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Sommets du cinéma d'animation 2019 : Partie 1

Par Samy Benammar


 

Dans une entrevue réalisée au festival Cinemed de Montpellier en octobre, où il présentait alors le film Le Voyage du prince, qui faisait cette semaine l’ouverture des Sommets du cinéma d'animation, Jean-François Laguionie revient brièvement sur l’une des premières images de son film : le corps inerte du prince échoué sur la plage. Le rapprochement avec les photographies de migrants qui ont habité l’actualité récente est évident et le réalisateur affirme alors la volonté de poursuivre dans ce film des questionnements qui sont les siens depuis les années 70 : la xénophobie, le rapport à l’autre et la discussion à travers un cinéma d’animation à la frontière du conte jeunesse et de l’œuvre mature et engagée, d’enjeux politiques complexes. Je ressens pourtant une forme de malaise alors que se meuvent les images de ce cinéaste blanc, légende vieillissante de l’animation française, et qu’à l’écran des singes deviennent les incarnations archaïques de notre société. Pour en résumer grossièrement l’intrigue, le film conte l’histoire du Prince, issu d’une société royaliste nous renvoyant à une forme d’antiquité tribale, et qui échoue sur les plages d’une société moderne où se met en place le rationalisme scientifique et la pensée consumériste de la machine à vapeur. Ainsi le récit construit un personnage qui se rit du regard ethnographique posé sur lui par les docteurs qui le sauvent de la noyade. Dans le même temps, il s’émerveille des progrès techniques de ce monde — « peintures au réalisme étonnant », dit-il apercevant des photographies dans un couloir — tout en soulignant les dérives qui l’accompagnent.

Le malaise s’installe donc alors que je me demande si une fable naïve est bien apte à discuter la xénophobie dans le contexte actuel (d’autant plus dans le climat politique français où est produit le film), mais l’animation reste suffisamment trouble pour échapper à une critique frontale qui voudrait immédiatement condamner les raccourcis effectués par Laguionie. Il serait en effet trop facile de blâmer le Voyage du prince, et la programmation des Sommets a l’intelligence de proposer, le lendemain de son ouverture, la restauration d’une autre œuvre de Laguionie : Gwen, le livre de sable. Cet autre récit est lui aussi imprégné d’une forme d’orientalisme, mais sa réception aujourd’hui se fait dans une forme de nostalgie nous poussant à interroger les enjeux historiques et politiques qui permettent face à ces œuvres de discuter les questions éthiques liées à de tels films d’animation.

 


:: Gwen, le livre de sable (Jean-François Laguionie, 1985) [Films de la demoiselle]


En 1985, Gwen, le livre de sable, est le premier long métrage d’animation d’un cinéaste ayant suivi l’enseignement de Paul Grimault et qui incarne une forme d’espoir expérimental de l’animation. Il constate d’ailleurs, dans une entrevue accordée à Gilles Ciment  pour la revue Positif en 2000, que le paysage était alors tout autre, marqué par une prise de risque en accord avec une pensée enthousiaste  de l’avenir de l’animation : « En fait, tout cela était le résultat d’un malentendu : quand La Planète sauvage de René Laloux et Roland Topor est sorti en 1973, nous étions quelques-uns à se dire que le long métrage d’animation avait atteint sa maturité, et qu’on irait désormais voir un film de Laloux ou de Colombat comme on va voir un film de Chabrol ou de Polanski. ». Et l’on retrouve en effet l’héritage de Laloux dans Gwen, avec des images dont la simplicité renvoie à une pratique rudimentaire, faite de bouts de papiers découpés dans le silence d’un studio du Languedoc Roussillon où les limitations techniques poussent à une inventivité et une économie de moyen qui donnent lieu à des visuels épurés faits de lignes mises à plat ; des dessins sans artifices qui s’alignent parfaitement avec le discours sur la nature. On y suit le trajet de nomades, touaregs habitant un désert post-apocalyptique où des objets gigantesques, reliques d’une société de consommation disparue, deviennent des artefacts détournés de leurs usages premiers — les personnages parlent dans des compositions surréalistes : on escalade un téléphone, une paire de lunettes titanesque sert à allumer un feu. Dans cette société qui s’enterre pour échapper aux tempêtes technologiques qui s’abattent encore sur le monde, une jeune femme à l’esprit rebelle vient troubler l’ordre et provoquer la disparition de l’un des enfants de la tribu. S’en suit un voyage intergénérationnel où la « grand-mère » de la tribu devient une voix off désabusée, à la sagesse chancelante et où la jeune fille sert de contrepoint innocent et joueur. Pour le reste, le film est complètement désarticulé, enchaînant les scènes, sans trop se soucier des ellipses, et assumant pleinement l’absurdité des situations présentées, refusant l’explication au profit de l’émerveillement de couleurs et de formes qui témoignaient alors de l’entrée de Laguionie dans la « cour des grands ». Mais à la suite de la projection des Sommets et réalisant la tension existante entre ma réception de Gwen et celle du Voyage du prince, je me demande si ce n’est pas une lecture anachronique qui me pousse à admirer le premier et à résister au second. Car ce dépouillement de la narration, nous le lisons en 2019 comme un trope plaisant, une manière d’écrire les histoires appartenant à une autre époque. Une question émerge alors : quelle a été la réception de ce film dans son époque ? À la sortie du film en 1985, Positif publie la critique suivante, voyant dans la structure du film une faiblesse : « les événements qui se succèdent, n’accèdent qu’au statut d’enjeux non résolus, parce que devenus inutiles : une telle structure n’aurait de sens que dans une démarche de déconstruction du récit, et ce n’est pas le cas ». Dès lors on réalise, sans accorder à la critique de Positif une valeur absolue, que sans doute notre réception est liée au rapport historique et à la décontextualisation du film.

