Cette année, par le biais du travail des programmateurs Stefan Borsos et Olaf Möller, le Festival de Rotterdam propose une fascinante rétrospective qui remonte aux origines des indépendances cinématographiques du Sud global, avec comme raison principale celle du 70e anniversaire de la Conférence de Bandung en Indonésie (1955), où 29 nations, pour la très grande majorité des pays colonisés ou récemment indépendants, s’étaient réunies pour mettre en commun leurs analyses et espérances d’un futur équitable et autodéterminé. La conférence eut d’importantes répercussions à travers les pays membres, amorçant une multitude d’accords bilatéraux et d’alliances qui allaient former durablement le développement des nations présentes. Parmi ces initiatives, la tenue du Festival afro-asiatique de films demeure un événement primordial de l’histoire du cinéma, sorte de fondation de tout un cinéma décentralisé de l’Europe, essentiel à la compréhension des cinémas africains, maghrébins, chinois, indiens et du Sud-est asiatique, et encore cruellement méconnus des cercles cinéphiles occidentaux.
Le festival en question eut lieu à trois reprises, à Tachkent en 1958, au Caire en 1960 et à Jakarta en 1964. Les discussions et les échanges qui s’y sont déroulés encouragent la majorité des pays qui y participent à faire du cinéma une affaire de secteur public. Ces cinémas nationaux doivent être subventionnés s’ils veulent exister, d’autant plus dans un monde où personne n’a encore découvert le principe des co-productions internationales. À chaque édition, le cinéma est ainsi réitéré dans l’importance qu’il doit occuper dans l’autodétermination des peuples qui se mettent à le pratiquer. À l’édition de 1960, par exemple, on retrouve dans les participants Gamal Arafat, frère de Yasser, présent à titre d’observateur juste une petite année après la fondation du Fatah. [1]
L’événement ne finit par connaître que trois éditions avant de disparaître à cause de différends politiques majeurs au sein des pays invités. Le refus de redistribuer les ressources des nations dominantes rendait l’exportation et le sous-titrage des films des plus petits pays impossibles, résultant éventuellement à la création de deux classes distinctes. La première, constituée des films de la Chine, de l’Inde et de l’URSS, était admissible à des prix donnés par des jurys internationaux tandis que la seconde, englobant la totalité des cinémas d’Afrique et du Sud-est asiatique, devait se contenter d’une catégorie de participation où se sont retrouvés les premiers cinéastes de Birmanie (Myanmar), du Cambodge, du Ceylan (Sri Lanka), du Vietnam, de l’Indonésie, du Liban, de la Mongolie, de la Corée du Nord, du Pakistan, de Singapour et de la Thaïlande. Éventuellement, l’idée du festival a su renaître, notamment à Tachkent dans les années 1970, où se sont solidifiés des liens durables entre ces nouveaux cinémas sous l’influence de l’URSS, réunissant alors des cinéastes de partout qui se montraient aussi sensibles au cinéma social, voire socialiste et communiste. C’est pour cette raison d’ailleurs que certains des piliers du cinéma africain, comme Souleymane Cissé et Abderrahmane Sissako, font leurs études de cinéma à la prestigieuse VGIK de Moscou...
On s’arrête un instant pour redire qu’encore aujourd’hui l’histoire du cinéma à laquelle nous avons accès est profondément marquée par la guerre froide et son clivage idéologique et qu’il y a sans doute peu de meilleur premier pas pour y remédier que de s’intéresser à la programmation des trois éditions de ce Festival afro-asiatique de films.
C’est donc exactement ce à quoi s’attelle cette importante rétrospective du Festival de Rotterdam, à un jet de pierre de la métropole des anciennes colonies hollandaises de l’Indo-Pacifique, se targuant même d’avoir une section, Harbour, entièrement consacrée aux récits de la migration et de l’intégration (on y retrouve d’ailleurs cette année Une langue universelle de Matthew Rankin). Through Cinema We Shall Rise! est dédié à ces films présentés il y a plus de 60 ans et qui témoignent de cet « esprit de Bandung ». Des films qui travaillent leur propre décolonisation, à la fois narrative et esthétique, à partir de pratiques naissantes ou transitoires (comme les films africains du programme) ou d’industries déjà présentes (comme en Égypte) et qui doivent surtout désapprendre les codes importés, auto-imposés, du cinéma classique hollywoodien.
:: Freedom for Ghana (1957) [Sean Graham]
Le premier contact avec cette rétrospective survient grâce à un astucieux programme double, composé de Freedom for Ghana (1957) et Law of Baseness (1963).
