DIAMENTEURS
Chloé Mazlo | France | 2016 | 11 minutes | Compétition internationale 3
Les films artisanaux de Chloé Mazlo, assemblages hétéroclites de bricolage naïf et de savoir-faire certain, ont toujours privilégié l’animation en
stop motion aux formes plus élaborées. En s’appropriant la plus « simple » des techniques, le cinéma de Mazlo parvenait à se révéler à nous comme un cinéma modelé sur les angoisses de la cinéaste et structuré sur les détours de sa vie, une sorte d’autobiographie qui s'ouvre constamment sur le monde, qui cherche dans le trauma d’une personne ce qui peut se rendre jusqu’aux autres (jusqu’à l’incarner sous la forme de valises encombrantes dans
Les Petits cailloux, un autre grand film).
Diamenteurs est encore plus ambitieux dans cette démarche. Ajoutant pour la première fois de l’animation de papier découpé à son travail, Mazlo scinde d’autres dimensions de son univers, l’amenant cette fois vers des registres graphiques différents, qui interagissent entre eux dans une quête identitaire qui vise à cerner les multiplicités des facettes qui composent un individu. L’allégorie, pour la fille d’un joaillier de surcroît, est simple et belle : toute personne est un diamant, façonné par sa famille, sa religion, sa société, etc., un diamant qui menace de céder à chaque nouveau coup donné pour affiner son allure, lui trouver de nouveaux reflets. Mêlant sa propre enfance (avec celle de ses deux frères) à son adolescence et sa vie d’adulte comme trois stades distincts de la vie du diamant déclinés sur trois procédés techniques, Mazlo fait ce que l’animation sait faire de mieux : trouver dans la malléabilité de la forme une manière de nouer, plus serrées encore, les idées et les matières qui peuvent l’incarner.
(Mathieu Li-Goyette)
(FOOL TIME) JOB
Gilles Cuvelier I France I 2017 I 16 minutes I Compétition internationale 2
Qui n’a jamais été stressé et humilié par le fait de ne pas avoir de travail ? Qui n’a jamais été jugé négativement par le fait de ne pas rapporter suffisamment d’argent ? C’est bien là, le triste lot de la quasi-totalité des êtres humains. Puisque nous vivons à l’ère de la course à l’emploi, englués dans ce système universel qui soi-disant nous prodiguerait bien-être et perpétuité tout en vaquant à nos phases d’ennui, Pedro, en recherche d’une job, porte lui aussi cette lourde responsabilité sur ses épaules : il doit subvenir aux besoins vitaux et matériels de sa femme et de son nouveau-né. Il accepte donc ce qui lui tombe sous la main sans trop rechigner, conscient de la conjoncture économique non favorable à la thésaurisation, et se considère même chanceux. Reçu avec froideur et indifférence par son employeur, il signe son contrat et le voilà embarqué dans une aventure à la moralité bien questionnable. La sirène — identique à celle en temps de guerre — sonne le glas du début de la journée de travail, il se dirige vers son casier dans lequel il y laisse ses habits et se retrouve nu, à fanfaronner, dans une immense réserve naturelle avec d’autres de ses semblables, et ne sait que faire, seul, livré à lui-même dans toute sa vulnérabilité. Se persuadant du bien-fondé de cet emploi inhabituel, voire bizarre, il s’arme de courage pour affronter le regard curieux et observateur des visiteurs en excursion pour la journée avec leur sac à dos et leur lunch. De jour en jour, il prend de l’assurance et se métamorphose en véritable bête furtive et craintive, se cachant derrière un buisson, courant à toute allure, prenant au sérieux le rôle dans lequel l’argent l’a enrôlé. Rapidement, il s’enrichit et accède à la position pécuniaire et idéale tant rêvée. Puis, comme toute bonne chose a une fin, des grèves s’ensuivent et des chasseurs armés de leurs fusils font irruption dans la réserve, tuant sans merci et chassant les derniers travailleurs pour les laisser sur le carreau. Sous les traits gris du crayon carbone accentuant le malheur ambiant, l’histoire non dialoguée contient en son sein l’essentiel du propos de Gilles Cuvelier qui dénonce avec vigueur l’engrenage glissant du marché à l’emploi, tant dans ses finalités absurdes que dans son caractère exclusif et humiliant. Une leçon de vie pénétrante qui ne laisse pas indifférente.
