Au MoMA, pour la 24e édition de Doc Fortnight, la tendance était à l’exploration de mondes possibles. Consacrée aux « films et médias de non-fiction », avec tout ce que cela peut sous-entendre d'énigmatique, la quinzaine a mis en avant d’autres façons de vivre ensemble auprès de diverses formes de vie, humaines comme animales, passées et futures. D’autres possibles, non pas irréels ou imaginaires (ce serait le comble pour des formats qui s’éloignent de la fiction) mais bien présents, dans l’histoire des XXe et XXIe siècles. Des mondes confinés (un zoo au cœur de Buenos Aires dans Monólogo colectivo [2024] de Jessica Sarah Rinland ou un hôtel de Wuhan dans An Unfinished Film [2024] de Lou Ye) aux étendues des paysages (américains chez Alexander Horwath ou écossais chez Ben Rivers), le festival offre un panorama qui interroge, sur le fond comme dans la forme, les représentations de l’altérité. Comment trouver sa place dans un monde qui s’effondre ? Comment, et peut-on, en guérir ? Le programme dépasse l’opposition entre réel et fiction pour penser au-delà de l’utopie en tant que construction fictionnelle et littéraire : des possibilités de sociétés désirables sont à notre portée.
Le brouillage des frontières autour du genre du documentaire trouve un écho particulier dans Sauve qui peut (2024) d’Alexe Poukine. La cinéaste y filme l’expérimentation d’une formation théâtrale à l’hôpital, où les médecins jouent leur propre rôle face à des comédien·ne·s, de « faux·ses » patient·e·s, pour développer leurs capacités de communication et d’empathie. La réalisatrice se place entièrement du côté de l’observation, dans la lignée des documentaires de Nicolas Philibert, conférant à la parole un pouvoir thérapeutique. Le détour par la fiction permet ici la formulation bienveillante de mots à la fois anodins et effrayants (des questions basiques aux annonces tragiques), et entame ainsi une guérison du réel. Dans Monólogo colectivo, l’affection passe également par des gestes, mais aussi par des déclarations d’amour. Les mots tendres sont performatifs, ils réalisent le soin qu’ils énoncent. Les manifestations de ce soin prennent ainsi, selon les films, des formes multiples. Dans Europe’s New Faces (2025), Sam Abbas enchaîne, pendant plus de 2h30, les plans fixes pour remonter le parcours des migrant·e·s, de Paris à la traversée de la Méditerranée. Au-delà de montrer le quotidien pour humaniser, le film travaille à la composition de chaque cadre comme un tableau, où chaque détail de l’image et du son nous interpelle. Abbas ne cède jamais au piège de l’intensité narrative, et choisit, par exemple, d’utiliser des photographies pendant un sauvetage en mer. À l’injonction d’une construction dramatique qui verrait l’agitation de la panique comme le climax du film, le réalisateur préfère l’anxiété de l’attente. À l’heure du sensationnalisme journalistique réactionnaire, ce cinéma est, lui aussi, un acte de soin.
:: Sauve qui peut (Alexe Poukine, 2024) [Climage / Wrong Men North / kidam]
:: Europe’s New Faces (Sam Abbas, 2025) [Maxxie / Suzzee & Cinema]
Capturer les écrans
Si le festival s’intéresse à des sujets récurrents qui jalonnent inlassablement l’histoire (l’exil, les conséquences du colonialisme, ou encore les violences institutionnelles), les formes des films témoignent de regards singuliers et contemporains de cinéastes dont le réel est envahi d’écrans. Il est alors logique que celui du cinéma absorbe les autres : les voilà non seulement montrés mais incrustés dans l’image. Des conversations WhatsApp dans Europe’s New Faces à un échange écrit dans un jeu vidéo dans Blue (2024), en passant par les réunions Zoom dans An Unfinished Film, la programmation nous raconte aussi un monde où les images qui défilent sur nos téléphones font partie intégrante de notre paysage quotidien. L’œuvre de Lou Ye (An Unfinished Film) est particulièrement réussie, notamment dans cette exploration des médiums numériques et de leur intégration à l’image. Lorsqu’une équipe de tournage se retrouve confinée dans un hôtel de Wuhan au début de la pandémie de Covid, les vignettes des réunions virtuelles de chaque personne dans sa chambre recouvrent l’écran, tout comme les yeux qui se remplissent de larmes sur l’image pixélisée du téléphone. Le cinéaste fait des allers-retours entre sa caméra, les ordinateurs et les téléphones portables, mais aussi entre le long métrage commencé par les protagonistes dix ans auparavant, et dont la redécouverte des rushs déclenche la volonté d’achever le film. Dans la salle de montage, les personnages jeunes semblent s’adresser à celles et ceux qui les ont incarné·e·s, les interrogeant sur leurs choix, une décennie plus tard. Toutes les images dialoguent entre elles, et ce qui était un film inachevé devient un palimpseste, portant la trace de celui fait avant et de ceux constamment en train de s’écrire. Le caractère hybride de ces films trouve son apogée dans Marlow Fazon Featuring Yesterday (2025) d’Isaiah Davis, pensé pour le format vertical du téléphone. À partir de deux performances présentées dans une exposition, Davis crée un court métrage qui interroge avec un humour décalé les ressorts de la masculinité noire. Il emprunte pour cela les codes de la sculpture, mais aussi de la culture populaire et queer, mélangeant une reprise de « Yesterday » avec une iconographie fétichiste. Chez Davis, les gangsters portent du cuir moulant et chantent les Beatles avec mélancolie pour explorer les représentations du pouvoir et de l’identité. L’audace de Davis nous prouve que scroller, c’est mieux au cinéma.
