DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 4

Par Ariel Esteban Cayer, Sylvain Lavallée, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

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prod.
 Curiosa Films / Vortex Sutra

HORS DU TEMPS
Olivier Assayas  |  France  |  2024  |  105 minutes  |  Compétition

Difficile de ne pas ressortir du dernier film d’Olivier Assayas sans au moins éprouver un certain doute face à son discours, présentant le confinement depuis le confort bourgeois d’une maison d’enfance dans la campagne française : il fallait bien une telle aisance matérielle et psychologique pour en faire un moment hors du temps, paisible et réconfortant malgré ses angoisses. Mais il est aussi difficile de reprocher à un artiste de parler depuis l’expérience qui est la sienne, de témoigner de sa perspective d’une histoire collective. Assayas, de toute façon, est bien conscient du nombrilisme et de l’indécence potentiels de sa démarche, que son alter-ego diégétique (interprété par Vincent Macaigne) adresse à un moment alors qu’il se sent coupable de faire l’étalage de sa situation lors d’une entrevue par vidéoconférence. L’on sait bien pourtant que répondre à l’avance aux reproches pressentis est la meilleure manière de se dédouaner de la perspective problématique que l’on adopte malgré tout.

Le projet est tout de même honorable, et bienvenu après tous ces films de confinement misant sur une atmosphère apocalyptique. À l’envers de ceux-ci, Hors du temps cherche à mettre en arrière-plan les anxiétés (sans les occulter) pour mieux montrer ce que cette expérience de temps suspendu a pu avoir de bénéfique. Le problème, c’est que le film ne parvient jamais à transcender les conditions matérielles des personnages, à rendre son propos plus universel. Il devient alors vite difficile de voir autre chose qu’une utopie pour celleux qui peuvent se la permettre. La faute en revient en partie aux dialogues littéraires et à un jeu d’acteur théâtralisé, qui créent un léger décalage empêchant de ressentir ce que le film essaie de travailler (le poids du passé, les souvenirs du temps d’avant et l’angoisse, comme l’espoir, de ce qui adviendra ensuite, une relation fraternelle retrouvée par l’obligation inattendue de vivre ensemble). En partie, aussi, parce que si cette distance se veut en partie critique, si elle permet d’introduire une part d’humour pour se moquer de ces protagonistes parlant sans cesse d’art dans les termes les plus pompeux et élitistes, elle demeure trop affectueuse et inoffensive pour nous sortir de l’impression de regarder le plus bobo des films français, complètement refermé sur son propre monde, sur sa bulle éphémère de bonheur en temps de pandémie. Pour quiconque a vécu les dernières années comme une fin du monde avortée plutôt qu’un repos temporaire, cette joyeuse impudeur devient vite imbuvable. (Sylvain Lavallée)

 


prod. Les films Cosmos

INTERCEPTED
Oksana Karpovych  |  Québec / France / Ukraine  |  2024  |  95 minutes  |  Forum

Misant sur un dispositif archi-simple, la réalisatrice montréalaise d’origine ukrainienne Oksana Karpovych crée ici un foisonnant et fascinant panorama, abordant l’invasion russe de son pays natal d’une façon subtilement exhaustive et admirablement perspicace. Usant comme canevas des images fixes d’un pittoresque travaillé, elle capte de nombreuses facettes de l’existence en zone de guerre (la vie en ville, à la campagne, dans les bunkers et les cimetières improvisés), cultivant non seulement une esthétique raffinée de la ruine et de l’édifice éventré, mais aussi d’une société souillée par les traces omniprésentes de la guerre (les façades brûlées qu’on aperçoit à partir de la plage et les bouts de vitre brisée que les gens ramassent dans leur appartement). Elle déploie ainsi une tension constante entre l’idée de normalité et d’anormalité, à l’intérieur des plans, mais aussi entre les plans, évoquant visuellement et structurellement la réalité d’une vie indissociable du spectre de la guerre, superposant dans chaque image le passé et le présent d’une nation dont les traces de la beauté d’autrefois se laissent cruellement deviner parmi les décombres, dans une sorte de temporalité suspendue.

