DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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36e Festival international du film sur l'art (1ère partie)

Par Panorama - cinéma


BECOMING CARY GRANT
Mark Kidel  |  France  |  2017  |  85 minutes  |  FIFA Compétition
 
Pour répondre à la question comment Archibald Alexander Leach est devenu Cary Grant, le documentaire de Mark Kidel propose la méthode la plus banale qui soit : fouiller la vie privée de la star en espérant qu’elle nous renseignera sur l’artiste. Un père alcoolique, une mère internée (le père fait croire au jeune Archie qu’elle est morte, il découvrira 20 ans plus tard qu’elle est toujours en vie), un peu de psychologie, il n’en faut pas plus pour comprendre l’un des plus grands acteurs (sinon le plus grand) de l’histoire du cinéma. Mais qu’en est-il de l’art ? Dire que Cary Grant est devenu à l’écran un gentleman sophistiqué pour échapper à ses origines malheureuses, cela ne nous aide nullement à saisir son jeu si particulier – sa manière de découper ses gestes en les gardant suspendus un instant avant de passer au suivant par exemple ; ses réactions à retardement ; son agilité à tomber, se heurter, ou à l’inverse se redresser, esquiver ; son goût pour les déguisements, les travestissements ; sa parole aussi athlétique que son corps, capable de se brouiller, s’emmêler avec humour comme de s’emporter en suivant le rythme fou des dialogues hawksiens (il faut lire le magnifique chapitre sur Grant, dans La politique des acteurs de Luc Moullet, pour trouver un répertoire exhaustif des mouvements-types de la star, tous fondés sur un amalgame des plus cinématographiques entre le fluide et le discontinu).
 
« Everyone wants to be Cary Grant. Even I want to be Cary Grant » : cette citation célèbre, le film la reprend pour nous expliquer, au fond, que le garçon de Bristol demeure encore et toujours caché derrière le masque de la star qu’il ne peut jamais tout à fait devenir. Il y a peut-être un fond de vérité à cette interprétation, mais elle ne nous permet pas d’aller bien loin. Une meilleure question serait pourquoi nous voulons, nous aussi, devenir Cary Grant, qu’est-ce qui nous inspire dans le travail de l’acteur – question d’autant plus pertinente, dans le cas de Grant, qu’il était un acteur on ne peut plus réflexif,  travaillant la notion d’acteur autant par son choix de rôles que par son style de jeu (d’où les déguisements). Pour le fan de la star (qui ne l’est pas ?), le film réserve tout de même quelques moments d’émotion (découvrir les images inédites tournées par la star elle-même ; entendre des extraits de son autobiographie lus par Jonathan Pryce ; revoir nos scènes préférées ; voir Grant dans ses dernières années, après avoir pris sa retraite, 20 ans avant son décès, pour rester auprès de sa fille), mais l’argument général permet peu de reproduire, amplifier ou examiner la fascination que nous éprouvons face à la star. Au contraire, le film a pour effet de relativiser notre admiration pour une star présentée implicitement comme rien de plus qu’une image, une construction artificielle, le « véritable » Grant étant un homme aussi malheureux que tout un chacun, son personnage rien de plus qu’une chimère hollywoodienne. Le spectateur plus perspicace en tirera une meilleure leçon : il est facile de rabaisser le génie vers le commun, de ramener l’extraordinaire à l’ordinaire ; plus difficile de tendre vers lui pour s’efforcer de le comprendre. (Sylvain Lavallée)




JACQUES BREL, FOU DE VIVRE
Philippe Kohly  |  France  |  2017  |  116 minutes  |  FIFA Compétition