(Claire-Amélie Martinant)
MON FARDEAU
Niki Lindroth von Bahr I Suède I 2017 I 14 minutes I Best Of Annecy
Encore mieux qu’un circuit électrique pour petites voitures, le décor de
Mon Fardeau se compose de charmantes miniatures au réalisme déroutant, s’érigeant en une complète zone industrielle entourée de ses périphériques à voie rapide, ses cônes de chantier, panneaux publicitaires et lampadaires réverbérant une forte lumière artificielle, ses tours de bureaux et ses merveilleux
fast-food. Plongé dans le désert de la nuit, ce centre commercial moderne est en proie à un ennui mortel et à un abattement immuable au bord de la catharsis. Les travailleurs de nuit, à la veille de l’aboulie, ne savent que faire, quand soudainement certains se mettent à danser sur les tables, comme sauvés de leur léthargie par un souffle invisible. Avec cynisme et esprit caustique, les employés — des marionnettes s’animant sous les traits de rats, chiens, singes ou poissons — exécutent avec précision et adresse plusieurs chorégraphies dans une fluidité de mouvement contagieuse. Cette fable musicale à l’humeur noire et débordante souligne avec amertume l’absurdité du monde auquel ils font face et dont ils subissent les méfaits. Expiations, revendications, plaintes ou prises de conscience ? La ligne n’est pas tout à fait claire puisqu’ils ne quittent pas pour autant leur travail. Et puis, il y a cet hôtel où viennent séjourner des poissons filiformes en quête d’une retraite à l’abri des regards et des jugements. Perdus, rejetés ou solitaires, ils sont venus chercher un refuge, de la quiétude et un soutien, en convalescence, vêtus de robe de chambre. Le réceptionniste sous sa peau verte, dorée, avec son œil exorbitant nous accueille avec l’énoncé suivant «
Long time, long time. This is where you come if you want to stay a long time. If you are alone or if you don’t have anyone, or if you don’t want to be with anyone, or if you can’t be with anyone, or if nobody wants to be with you. » Ce petit bout de terre flottant dans l’univers est-il le syndicat de notre civilisation ? Exprime-t-il les infirmités de notre structure sociale et économique ? Qui est à blâmer pour cette angoisse existentielle ?
(Claire-Amélie Martinant)
MORNING COWBOY
Fernando Pomares, Elena Pomares | Espagne | 2016 | 12 minutes | Compétition internationale 2
Dans un genre plus positif et plus rebelle,
Morning Cowboy se distingue par une animation dépouillée exempte de langage parlé et jouant sur l’économie du noir et blanc. Un matin alors qu’il boit son café matinal, José se lève, se dirige dans la chambre, ouvre la commode remplie de vêtements et de chaussures et récupère juché sur un tabouret une boîte poussiéreuse contenant le complet du parfait cowboy : le chapeau, les bottes et la chemise affublée de son gilet sans manches à boutons et gratifiée de l’étoile du shérif. Il se pare de ces habits, renouant avec un vieux rêve d’enfance enfoui depuis trop longtemps dans sa conscience qui vient de s’éveiller. Instantanément, il affiche un sourire à pleines dents et se sent prêt pour affronter sa journée de travail sous les yeux éberlués de sa femme qui observe ce manège sans trop en saisir le sens vital. Dans la peau du parfait cowboy, il en adopte le style et l’attitude, et par conséquent ne voit plus l’utilité de conduire sa voiture qu’il délaisse au profit de son cheval qu’il appelle d’un sifflement express... et le voilà qu’il apparaît comme par enchantement, pareil au Jolly Jumper de Lucky Luke. La vie le réjouit au plus haut point et, libéré des contraintes publiques qui lui étaient imposées et l’empêchaient de goûter à l’élixir de jouvence, il devient lui-même sans honte, en plein accord avec ses souhaits, vivant dans le moment présent avec une vivacité méconnue. Nul besoin de vivre un événement traumatisant ou fortement émotionnel pour vivre chaque instant comme si c’était le dernier. Avec une verve expansive et pleine d’aplomb, les moqueries et réprimandes de ses collègues de travail ne l’offensent plus et perdent de leur impact n’atteignant plus leur but. Loin d’être seul dans cette tentative de reconnexion avec son âme intérieure, il emmanche son authentique personnalité et partage même un café avec une femme du même acabit, accoutrée d’une combinaison spatiale en tout temps. Qu’est-ce qui nous empêche donc de prendre le contre-pied de notre formatage éducationnel nous imposant tant de servitude et de coercition ? N’est-il pas plus sain d’esprit que de risquer d’exaucer nos rêves les plus alambiqués en adhérant à l’instinctivité de notre identité ?