Ramenant cette idée aux enjeux politiques dont il était initialement question, l’orientalisme qui habite Gwen, le livre de sable — de son titre à ses personnages vivant dans un fantasme de liberté nomade et opposés à une société technologique sédentarisée — nous semble être une forme de bienveillance de la gauche à laquelle s’identifie alors la pensée de Laguionie dans une époque où l’idée de réappropriation culturelle est bien moins présente qu’aujourd’hui. En visionnant le film pendant les Sommets, on y perçoit une philosophie de tolérance et d’acceptation de l’autre qui est en parfaite adéquation avec les idées progressistes des années 80 et que l’on accepte dans ce contexte donné tandis que Le Voyage du prince, bien qu’imprégné de la même bienveillance, nous paraît réactionnaire comme issu de la pensée d’un réalisateur dont l’idéologie, radicale il y a trente ans, ne semble pas s’être adaptée à son époque.

Mais peut-être fais-je là encore fausse route et le malaise que j’ai ressenti lors de la soirée d’ouverture a peut-être été partagé par certains spectateurs de l’époque. En effet, quelques lectures tardives permettent de redonner des éléments de contexte à l’année 1985 qui, en France, est marquée par l’apparition du Front national et la montée d’une certaine xénophobie au lendemain de mouvements de protestation importants (La Marche pour l’égalité et contre le racisme avait eu lieu en 1983 pour ne citer qu’elle). Un travail plus long et plus approfondi serait nécessaire pour étudier cette situation de réception que l’on se permet d’évoquer ici bien trop rapidement pour en tirer autre chose que des questionnements préalables.

 


:: Le Voyage du prince (Jean-François Laguionie, 2019) [Blue Spirit Productions]


Pour en revenir au Voyage du prince, le récit est bien plus construit que le film de 1985 et renvoie par ailleurs au Château des singes (1999) dont il se veut suite directe. On pourrait élaborer sur ce film qui travaillait déjà la question de l’immigration en proposant deux mondes habités par un racisme mutuel, il serait alors aussi nécessaire de penser le contexte français de la fin des années 90 au lendemain du black-blanc-beur et à la veille d’une élection présidentielle qui verra le Front national passer au deuxième tour pour la première fois. Les digressions se multiplient au rythme d’un parcours d’animateur qui ne cesse d’interroger l’histoire politique dans un dialogue constant fait de liens multiples et indéterminés.

Dans la dernière partie du Voyage du prince, une troisième société fait son apparition, peuple vivant dans les hauteurs de la forêt et dont le mode de vie tribale n’est pas primitif, mais une réaction directe, forme d’écologisme post-moderne, à l’industrialisation de la société dans laquelle on passe la plus grande partie du film. Une forme de lourdeur caractérise encore le propos du film et celle-ci se retrouve autant dans le discours que dans la technique. Cette dernière poursuivant l’esthétique de Laguionie essaye d’inclure des modélisations 3D qui ne parviennent jamais à convaincre en proposant des animations ne trouvant pas l’équilibre entre le design simpliste et la volonté de travailler des ombrages complexes. En résulte le sentiment d’avoir à faire à une œuvre qui essaye de se moderniser mais qui continue d’appartenir à une autre époque.

En définitive, on pose un regard plus tendre que sévère sur le Voyage du prince, y voyant la parole d’un cinéaste dont la filmographie a été et est encore essentielle à l’histoire de l’animation internationale tout en réalisant que peut-être la transmission générationnelle au cœur de ses films nécessite un changement de perspective : là où en 1985 le réalisateur s’incarnait dans la jeunesse de Gwen venant rafraîchir le quotidien de la vieille dame, il devient ici le vieux singe donnant une leçon moralisatrice alors qu’il s’envole à la fin du film. Il nous invite à continuer de rêver et, toute maladroite soit cette bienveillance vieillissante, on ne peut que se réjouir à l’issue de ces deux projections qui nous forcent à travers des contes enfantins à réfléchir de nouveau. Laguionie ne cesse de travailler les métaphores, dans Gwen par exemple, les personnages parlent d’« images » pour décrire les objets de consommation et un catalogue commercial est présenté comme une bible tandis que l’émerveillement ressenti devant certaines images du Voyage du prince, les décors somptueux notamment, appellent à un regard enfantin fait de symboles et de beauté naïve. Ces voix off qui ne cessent de commenter les images sont parfois lourdes mais le doute persiste sur la valeur que leur accorde le cinéaste qui visiblement choisit de les laisser en suspens, sans établir de jugement péremptoire (on penserait presque au surréalisme de Magritte et à l’idée de trahison des images).

Enfin, j’insistais ici sur une lecture politique qui peut sembler prioriser le sous-texte aux dépens d’un travail graphique qui est lui aussi au centre du film. On ne peut que reconnaître au cinéaste un savoir-faire incomparable en termes d’images symboliques et une véritable pensée du cinéma d’animation comme échappatoire irréelle, emplie de fantasmes dont la naïveté est aussi critiquable que réconfortante. Après les deux premières journées des sommets de l’animation, repensant au Cristal d’honneur décerné à Laguionie au festival d’Annecy, nous ne pouvons que souligner la pertinence de sa parole qui, même maladroite, parvient à nous faire douter des récits, repenser l’histoire et la politique.

 


 

PARTIE 1
(Gwen, le livre de sable, Le voyage du prince)

American Pop

PARTIE 2
(Oncle Thomas, Mémorable, Daughter)

Entrevue avec Theodore Ushev

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Article publié le 6 décembre 2019.
 

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