Nous entrons de plein fouet dans la vie privée d’un homme public. Arthur H – qui porte la narration – chuchote de sa voix chaude le texte et installe d’entrée le ton de la confidence. Le documentaire suit alors la courbe classique. L’enfance. Le jeune Jacques. Timide. Rêveur. Ailleurs. Le monde des adultes, de l’école, du travail. La vie de famille. Trop vite, trop dure, trop triste. Un monde où l’on meurt tranquillement. La fuite vers Bruxelles, puis Paris. À la recherche de quelque chose. Toujours. La recherche. Les huées, la solitude, les amourettes, le désespoir. Le succès. Enfin. Intense. Fulgurant. Les luttes. Lutte entre des conceptions du monde (catholique puis anticlérical), lutte entre des personnages (le compositeur, discret, et le chanteur, fougueux), lutte entre des modes de vie (plaire au public ou plaire à soi-même). Quinze ans après les refus, le refus. Ultime. Final. La fuite. Une autre. Le renoncement. L’abandon. L’effacement. Les ailes. Les îles. La mort.
 
Après les deux heures que nous aurons passées avec « Le grand Jacques », nous serons habités par des sentiments opposés : aimer et détester Jacques Brel. Car jamais ne nous sera-t-il apparu autant contradictoire. S’attardant à l’homme derrière l’artiste – pour preuve ces images d’archives (captant Brel dans les coulisses, le suivant en tournée, vomissant avant de chanter, risquant de s’évanouir pendant ses chansons, flottant après sa prestation) et ces sobres animations (nous révélant pudiquement quelques pans de sa vie intime) ponctuées de chansons qui s’ancrent, chaque fois, dans sa biographie –, Kholy nous dévoile un Brel à la fois amoureux fou des femmes et misogyne intraitable, père de famille manqué et donneur de leçons, laideron introverti et coureur de jupons, un Brel à la fois cancre et minutieux, pudique et exhibitionniste, matamore et terrorisé, humble et orgueilleux, téméraire et couard… Après ces deux heures, nous aurons appris à le connaître, à l’apprivoiser, à le critiquer, sans cesser pourtant de l’admirer.
 
Après ces deux heures, nous le quitterons, gratifiés de quelques leçons de vie, que Brel, se répétant modeste, se complaisait toutefois à improviser, quelques bons mots, qui parfois font mouche, et sur lesquels on réfléchira : « Si tout mon corps n’aide pas le texte, c’est pas une chanson. » – « Si l’acte d’amour n’est pas suivi d’un énorme épuisement, c’est qu’il n’y a pas d’amour. » – « Il faut trois idées pour une chanson : une idée de musique, une idée de texte et une idée qu’on n’attendait pas. » – « Le talent, c’est avoir l’envie de faire quelque chose… tout le restant c’est de la sueur, de la transpiration, de la discipline. » – « Je ne connais pas d’artistes. Je ne connais que des gens qui travaillent. » – « Tout ce qui n’est pas une bataille ne m’excite pas beaucoup. » – « Je crois qu’un homme est un nomade et que toute sa vie il rêve de foutre le camp. » – « Les hommes ne sont malheureux que dans la mesure où ils n’assument pas leurs rêves. » – « Quand je lis Rimbaud et que j’écoute Ravel, je me dis que j’ai tout raté. »
 
Mais c’est surtout le portrait d’un homme, rien que d’un homme, d’un homme qui a toujours voulu n’en faire qu’à sa tête qui nous reste. Une sorte de modèle, de modèle contestable sans doute, mais de modèle quand même : sacrant là l’entreprise familiale qui lui assurait un avenir, sacrant là la femme qui lui a donné trois enfants, sacrant là la chanson qu’il avait pourtant désirée, jouant au théâtre ou au cinéma parce que ça lui chantait, réalisant des films parce que jouer ne lui suffisait plus, puis plaquant tout pour piloter un avion ou naviguer sur un voilier, terminant ses jours loin de tout, marchant incognito dans les rues d’Atuona. C’est le portrait d’un homme déterminé, mû, mené, conduit par son seul goût de vivre, à sa façon, fuyant les standards et la bienpensance et tous ces « gens-là », refusant de devenir l’un des « vieux » qu’il a chantés avec tant de justesse et de sensibilité. Un modèle. Un modèle à ne pas suivre. Un jusqu’au-boutiste dont il faut imiter l’élan et fuir l’arrivée. Oui, « fou de vivre », il l’était, jusqu’à se tuer à petit feu en clopant quatre paquets de Gitanes par jour. Exemple à suivre, Jacky? Avec modération (autant que faire se peut). (Jean-Marc Limoges)