(Claire-Amélie Martinant)
L’OGRE
Laurène Braibant | France | 2016 | 10 minutes | Best Of Annecy
Avec une élégance poétique aérienne, le dessin soigné de Laurène Braibant à la texture presque laiteuse et tout en demi-teintes nous séduit par sa beauté charnelle, comme la peau d’une pêche que l’on aimerait caresser. L’ogre au faciès agréablement doux, gratifié de beaux et longs ongles vernis de noir, vêtu avec raffinement et sobriété, s’engouffre dans un taxi pour se rendre à un banquet d’affaire où une foule de personnages longilignes discutent entre eux et se pavanent hautainement, amplifiant son malaise dû à sa taille gigantesque et son allure grotesque. Se réfugiant tout au fond de la salle de réception, il prend place à la seule table vacante, à l’écart, pensant être à l’abri du jugement. Personne ne lui prête attention, invisible, parmi une population qui ne valorise que ses semblables. À peine est-il installé qu’apparaît avec féérie une ribambelle de serveurs qui se succèdent avec des plats toujours plus alléchants qui finissent au creux de son estomac avide avec une rapidité hallucinante. Les effets ne tardent pas à se faire ressentir. Il double, triple, quadruple de volume, sa tête et son corps touchent le plafond et ne tardent pas à emplir tout l’espace. Les convives atterrés par autant de gloutonnerie le remarquent et dès lors sa nature reprend le dessus, ses dents tranchantes et sa bouche béante s’abattent sur tout ce qui se trouve à sa portée, les hommes et les femmes y compris, semant la terreur dans ce monde qui n’est pas à sa mesure. Aux prises avec une boulimie latente et sa réelle identité, un monstre dévorant jusqu’à la chair humaine, il finit par régurgiter ce qu’il vient d’engloutir et s’enfuit, loin, très loin, s’élevant tel un géant sur une terre bien trop étroite pour lui, déçu de lui-même, incapable de se conformer à la classe humaine, sombrant dans le cafard et s’élançant dans le vide intersidéral comme pour mieux s’y perdre, flottant inerte au milieu de sa pitance, retrouvant la légèreté d’un monde sans gravité. Produit par la même compagnie que (
Fool Time)
Job,
L’Ogre symbolise l’empressement maladif avec lequel nous préférons ressembler à nos congénères et nous fondre dans un moule préétabli plutôt que d’assumer une personnalité singulière qui, si elle était approuvée et encouragée, pourrait nous remplir de contentement et de sérénité pour la vie entière.
(Claire-Amélie Martinant)
LA TABLE
Eugène Boitsov | France | 2017 | 4 minutes | Compétition internationale étudiante 2
La Table d’Eugène Boitsov a toutes les qualités qui annoncent un nouveau cinéaste à suivre. L’humilité en premier, l’ingéniosité en second et, enfin, une technique conséquente. Rien de compliqué : un bricoleur souhaite terminer une table, mais personne ne le laisse faire. Chaque nouveau problème amène son lot de solutions que le pauvre personnage doit retrouver en farfouillant dans un immense coffre à outils qu’on croirait tiré de
Mary Poppins à la différence qu’il est tout sauf infini. C’est-à-dire que lorsque le personnage s’engouffre, il nage dans un quadrilatère d’outils dont chaque déplacement va pousser les autres dans un effet domino, une sorte de jeu de
Tetris sur glace, où tout nouveau bloc tasse les adjacents, reconfigurant les formes à l’intérieur du même espace limité. C’est à la fois brillant comme manière très ludique de représenter un personnage jongler avec différents outils (surtout que le personnage lui-même a un corps qui suit cette même physique de répercussions couplées) mais aussi pour représenter ce qu’est l’animation, c’est-à-dire un déploiement de formes et de dynamiques visuelles à l’intérieur d’un certain terrain de jeu ; un terrain assez limité tout en se montrant assez fin pour jouir de ses limites (limité par la technique d’abord, ensuite par un style graphique qui devient garant d’un réalisme que le film institue en lui-même). Boitsov se montre tout à fait conscient de ces réalités esthétiques, tout à fait à l’affût de ce qu’elles impliquent lorsqu’on raconte une histoire et c’est pourquoi son recours au burlesque semble si naturel et si perfectionné, trouvant là une sorte d’équilibre parfait entre les détraquements du genre et ceux de sa forme. Il est bien rare de pouvoir dire des choses aussi définitives après seulement quatre minutes de film, mais c’est qu’il est encore plus rare de voir un animateur être si stimulant, si enjoué, si paradoxalement libre en seulement quatre minutes de film.
