interdite (en anglais The Forbideen Reel) tisse un faisceau de chaînes entre mémoire et histoire, passé et présent, à partir des archives survivantes de l’Afghan Film Archive, équivalant local de l’ONF. Le fils et cinéaste Ariel Nasr offre à ces archives et ses divers acteurs un espace où exister, matérialisant l’idée émise par Mariam Ghani, chercheure et artiste impliquée dans la pérennisation des films de l’AFA, qu’une archive n’existe que si elle est mise en circulation. Ce sont d’ailleurs sur les propos de cette dernière que s’ouvre le documentaire avec, avant le verbe, quelques images anciennes montrant des soldats, un amoncellement de gens sur une voiture, des derviches tourneurs : « so many aspects of Afghan culture have been systematically destroyed or erased or forgotten », nous rappelle Ghani. Menacée par l’iconoclasme intégriste du régime taliban, ces archives nationales ont été miraculeusement sauvées grâce au courage de quelques personnes, (notamment un Taliban qui occupait la fonction de directeur de la radio et de la télévision). Ainsi, dès son ouverture, L’histoire interdite nous situe sur un terrain viscéral où s’entend la question qu’a posée W.J.T. Mitchell, à savoir « que veulent les images », question à laquelle le film fournit quelques réponses certaines, en nous mettant sur la piste de ce qu’elles peuvent.
Procédant par chapitres explicatifs et thématiques, relevant autant de l’essor du cinéma afghan que du processus de numérisation de ses archives, L’histoire interdite s’appuie sur une forme documentaire classique, entre témoignages, extraits de films et mises en scène illustratives. En son cœur, on retrouve des cinéastes parmi les plus importants, Ingénieur Latif Ahmadi, Siddiq Barmak, Ibrahim Arify, Yussuf Jannesar, le projectionniste Habib, l’actrice Yasmin Yarmal, laquelle a dû prendre un nom d’emprunt à l’arrivée des Talibans au pouvoir, et la chercheure Marian Ghani déjà mentionnée (fille du président actuel). Toutes ces personnes portent le cinéma afghan à même leur vie. Pour les cinéastes, c’est aussi de sentiment amoureux envers le médium dont il est souvent question : qu’il s’agisse des belles questions candides quant à l’origine de l’étincelle créative (Mais d’où vient la lumière ? Par où l’image arrive-t-elle ? Comment font les gens pour se mouvoir ainsi dans l’écran ?) ou de la résistance coûte que coûte maintenue face aux exigences de production (ou de destruction) des divers régimes politiques et des conflits armés que le pays a connus durant la seconde moitié du 20e siècle — monarchique, communiste, moudjahidine, intégriste. En puisant sa force et sa prémisse dans le récit relatant la façon dont l’archive a été cachée et sauvée, le film épluche des étapes de construction et de destruction de l’imaginaire national et révèle ce faisant les diverses composantes et finalités des images produites, didactiques, propagandistes, fictives, mais encore, concrètement stratégiques sous les moudjahidines de Massoud. Il en va d’un mouvement en amont, remontant le temps, qui se complexifie d’un mouvement en aval, celui-là par lequel un pays tout entier est à même de refaçonner une mémoire réduite en poussière et de la sorte, accéder à une matrice de sa propre histoire.