NEVER-ENDING MAN : HAYAO MIYAZAKI
Kaku Arakawa  |  Japon  |  2016  |  70 minutes
 
Never-Ending Man débute là où The Kingdom of Dreams and Madness (2013) se terminait : au moment de l’annonce de la retraite de Hayao Miyazaki après la fin de la production du Vent se lève (2013). Sorte de suite qui n’en est pas vraiment une (la mise en scène est complètement différente, l’emphase est sur le seul Miyazaki et ses angoisses de vieillesse, etc.), le film tourné pour la chaîne japonaise NHK prend la forme d’un journal quotidien qui suit pas à pas la nouvelle vie de retraité de l’illustre animateur. Le film, sans grande force picturale ou narrative, marque surtout par l’aspect intrusif qu’il prend dès ses premiers plans, s’introduisant, caméra portée, dans l’atelier privé du maître alors que celui-ci insiste pour ne pas y être filmé. « Je suis maintenant à la retraite de toute façon », dit-il doucement, avant de céder finalement à la demande… et de nous dévoiler que bien entendu, il était encore au travail. À l’image du film, cette scène esquisse le portrait d’un artiste qui refuse la retraite, qui se débat avec des questions d’héritage artistique (il n’a formé personne, au contraire il avoue lui-même avoir « dévoré » ses meilleurs apprentis au fil des ans), des questions qui remettent en cause l’existence du mythique Studio Ghibli au-delà de l’apport de ses deux figures de proue qu’ont été Miyazaki et Isao Takahata.
 
Adepte et grand défenseur de l’animation traditionnelle, le maître s’essaie sous nos yeux à l’animation numérique pour une première fois, cette technique déclenchant chez lui le désir d’explorer de nouvelles potentialités pour l’animation. « L’animation numérique me permettra de mettre en images des idées que je ne suis pas capable de dessiner », confie-t-il à la caméra, pendant qu’il se lance à corps perdu dans un court métrage, Boro The Caterpillar, qui ressemble étrangement à un hommage au film de Kenzo Masaoka, The Spider and the Tulip (1943), l’une des œuvres les plus influentes du cinéma d’animation japonais. Tandis que la nouvelle équipe « numérique » s’affaire à reprendre possession des bureaux poussiéreux du Studio Ghibli (toute forme de production s’était arrêtée à la suite du Vent se lève), Miyazaki esquisse des centaines de story-boards, critique (parfois amèrement) le travail des jeunes animateurs, en vient même à se demander si les limitations créatives de cette génération « qui voudrait seulement travailler sur le prochain Star Wars » n’est pas le signe qu’il devrait arrêter net la production de ce nouveau film. À la recherche d’un double qui ne vient pas, d’un complice taillé sur mesure alors que des appels téléphoniques nous avertissent ponctuellement de la mort de ses collaborateurs passés, Miyazaki apparaît de plus en plus seul aux commandes, une sorte de génie inépuisable, isolé, faisant preuve d’une rigueur intimidante sous ses apparences de grand-père émerveillé.
 