(Mathieu Li-Goyette)
WORLD OF TOMORROW CHAPTER TWO: THE BURDEN OF OTHER PEOPLE’S THOUGHTS
Don Hertzfeldt | États-Unis | 2017 | 23 minutes | Compétition internationale 3
Deuxième partie du premier opus
World of Tomorrow sortie deux ans plus tôt, on y retrouve la jeune Emily Prime qui se plaît encore à dessiner et à façonner son imaginaire d’enfant lorsqu’une autre visite impromptue d’un de ses clones adultes provenant du futur vient la rencontrer. Plus précisément, Emily 6, qui est en fait le clone d'un
back-up incomplet, vient pour se connecter mentalement à Emily Prime afin de compléter sa mémoire défectueuse. S’en suit un voyage dans l’esprit des deux Emily qui ont une appréhension bien différente de la vie. Si les toutes premières animations de Don Hertzfeldt démontraient tout l’humour qu’on lui reconnaît, c’est avec la trilogie de l’homme nommé « Bill » (
Everything Will Be OK,
I Am So Proud of You, and
It's Such a Beautiful Day) qu’il a mis de l’avant toute l’angoisse existentielle qui démarque cette trilogie des films précédents. Or avec la nouvelle trilogie en cours, celle des
World of Tomorrow, Hertzfeldt confronte cette fois ses angoisses existentielles à l’esprit enthousiaste et rêveur d’un enfant. C’est que Hertzfeldt enregistre la voix de sa jeune nièce pour combler celle de son personnage d’Emily Prime, donnant cette impression très authentique dans les réflexions et réactions du personnage principal, à l’inverse des personnages de clones adultes désillusionnés aux questionnements existentiels qu’on devine sortir de la tête de l'auteur. On assiste donc à la rencontre d’un esprit plus naïf et encore très imaginatif avec son propre versant angoissé. En voyage dans l’esprit d’Emily 6, Emily Prime arrive à trouver des traces de rêves alors que son clone n’en trouvait plus. Avec des thèmes fondés dans la mémoire, l’identité et l'obsession à reproduire son identité, Hertzfeldt poursuit ses réflexions par la confrontation de celles-ci avec celles de l’autre (ou de son autre).
(David Fortin)
Enfin, de la
COMPÉTITION INTERNATIONALE DES FILMS TRÈS COURTS, on retiendra cinq coups de cœur.