On s’intéresse surtout ici à un silence oppressant qui cache à peine l’appréhension de la prochaine exaction. Et pour briser le silence, question de tramer les images d’un poids discursif supplémentaire, elle et sa monteuse Charlotte Tourres y superpose des extraits de conversations téléphoniques entre des soldats russes et leurs familles, interceptées par les services de renseignement ukrainiens. Intercepted cependant, est aussi utilisé ici dans le sens de « pris la main dans le sac » puisqu’on y retrouve l’expression décomplexée d’une haine raciste abominable, laquelle s’épanche dans de troublants aveux des crimes de guerre perpétrés par l’armée russe — on se souviendra longtemps d’une séquence particulièrement odieuse où un homme et sa mère s’excitent à la description de la torture « des 21 roses », infligées à des victimes qui « ne sont pas des gens ». Et bien qu’on soit tenté de voir dans cette superposition audiovisuelle une façon d’accéder à l’imaginaire russe et d’y voir le pur produit d’une idéologie impérialiste nourrie à la propagande nationaliste — « c’est le propre de la guerre » que l’on voit, me dis-je à un moment, que d’entendre le fiel déversé par ces jeunes hommes endoctrinés, sacrifiés pour le bénéfice de quelque oligarque moscovite —, Karpovych est beaucoup plus accusatrice. « Ce sont pour moi des responsables, de vraies personnes qui commettent de vrais crimes […] sans la moindre trace d’empathie », dira-t-elle après la projection, appelant à exiger qu’ils soient tenus individuellement et collectivement responsables du massacre. On envisage alors plutôt la présence de ces voix, qui viennent briser le silence ambiant, comme l’incarnation de la force destructrice à l’œuvre en filigrane, comme la cause de l’effet que constitue la destruction qu’on retrouve au cœur des images. Et il ne reste plus alors qu’à emboîter le pas à l’autrice et à accuser, accuser chacun des rouages d’une machine impérialiste anthropophage qui à la fin de ce texte aura peut-être pris une autre vie… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Xuan Liu

ABOVE THE DUST
Wang Xiaoshuai  |  Chine, Pays-Bas  |  2024  |  123 minutes  |  Generation

L’Histoire à hauteur d’enfant. L’idée qui sous-tend le dernier film de Wang Xiaoshuai (Beijing Bicycle, 2011; So Long, My Son, 2019) est simple, brave et brillante. Above the Dust est présenté à la Berlinale sans le «sceau du dragon» de la censure chinoise et les raisons sont évidentes. Ce qui se dévoile d’emblée comme un récit initiatique au sujet de Wo Tu («terre fertile»), un jeune villageois de 10 ans désirant un fusil à eau plus que tout, prend rapidement de l’ampleur conceptuelle et thématique. La mort de son grand-père ouvre très tôt le récit vers une dimension étonnante tandis que l’irruption d’un taxi en ces lieux prémodernes (un village désertique de la province de Gansu) en situe la temporalité. Nous voici en 2008, dans l’essor des politiques de rénovation et d’expropriation des régions rurales en Chine, visant à relocaliser la population vers les agglomérations urbaines. La tradition veut que les jours après la mort d’un proche soient marqués par une communion avec l’au-delà et le film en fait sa prémisse littérale. Wo Tu voit son grand-père dans ses rêves et découvre bientôt un monde insoupçonné : celui où ses ancêtres lui enseignent l’Histoire de la Chine contemporaine, de la Révolution culturelle au Grand Bond en avant et la tragédie de la Grande Famine. Le cinéaste brouille les pistes entre le songe et ses échos dans le présent, et de ces jeux de mise en scène fantomatiques émerge un film formidable sur le rapport à l’oubli, au traumatisme générationnel et à l’autocensure. Une ligne directe est tracée entre ces pans de l’histoire chinoise que traversèrent les ancêtres de Wo Tu et leurs répercussions sur les générations futures dans le temps présent. L’accent placé sur l’enfance se révèle ainsi d’autant plus ingénieux, dans un rare film chinois à la fois complètement didactique et honnête. Sa facture classique, tout en paysages montagneux et en cadrages académiques, s’avère même être une position subversive. De même, le nom du protagoniste suggère le récit agraire de propagande, mais exemplifie plutôt la charge doublement tranchante du film : un amour pour ce que peut symboliser l’enfance d’une nation et une compréhension lucide de ses maux de croissance. (Ariel Esteban Cayer)

 


prod. TS Productions

AVERROÈS & ROSA PARKS
Nicolas Philibert  |  France  |  2024  |  143 minutes  |  Berlinale Special

Ce n’est pas tant l’aridité du nouveau Philibert qui dérange, le film se constituant majoritairement de longues entrevues entre les patient·e·s de l’hôpital psychiatrique titulaire et les membres du personnel « soignant ». C’est plutôt l’absence d’un discours organisateur sur le fonctionnement de l’institution. Sans exiger la rigueur analytique d’un Frederick Wiseman, on se serait attendu à un constat plus révélateur que celui d’un manque de ressources. C’est du moins ce qui ressort le plus ici, dans la célébration d’une équipe d’intervenant·e·s débordé·e·s qui doivent répondre aux appels d’urgence et intervenir auprès de psychotiques en crise durant les entrevues, abandonnant derrière elleux des âmes suicidaires désemparées dans des plans déchirants de solitude langoureuse. On parle aussi des limites de la médication comme solution unique aux déséquilibres mentaux des sujets et du manque de réconfort physique qu’on leur prodigue, mais d’une façon anecdotique, provenant de la bouche de gens qu’on semble écouter autant qu’on les discrédite en exposant leurs contradictions. 