Dans le double programme consacré à Radu Jude, composé de Sleep #2 (2024) et de Eight Postcards from Utopia ([2024], co-réalisé avec le philosophe Christian Ferencz-Flatz), c’est l’acte du montage qui fait le cinéma. D’un côté, celui de captures d’écrans vidéo de l’ordinateur du cinéaste, sur lequel il regarde les images de la « Warhol Cam », une caméra disposée devant la tombe d’Andy Warhol, visible 24h/24 (ici). De l’autre, celui de publicités de la télévision roumaine dans les années qui ont suivi la chute du couple Ceauşescu, en 1989. Dans les deux cas, on observe des images indirectes pour dire la réalité matérielle de la mort, d’un homme ou d’un système politique. On assiste aussi à deux expérimentations satirico-poétiques, qui détournent l’usage du direct pour en révéler les absurdités. À la fois drôles et déchirants, les deux films en forme de requiem sont aussi les révélateurs d’un nouveau monde en train de naître, mélange de capitalisme vorace, de surveillance permanente et de cultes obscurs. Par les images d’une webcam ou du petit écran, ces poèmes élégiaques disent les conséquences d’une époque, la fin des années 1980, qui a vu mourir idoles et dictateurs, dans une ère où se multiplient les outils de communication.
:: An Unfinished Film (Lou Ye, 2024) [Essentials Films / Yingfilms Pte. Ltd.]
:: Eight Postcards From Utopia (Radu Jude et Christian Ferencz-Flatz, 2024) [Saga Film]
Anatomie de la lutte
De ce cru 2025 se dégage une ambition commune, celle de creuser les racines d’un monde qui s’effondre pour en comprendre les ramifications. Un mois pile après l’investiture du président américain, les résonances sont presque trop évidentes pour être soulignées à nouveau, et pourtant, il apparaît plus que jamais nécessaire et salvateur de voir ces films. Sur des thèmes et des modes très différents, ils se répondent dans leur besoin non pas uniquement de montrer une prétendue vérité du réel, mais surtout de la déconstruire. Les cinéastes semblent lutter contre le réflexe, humain et désolant, de la sidération paralysante.
Si cette ambition de déconstruction est plus qu’honorable, on s’autorisera un regret, celui de constater la logique intrinsèquement genrée de ces hommages. Le terme lui-même le dit, les respects officiels sont réservés à la gent masculine et il est difficile de lutter contre les racines, des mots comme des choses. De la tombe d’Andy Warhol dans Sleep #2 au parcours d’Emerik Blum dans Blum: Masters of Their Own Destiny (2024), les cinéastes remontent le temps et perpétuent les autels. Le Panthéon cinématographique est à l’image de celui des patries : aux grands hommes le cinéma reconnaissant. Les femmes, de leur côté, restent confinées à l’espace des soins, des animaux comme des enfants, éternelles mères courages en proie à la violence du monde. Si elles semblent coincées dans l’intime, les œuvres ont le mérite d’en révéler le potentiel politique, notamment autour des questions liées à la maternité. Plus ou moins réussis et subtils, les films Grey Zone (2024, Daniela Meressa Rusnoková), Prelude (2025, Jen DeNike) ou encore Blue (2024, Ana Vîjdea), ont comme point commun la présence du format épistolaire. Que les lettres soient écrites par ou adressées à des figures maternelles, elles permettent l’expression directe d’une intériorité souvent réduite au silence. Dans Contractions (2024), Lynne Sachs filme le parking d’une clinique du Tennessee condamnée à fermer après le renversement du droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis. Si le court métrage parait légèrement littéral face aux autres propositions du Festival, il a le mérite de faire entendre les voix des premier·ère·s concerné·e·s, ce qui, dans ce pays, relève d’une forme de résistance qu’on ne peut que défendre. La volonté de connaitre et de comprendre le passé laisse aussi parfois la place à des moments d’intense poésie. Dans Prelude (2025), Jen DeNike tente de reconstituer, par des lettres et des photos, le passé de sa mère atteinte de démence. La pellicule est ici le support de reconstitution d’une mémoire vieillissante et faillible, un remède à l’oubli. Le film, en fouillant l’histoire familiale, crée un nouvel espace de réunion où tout est encore possible, où la vie peut exister à nouveau et l’homosexualité maternelle s’épanouir librement. Magnifique déclaration d’amour d’une fille à sa mère, Prelude est aussi un geste de documentation poétique, une écriture de l’histoire contre la menace de la disparition.
Dans son film-essai Henry Fonda for President (2024), exploration passionnante de filiations personnelles et nationales, Horwath nous montre la récurrence, dans la filmographie de l’acteur, de personnages qui se cachent le visage de leurs mains, à la fois effrayés par leur propre violence et par ce que l’on pourrait déceler dans leurs regards. L’ambition du Festival Doc Fortnight fait alors écho à celle d’Horwath : ouvrir les yeux sur le monde, faire la généalogie de sa violence, l’archéologie de ses vestiges.
:: Contractions (Lynne Sachs, 2024) [Kino Rebelde]
:: Henry Fonda for President (Alexander Horwath, 2024) [The Film Desk]
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