Voir des images de Kandahar et de Kaboul saisies dans les années 1970, avec leurs « routes sûres » et leurs femmes libres, découvrir avec émerveillement les extraits de films présentés, qu’ils soient campés dans la modernité (Les sculptures rient, Toryalai Shafaq, 1976) ou préoccupés d’inscrire le passé dans une tradition soucieuse de sa propre originalité (Épopée de l’amour, Latif Ahmadi, 1986) nous fait prendre la mesure d’un cinéma paradoxalement jeune et si souvent mis à l’épreuve. S’il aurait pu s’enrichir d’un meilleur balisage textuel (en étant plus précis quant aux années de fondation du cinéma afghan par exemple, ou en mentionnant les titres et les années de production des extraits choisis), le film de Nasr accomplit un devoir de mémoire considérable qui, tout en s’ancrant dans la singularité du cinéma afghan, s’érige au seuil réflexif de ce que faire du cinéma apporte à nos vies, en nous donnant irrépressiblement envie de plonger dans ces images épargnées. (Maude Trottier)
prod. Cache no9 productions
LA LUMIÈRE DE LÉONIE
Anthony Ferro | Québec | 2020 | 65 minutes | Long métrage documentaire
Frappée de mémoire négative à l’issue des abus perpétrés par des membres du clergé et du rejet radical opéré par la Révolution tranquille, la religion au Québec apparaît encore aujourd’hui comme un sujet en porte-à-faux. Toutefois, depuis une dizaine d’années, on remarque un intérêt cinématographique accru pour le sort des congrégations féminines, que l’on pense au documentaire Les discrètes (Hélène Choquette, 2015) ou aux fictions La passion d’Augustine (Léa Pool, 2015) et Merci pour tout (Louise Archambault, 2019). S’inscrivant dans cette mouvance positive, La lumière de Léonie porte un regard sur la communauté sherbrookoise des Petites Sœurs de la Sainte-Famille, à l’occasion du grand déménagement de la maison générale vers un bâtiment spécialement construit pour les accueillir. Plus particulièrement, le film focalise sur la charge affective et mémorielle qu’implique le transfert des reliques de Marie-Léonie Paradis, patronne de la communauté décédée en 1912, béatifiée par Jean-Paul II en 1984.
Autour de ce noyau sur lequel viennent se greffer d’autres figures – l’archevêque et un prêtre locaux, les historiens Guy Laperrière et Louise Bienvenue, le maire, l’architecte responsable de la construction du nouveau tombeau, une étudiante à la maîtrise et les croyants eux-mêmes — ressortent tout particulièrement les entrevues avec les sœurs Denise, Grace, Marie-Paul et Rachel. Sans tout à fait constituer des portraits, l’espace qui leur est alloué laisse apparaître l’individualité lumineuse de ces femmes qui ont fait le choix de la collectivité et de l’humilité. L’éloquence simple de leurs réponses est désarmante d’intelligence, de profondeur, de franchise envers soi-même. Ce n’est pas le changement qui est si difficile, explique Sœur Rachel, c’est plutôt le phénomène de la durée qui nous éprouve. Ce n’est pas que l’on ne croit plus, rajoute-t-elle, l’on continue de croire et l’on croit à toute sortes de choses, seulement la façon de croire s’est modifiée. Au fil de ces échanges philosophiquement denses et exempts de toute vanité, on apprend notamment comment ces femmes en sont venues à choisir d’entrer en religion et le sens du bonheur paisible que la vie monastique a pu leur amener. En filigrane, la caméra se pose ponctuellement sur le visage des autres membres de la communauté, comme pour mieux affirmer tout à la fois la singularité de chacune et l’esprit de corps qui les anime. Chose absolument remarquable : partout, les sourires ouvrent les visages.
Si le film réussit très bien l’hommage rendu à ces femmes pieuses, en éclairant leur mode d’existence et en faisant rayonner leur bienveillance, certaines questions demeurent en suspens. On peut par exemple présumer que le grand déménagement est dû au rapetissement de la communauté, mais cette façon d’éluder les questions structurales affaiblit par moment la portée du regard anthropologique jeté, particulièrement en ce qui a trait au corps de Marie-Léonie (ses reliques, son effigie, son essence même), qui aurait pu être mis en perspective par le biais d’une meilleure contextualisation des rituels religieux. Certes, les commentaires d’historiens éclairent la fonction qu’ont pu jouer les religieuses dans la société québécoise et la personne historique que fut Marie-Léonie, mais une impression de pudeur intellectuelle ressort du visionnage, liée sans doute à la conscience que le film a de capter une disparition progressive. Or, on aimerait justement croire, voire savoir que la beauté intérieure de ces femmes est encore « utile », faute d’un meilleur terme, à notre société. (Maude Trottier)
prod. Ariane Bilodeau
LA NUIT DES CHUTES
Ariane Bilodeau | Québec | 2021 | 30 minutes | Court/moyen métrage documentaire
Alliant l’élégance éthérée de la photographie noir et blanc et le potentiel impressionniste du poétique, évoquant par là le sublime Plus haut que les flammes de Monique LeBlanc (également disponible sur la plateforme des RVQC), Ariane Bilodeau et son équipe de choc créent ici un ovni irrésistible, ode onirique à la ville de Shawinigan. Flanquée de Miryam Charles et d’Isabelle Stachtchenko à la direction photo, mais aussi de l’historien poète Christian Morissonneau, dont les propos recueillis servent de trame au récit, l’autrice parvient, grâce à sa mise en scène spectrale, à faire de la Cité de l’énergie un bourg mystique, berceau déchu de l’industrialisation et de l’urbanisation au Québec. Le résultat de son travail n’est donc pas qu’une simple leçon d’histoire urbaine, c’est une expérience sensuelle de l’histoire, entendue comme un flot tempétueux assimilé à celui des chutes titulaires, qui furent à l’époque le moteur d’une industrie forestière dont le sillon ne conserve désormais que des usines ruinées.