Cela nous amène d’ailleurs au plus gros problème du film, soit la représentation parfois carnavalesque des psychiatrisé·e·s, qu’on filme à la volée dans des moments d’hébétude, dans des diatribes semi-cohérentes et des moments de crise tout autant que dans leurs envolées philosophiques, qui en ce lieu, génère le rire du public. Et on débouche inévitablement sur la question plus large de l’éthique du consentement, qu’on problématise énormément en insistant sur le caractère délirant des sujets, qui parfois provoque l’admiration, mais plus souvent l’amusement des spectateur·ice·s. L’idée de « franchir la barrière » entre « nous » et « eux », est également utopique puisque le film semble plutôt épaissir cette barrière en mettant l’auditoire dans une position confortable d’observateur·ice·s dérobé·e·s, surtout que les sujets ne s’adressent jamais directement à la caméra, à l’exception d’une entrevue solitaire et de quelques portraits fixes particulièrement inconfortables, ne les filmant toujours que dans un processus médical qui les emprisonne systématiquement dans une structure strictement psychiatrique. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Hochschule für Fernsehen und Film München

DARK SPRING
Ingemo Engström  |  Allemagne  |  1970  |  89 minutes  |  Rétrospective

On fait difficilement plus machiste que la tradition cinématographico-littéraire du road movie ; hommes quittant femme, enfants et foyer pour aller parcourir les grands espaces et conquérir leur identité profonde (ou inversement) dans un maelström d’excès de vitesse et d’homosocialité. C’est peut-être la raison pour laquelle Ingemo Engström choisit de parodier cette forme narrative dans Dark Spring, un film documentaire composé de témoignages réels eux-mêmes enchâssés dans un métarécit fictionnel mettant en scène une femme sillonnant les routes en compagnie de son amant silencieux.

Cette femme, c’est Engström qui l’incarne. Elle rend visite à des amies afin de recueillir leurs réflexions non pas sur ce que l’amour romantique est, mais sur ce qu’il pourrait devenir. À quoi rêvent les femmes en 1970 ? quelles révolutions relationnelles fantasment-elles ? Accompagnée de sa caméra et de sa perche, la réalisatrice trace, pour répondre à ces questions, un parcours utopique moins dans l’espace que dans la voix. Attentive à toutes les inflexions, elle laisse la parole prendre son expansion.

À ces acolytes présentes à l’écran, Engström ajoute la présence évanescente de Valérie Solanas, l’autrice du SCUM Manifesto devenue célèbre après sa tentative de meurtre avortée sur la personne d’Andy Warhol. Ne se contentant pas de lire des extraits, Engström dépasse le procédé citationnel pour tomber dans l’imitation. Ainsi la scène clôturant le film rejoue à l’image l’assassinat raté ; Engström met en joue son amant, le coup part, mais l’image s’arrête avant qu’on sache s’il a atteint sa cible… Dark Spring s’interrompt sur ce moment d’indécision. Cinquante ans plus tard, comme dans un frustrant paradoxe de Zénon, la balle est toujours suspendue dans le temps du film, à l’instar des questions féministes soulevées par lui, et restées depuis sans réponse satisfaisante. (Laurence Perron)


Small Things Like These

PARTIE 1
(All the Long Nights, Crossing
Cuckoo, Reas, Turn in the Wound)

PARTIE 2
(The Adamant Girl, Baldiga 
 Unlocked Hearts,
The Box Man, The Cats of Gokogu Shrine,
Pendant ce temps sur Terre)

The Fable

PARTIE 3
(Une famille, A Different Man,
Nicht Nichts ohne Dich,
Mother, Who Will Weave Now?,
An Evening Song (For Three Voices),
Sleep With Your Eyes Open)

PARTIE 4
(Hors du temps, Intercepted,
Averroès & Rosa Parks,
Above the Dust, Dark Spring)

PARTIE 5
(L'Empire, Love Lies Bleeding,
Architecton, Chime, A Traveler’s Needs)

PARTIE 6
(No Other Land, DIRECT ACTION, Abiding Nowhere,
Slow Shift, Camping du lac, Horse Girl, Tobby)

PARTIE 7
(I'm Not Everything I Want to Be,
I Would Like to Rage, Dicks: The Musical,
The Devil's Bath, Spaceman,
Black Tea)

PARTIE 8
(Made in England, The Germans and Their Men,
Jesus - Der Film, Engel aus Eisen,
Kiehlosen's Daughters)

PARTIE 9
(Warnes, Hidden City, Matt and Mara,
The Visitor, Rétrospective Maria Lassnig,
Pepe, Between the Temples)

PARTIE 10
(Pistoleras, Nocturne for a Forest, Wikiriders
Comme le feu, Il cassetto segretto,
Henry Fonda for President, Résonance spirale,
Invisible Zoo)

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Article publié le 21 février 2024.
 

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