Le premier est réalisé par un Britannique, Sean Graham, auparavant à la tête des actualités cinématographiques de la compagnie minière Gold Coast, qui dirige ici une équipe de techniciens ghanéens afin de tourner un moyen métrage consacré à l’indépendance du Ghana et à son entrée dans le Commonwealth sous le regard des chefs occidentaux et de la royauté. Le film se veut magnanime, vantant une indépendance sans aucune effusion de sang, où les soldats locaux paradent en bons disciplinés devant l’ancien oppresseur comme venu vérifier que les leçons avaient bien été apprises.
Tout à l’opposé de cette mascarade, Law of Baseness est une œuvre de propagande aussi, mais soviétique celle-là, brossant un portrait beaucoup plus juste des crimes et de l’exploitation coloniale par l’Occident. Le film, réalisé par le vétéran Alexandre Medvedkine, une figure classique des cours d’histoire du cinéma (30 ans plus tôt, il inventait les ciné-trains) et dont on découvre ici enfin le travail. Du montage percutant, qui adjoint des images révoltantes aux images documentaires de ces lointains bourreaux de Wall Street, produisant une rhétorique sans pitié où la misère et l’opulence sont rapprochées de si près l’une de l’autre que l’argumentaire semble imparable. Il faut voir aussi comment l’URSS est finalement montrée en leader mondial dans le dernier droit, venant enseigner aux colonisés plutôt qu’à chercher à les exploiter encore davantage. Entre les deux films c’est la guerre froide qui revit claire et nette le temps d’une projection, avec ses jeux d’influences et, toujours au centre, des peuples à qui l’on demande de choisir un seul côté du rideau de fer.
Plus loin dans la programmation, une authentique fiction au sujet tout à fait réaliste, Vers l’inconnu, une production libanaise de 1957 tournée par le « père du cinéma libanais », Georges Nasser. Premier gradué du monde arabe à la UCLA, Nasser y côtoie sur les bancs d’école George Roy Hill (Butch Cassidy and the Sundance Kid [1969], The Sting [1973], Slap Shot [1977]) avant de rentrer au pays pour tourner ce premier film, l’histoire d’un patriarche d’un petit village du mont Liban qui rêve d’émigrer en Amérique du Sud, seul, sans sa femme ni les enfants, afin de travailler et d’éventuellement les faire venir à leur tour. La mère ne recevra jamais les nouvelles tant attendues, devant se résoudre à la tristesse et à l’éducation d’enfants qui patientent en vain. Pour meubler l’errance, le film de Nasser se penche sur la culture locale, ses chants, sa musique, ses danses captées contre un paysage majestueux montré comme si le cinéaste en avait justement été nostalgique lui aussi durant ses années d’études aux États-Unis. Avec une technique impeccable malgré les moyens minuscules et une mise en scène empathique, Vers l’inconnu s’avère certes accompli, mais c’est dans son timbre doux, son amour pour ce Liban champêtre d’avant la guerre que les personnages craignent de quitter qu’il émeut, dans ce regret qui se déplie comme un accordéon de malheur jusqu’à aujourd’hui.
:: Vers l'inconnu (Georges Nasser, 1967) [Lebanon Pictures]
:: La porte ouverte (1963) [Henry Barakat]
La porte ouverte (1963) d’Henry Barakat, avec un scénario de l’écrivaine communiste Latifa al-Zayyat (qui adapte ici son propre roman), est une des premières grandes œuvres du cinéma égyptien, et suit semblablement ce néo-réalisme du Moyen-Orient, mais en poussant la note un peu plus loin. Célébration forte et féministe de la révolution de 1952 qui a renversé le roi Farouk, La porte ouverte est une production militante, obstinée, rieuse, généreuse, qui suit la star égyptienne Faten Hamama à travers ses études à l’université et ses amourettes de campus. Pendant que la tension monte dans la rue, que les hommes veulent accaparer la gloire de la libération, l’héroïne cherche des moyens d’atteindre la liberté, à la fois conjugale (ses parents veulent qu’elle marie son professeur !) et nationale. On retiendra ici une réalisation particulièrement inspirée, notamment toutes ces scènes dans la cage d’escalier de l’immeuble d’appartement habité par la famille et qui sert de microcosme à la société égyptienne. Du haut des marches jusqu’en bas et du bas vers le haut, de l’ascenseur central jusqu’à l’extrémité des balcons perchés au-delà du fond des foyers qu’on retrouve à chaque étage, la caméra parcourt le dédale d’angles perpendiculaires avec une aisance qui donne au film une fougue enlevante. Ça sidère, ça impressionne, avec un rythme qui bouillonne et qui ne peut pas mentir sur la ferveur ici à l’œuvre.