Contrairement à Kingdom of Dreams and Madness, qui alternait judicieusement entre des témoignages des employés de Ghibli, des entrevues avec Miyazaki, d’autres avec son producteur Toshio Suzuki et une présence de Takahata laissée sciemment dans le hors-champ de la majeure partie du film, Never-Ending Man ne se préoccupe pratiquement pas des jeunes animateurs, les laissant dans le malaise d’une mise en scène documentaire qui ne sait comment les inclure ni comment les exclure (puisque même lorsqu’ils ne sont pas dans la scène, Miyazaki lui-même rapporte ses ambitions à leur talent, comme si son expérience luttait constamment contre leur génération, leur technique, leur médium). En ce sens, Never-Ending Man fait beaucoup pour montrer aux spectateurs quelles sont les différences fondamentales entre l’animation traditionnelle et la numérique, quels champs de possibles se déploient dans l’un comme dans l’autre, faisant de Miyazaki un théoricien de la pratique, qui refuse pourtant de baisser les armes et qui, à l’image des grands animateurs japonais, parvient à transformer l’ensemble des contraintes qui s’offrent à lui en une forme technocritique, en mesure de transcender les limites de son médium à travers une mise en scène de celles-ci. (Mathieu Li-Goyette)




ZORN (2010-2017)
Mathieu Amalric  |  France  |  2017  |  54 minutes  |  projections spéciales

S’inscrivant dans l’élan musical que le cinéaste et acteur Mathieu Amalric semble suivre avec ses portraits de musiciens, tant dans la fiction (Barbara, 2017) que dans le documentaire (C'est presque au bout du monde, 2015 et Music is Music, 2017), Zorn (2010-2017) démontre aussi son intérêt à capturer le processus de création. Le projet à commencé il y a plus de sept ans alors qu’une chaîne de télévision européenne lui proposait de faire un documentaire sur le musicien et compositeur John Zorn. La commande est rapidement laissée de côté mais les captations du musicien par la caméra d’Amalric se poursuivent, de façon plus intime, au hasard des rencontres, au fil des années, entre New York et Tokyo (les deux villes centrales dans la vie du musicien). Sans générique, sans titre, sans producteur et sans le poids d’une structure de production, l’oeuvre est plus près du film de famille que du documentaire traditionnel dans son approche. Amalric filme occasionnellement, avec une caméra légère, à la façon dont le ferait un ami qui veut attraper en image un moment partagé. Sans commentaire audio ou entrevue, le cinéaste montre simplement des fragments de Zorn en lien avec la musique. Extraits de spectacles, d’enregistrements, de répétitions, c’est toute la rigueur et le travail performatif, presqu’atlétique, qui sont mis de l’avant. La musique est omniprésente dans la vie de Zorn, pour qui la communication semble passer essentiellement par ce mode d’expression. C’est toujours avec un sourire et un enthousiasme que Zorn écoute, compose ou joue de la musique. De la même manière que dans ces autres films « musicaux », Almalric semble intéressé par ce dévouement qu’ont certains musiciens envers leur travail et la place que ce travail va prendre dans la vie de ces artistes. Et de la même manière qu’il le fait pour Barbara/Jeanne Balibar, Barbara Hannigan ou John Zorn, c’est à partir d’un amour, d’une amitié et d’une grande admiration pour son sujet que le cinéaste porte son regard. Le portrait en devient alors plus émotif, plus instinctif. On ne verra donc pas l’évolution de John Zorn à travers le temps, l’importance qu’a eu certains albums et l’influence qu’il a eu sur plusieurs autres artistes, mais plutôt de brefs moments créatifs attrapés dans la dernière décénnie... Ce qui fait de ce film un objet intéressant pour les habitués du saxophoniste, mais pas nécéssairement la meilleure introduction à son travail (ce que le film ne cherche pas à être). Enfin, il ne faudrait pas passer sous silence le travail admirable de la monteuse Caroline Detournay qui a su composer une structure avec tous ces fragments filmés par Amalric, donnant au film un rythme qui rappelle les compositions tout en rupture de ton du musicien. (David Fortin)





Partie 1
(Becoming Cary Grant, Jacques Brel, fou de vivre,
Never-Ending Man: Hayao Miyazaki, Zorn (2010-2017))

Partie 2
(Divino Infero, Focus sur l'Iran, Megalodemocrat,
Persona, le film qui a sauvé Ingmar Bergman)

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Article publié le 15 mars 2018.
 

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