L’importance accordée par la réalisation à la figure d’historien poète implique déjà une vision esthétique des sciences humaines, laquelle sert d’impulsion créative derrière l’œuvre. Servant à la fois de guide aux cinéastes et à leur public, la voix et les propos foisonnants du regretté Morissonneau, mort peu après l’enregistrement, nous accompagnent au gré du déploiement des images pittoresques et des strates temporelles superposées pour notre étude. Il s’agit en quelque sorte d’une voix d’outre-tombe, une trace fantomatique qui, comme le support argentique utilisé pour le tournage, les titres manuscrits, la musique classique, le témoignage d’un ancien travailleur, les pitounes submergées du St-Maurice et les toiles historiques inscrites en filigranes, constituent autant d’échos aguichants à un passé commun, que les cinéastes s’affairent à faire resurgir. Dédiée à une forme d’introspection dynamique, l’œuvre s’enorgueillit d’ailleurs d’un travail de superposition exemplaire composé de moult résurgences visuelles, langoureuses ou fugitives à l’instar des souvenirs eux-mêmes (celles des danseurs d’époque, des tableaux d’inspiration coloniale et des sifflements de locomotives qui apparaissent et se retirent subrepticement à nos sens).
Inspirée non seulement par notre histoire nationale (et pré-nationale), mais également par celle du septième art, l’œuvre se profile comme le penchant québécois des « symphonies de ville » de la belle époque (Berlin, symphonie d’une grande ville [1927], L’homme à la caméra [1929], Symphony of a City [1947]), qui proposaient elles aussi à leurs spectateurs des plongées sensorielles au cœur de leurs sujets. Plutôt que l’industrie, c’est pourtant la nature qui occupe ici une place prépondérante. Non seulement le mouvement des flots sert-il de fil conducteur au récit, mais c’est de ceux-ci que surgissent et dans ceux-ci que s’évanouissent les silhouettes humaines du film. Ce dernier développe ainsi un rapport de symbiose entre nous et le territoire, « pour la suite du monde », comme le répétera Morissonneau, pour nous rappeler notre juste place dans l’écosystème, mais aussi pour conjurer l’amnésie populaire quant aux ravages potentiels de l’économie capitaliste. À l’instar des exemples cités plus haut, La nuit des chutes constitue surtout un espace d’expérimentations formelles savoureuses, et c’est en cela qu’il est si précieux dans l’écosystème cinématographique actuel. (Olivier Thibodeau)
PARTIE 2
(Errance sans retour, Francine et Paul - Le documentaire, Grand National,
L'histoire interdite, La lumière de Léonie, La nuit des chutes)
PARTIE 3
(Atalaya, De terres à terre, Inuit Languages in the 21st Century,
Barcelona de Foc, {Null}, Notcimik, Forwards, Backward,
L'art délicat de la violence, Ruines, Monsieur Jean-Claude, Try to remain calm,
Johatsu, Sang jaune, Best Bitches Forever, Regret, Fester,
Quatrequatrequatre, Un gorille dans le placard, La chambre,
Les aventuriers de l'ouest, Lointain, À la maison, Cayenne)
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