A Phu and His Wife du Vietnamien Mai Loc (1960) est peut-être le film le plus remarquable du lot de par sa précision scénique et son immense sens de l’espace. Documentariste et ancien résistant durant la Guerre d’Indochine, Loc est un metteur en scène qui n’a rien à envier à ses comparses japonais des mêmes années, ceux reconnus pour cette précision hors pair du cadrage (de Mizoguchi à Kobayashi). Sa caméra va et vient de l’extérieur vers l’intérieur des maisons, accomplissant des mouvements circulaires parfaitement orchestrés avec un éclairage qui dramatise les visages et les actions, permettant à chaque plan de s’ériger en tableau fortement composé. La profondeur de champ est riche, le montage concis dans sa capacité à raconter un ambitieux récit en un peu plus de 70 minutes. Le tout ne serait pas aussi impressionnant s’il n’était question de cette histoire d’amour entre Phu et sa future épouse, les deux captifs d’un seigneur de guerre à la solde du colonisateur français, au point que l’on sent bien que la vigueur de la mise en scène est animée par autre chose qu’une quête de perfectibilité technique. L’amour naît ainsi sur fond de guerre coloniale, la caméra de Loc se centrant sur des objets du labeur de ses personnages (des sceaux, des troncs, des pièces d’argent), autour duquel l’appareil vrille et recompose le cadre par l’effort des actes, comme si l’intensité de l’image essayait de se visser dans celle des visages.
:: A Phu and His Wife (Mai Loc, 1960) [Vietnam Feature Film Studio]
Enfin, dans un geste de programmation plus intéressant que le film en question, la rétrospective a décidé de tricher un peu et d’insérer une production contemporaine de 2025 avec la première mondiale de Four Rivers Six Ranges, de Shenpenn Khymsar, le premier blockbuster nationaliste tibétain réalisé et interprété par une distribution tibétaine qui s’affiche dans un projet ouvertement opposé au Parti communiste chinois. La démarche est immensément courageuse, de la part du cinéaste qui a dû exfiltrer ses rushes lui-même en voiture à travers le Népal, tout comme venant de la distribution largement non professionnelle qui a accompli le film (excepté Robert Lin, qui incarnait très bien Mao sous Scorsese dans Kundun [1997] et qui se retrouve ici à jouer un général chinois obsédé par le Grand Timonier…). En dépit de toute la sympathie qu’il faut avoir pour la cause tibétaine, Four Rivers Six Ranges ne parvient pas à dépasser son statut de film de propagande, appuyant si fortement sur la vilenie des Chinois et sur l’héroïsme des Tibétains que l’œuvre ne laisse aucune place à la nuance, ni même à une sorte de péril narratif qui pourrait finir par nous intéresser à la trajectoire personnelle et patriotique de ses nombreux protagonistes. Malgré la belle raison derrière l’inclusion, on retiendra peut-être de ce dernier pan chronologique de la rétrospective le fait que le cinéma a bien changé dans les 70 dernières années et que les tournages faits à l’arraché durant les décennies 1950 et 1960 se réalisaient tout de même avec une conscience de l’espace et de la mise en scène dont l’élégance et sinon la vigueur pouvait produire des œuvres totalement insoupçonnées, semblables par leurs codes esthétiques à des films canoniques qui ont davantage circulé, mais présentant des spécificités culturelles et des idées visuelles donnant l’impression de découvrir là en quelques jours la pointe de plusieurs icebergs submergés du cinéma.
Pour les listes et la curiosité, voici les films qui faisaient partie de cette rétrospective :
Santi-Vina (Marut [Thavi Na Bangchang], Thaïlande, 1954)
Freedom for Ghana (Sean Graham, Ghana, 1957)
Vers l’inconnu (George Nasser, Liban, 1957)
Turang (Bachtiar Siagian, Indonésie, 1958)
Ballad of the Cart (Satsuo Yamamoto, Japon, 1959)
Five Golden Flowers (Jiayi Wang, Chine, 1959)
Veerapandiya Kattabomman (B. Ramakrishnaiah Panthulu, Inde, 1959)
A Phu and His Wife (Loc Mai, Vietnam, 1960)
The Red Detachment of Women (Jin Xie, Chine, 1961)
Law of Baseness (Alexandre Medvedkine, URSS, 1963)
La porte ouverte (Henry Barakat, Égypte, 1963)
Serfs (Jun Li, Chine, 1965)
Four Rivers Six Ranges (Shenpenn Khymsar, Inde, 2025)
[1] Pour en savoir davantage sur l’histoire du Festival de cinéma afro-asiatique, il faut lire les recherches d’Elena Razlogova, professeure d’histoire à Concordia et invitée principale d’une conférence organisée pour accompagner cette rétrospective. cf. Elena Razlogova, « Cinema in the Spirit of Bandung: The Afro-Asian Film Festival Circuit, 1957–1964 » dans Bystrom, Kerry, Monica Popescu et Katherine Zien (dir.), The Cultural Cold War and the Global South (New York: Routledge, 2021), 111-128.
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