Deux films, d’abord, se sont démarqués du lot par leur indéniable sens du récit, du rythme et de l’humour
. Kort maar krachtig (Junaid Chundrigar, Pays-Bas, 2 minutes) a réussi, en deux minutes bien comptées, non seulement à mener son cocasse conte de fées jusqu’à la fin, mais à en détourner comiquement les codes : du « Il faut faire vite pour sauver la princesse : le film ne dure que deux minutes ! » à l’incontournable « Ils vécurent heureux… ». Ce récit coloré gonflé aux amphétamines, peuplé de personnages exorbitants, contenait tellement de gags à la seconde qu’on doit remercier les programmateurs de l’avoir placé en ouverture (nous avions alors tout le loisir — entre les quarante et un « changements de bobines » — de rire aux gags que nous avions loupés). Tout aussi maîtrisé et tout aussi
punché — la dimension réflexive en moins —,
Fric frac (Oscar Malet, France, 1 minute) nous a confirmé ce que nous avions déjà pressenti : il faudra porter attention aux films qui sortiront de la MoPA. À partir, là aussi, d’une mécanique simple et éprouvée — un personnage un peu gauche (sympathique voleur, de surcroît) commet une maladresse qui en appelle une autre de façon exponentielle —, le cinéaste parvient, en installant subtilement tous ses «
implants » qui rendront vraisemblable cette surenchère, à mener son récit d’une main de maître jusqu’à sa sanction : entrant par effraction dans un garage pour y voler une voiture qui aurait dû le mener loin, le cambrioleur y restera coincé pour longtemps, bêtement suspendu à un crochet. Que le but de la quête soit une bagnole ou une beauté, les embûches posées sur le chemin du sujet — qu’il soit chapardeur ou chevalier — réussiront à dérider. Vous voulez raconter une histoire en moins de temps qu’il ne faut pour la dire ? Maîtrisez-en les codes et les rouages.
Deux films, ensuite, nous auront permis de voir notre monde différemment, en recoupant, tout simplement, des propositions qui, a priori, étaient aux antipodes l’une de l’autre. Prenez la cathédrale gothique de Nidaros, construite entre l’an 1000 et 1300, à Trondheim en Norvège, filmez-en la façade — que vous ferez défiler continûment de droite à gauche en effectuant peu à peu un travelling vers le bas — et ajoutez à ces images syncopées des percussions africaines. Vous aurez
Persistence of Vision III (Sanz-Pena Ismael, Norvège, 1 minute), un film qui vous révélera ce que l’œil nu ne verra jamais et que l’esprit humain n’osait même pas imaginer : l’impassible colonnade de saints qui y sont pétrifiés battent frénétiquement sur leurs tams-tams des rythmes infernaux. Quand le paganisme rencontre le christianisme. Dessinez maintenant des mécanismes rudimentaires sur fond blanc, donnez à voir, en une série de plans fixes, les absurdes fonctions qui leur incombent (lancer des billes, alimenter des feus, expulser de la fumée, pomper, tourner, frapper, pétarader…) et passez de l’un à l’autre de plus en plus rapidement en agglutinant en une seule bande-son leur brouhaha respectif. Vous aurez
Power (Dana Sink, États-Unis, 2 minutes), un autre film qui donnera corps à ce qui vous passait sous le nez : un cheval galopant sur un ronron de moteur. Quand la machine redevient bête. Deux esthétiques différentes (photographie en
stop motion et dessin animé), deux époques différentes (le Moyen-Âge et la modernité), mais un même procédé, qui semble tout droit repiqué à É.-J. Marey, pour nous donner à voir le monde comme seul le cinéma peut nous le donner à voir.
Enfin,
Disillusionment of 10 Point Font (Greg Condon, États-Unis, 1 minute) regroupait, à lui seul, et avec une étonnante sobriété de moyens (des lettres tapées à la machine à écrire sur une feuille blanche qu’un
stop motion activera), toutes ces qualités : un sens du rythme et de l’humour de même qu’une façon de dépoussiérer les ronronnantes conventions dans lesquelles l’habitude nous endort. Mû par une forme de désopilant cratylisme, le cinéaste réussit à trouver une « motivation » aux divers lexèmes qu’il retient : «
lazy », «
happy », «
orbit », «
smile », «
holy », «
shuffle »… Mimant ce qu’ils signifient, tous ces signes parviennent, aidés par une judicieuse bande-son, à nous convaincre qu’aucun autre signifiant n’aurait pu matérialiser leur signifié. Même les onomatopées — « splash », « ding dong » — trouvent ici leur raison d’être. Une mention spéciale pour l’anti-gag — «
disapointed » — qui, en recourant au degré zéro de la motivation, suscitera l’impact le plus fort. Avec ce film, ce n’est plus le réel que nous ne voyons plus de la même façon, mais les mots eux-mêmes qui tentent maladroitement de le circonscrire. Et puis, on se prend à rêver que Greg Gordon nous offrira bientôt l’ensemble du dictionnaire dans un long — très long — métrage. On crève d’envie de voir ce qui pourra sortir de ces entrées.
(Jean-Marc Limoges)