DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Fantasia 2022 : Partie 8

Par Thomas Filteau, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. Profile Pictures, OAK Motion Pictures

SPEAK NO EVIL (GÆSTERNE)
Christian Tafdrup  |  Danemark  |  2022  |  97 minutes  |  Sélection 2022

Héritier tordu du cinéma hanekien, Speak No Evil exsude un parfum nihiliste amer et nous laisse avec une impression de vide face à sa morale douteuse selon laquelle les hommes faibles, incapables d’assumer leur rôle traditionnel de protecteur, impuissants à embrasser leur côté reptilien ou à combattre pour la survie, sont condamnés à se faire massacrer par les hommes sans morale, prêts à utiliser la violence à leurs fins. Une critique simultanée de l’autoritarisme ET de l’apathie, voire de la lâcheté populaire qui permet à l’autoritarisme de prospérer, se dessine ainsi grossièrement, d’autant que pour seule réponse à la traditionnelle question « Why are you doing this? », les protagonistes, juste avant leur mort annoncée, n’obtiennent qu’un stoïque « Because you let us. ». Étrangement, cette critique s’effectue pourtant à l’envers, alors que c’est la famille danoise bourgeoise qui fait les frais de l’ignominie d’un couple de Néerlandais assimilés à la plèbe (rurale, sans emploi, lascive, carnivore et sans manière), au gré d’une apologie de la méfiance teintée d’élitisme qui rappelle le conservatisme larvé du cinéma de hicksploitation des années 1970. Il s’agit vraiment ici d’une engeance monstrueuse, dont la méchanceté et le symbolisme barbant finissent par tout dévorer, plombant un récit supposé humain, supposé psychologique, mais rempli de lourdes métaphores et d’embarrassantes abstractions que catalyse un dernier acte affligeant où la suggestion cède à la démonstration et où la monstruosité inhérente de l’Autre se déploie de façon grand-guignolesque. S’inspirant d’Haneke, Tafdrup se joue ainsi cruellement des spectateurs, mais avec une mesquinerie renouvelée.

S’appuyant sur l’architecture classique du thriller psychologique, le film met en scène la rencontre d’une famille obséquieuse avec une famille mystérieuse, laquelle invite la première à son domicile campagnard pour une fin de semaine qui promet de mal finir. Misant sur un travail de préfiguration grossier (« What’s the worst that can happen? » demande candidement le protagoniste masculin avec d’accepter l’invitation, « Things are going to get messier », déclare la maîtresse de maison à l’arrivée de ses invités), le film scelle le sort des gentils dès l’apparition à l’écran du méchant principal, dont la silhouette floue se découpe sous le chaud soleil toscan. L’épée de Damoclès pend donc lourdement au-dessus de Björn, son épouse Louise et leur fille Agnes tout au long du récit, et elle tombe avec une violence soudaine, après une heure de comédie de mœurs malaisante nimbée d’une aura malsaine mais indéfinissable. Ne faisant jusque-là que suggérer un dénouement funeste, multipliant les incartades, les frasques et les foucades de la part des méchants, le film s’effondre dans sa partie finale, alors que, plutôt que de s’atteler enfin à étoffer la psychologie de ces derniers, il s’embourbe avec une allégresse lugubre, quasi misanthrope sur le terrain vaseux des poncifs du cinéma d’horreur campagnard. C’est aussi à ce moment qu’il adopte une perspective presque strictement masculine, recouvrant d’un vernis macho ce qui était jusque-là le drame d’un couple, mais qui devient, de cette façon barbare que le film dénonce et embrasse à la fois, une histoire de couilles. Le sadisme dont l’œuvre fait preuve envers ses personnages s’applique donc aussi aux spectateurs, qu’on amusait auparavant par les excentricités des antagonistes et l’anticipation d’une conclusion macabre, mais auxquels on décide finalement de casser les jambes en injectant un concentré de violence corrosive qui permet au film de livrer de façon néo-pavlovienne sa mise en garde discutable. Ne soyons pas dupes de la manœuvre ! (Olivier Thibodeau)

 


prod. Treehouse Mafia Productions

ISLAND OF LOST GIRLS
Ann-Marie Schmidt, Brian Schmidt  |  États-Unis  |  2022  |  103 minutes  |  Sélection 2022

Une impression de parodie documentaire se dégage de la séquence d’ouverture de Island of Lost Girls. Tandis qu’un drone déploie une large vue où des vagues écumantes se brisent contre une falaise surmontée d’un phare, un narrateur décrit avec affectation le paysage, s’attardant aux aléas de la vie d’une colonie de loups de mer que nous voyons occuper le rivage. Comme pour appuyer cette tonalité caricaturale survient alors un gardien de phare manchot, muni d’un œil de pirate, contemplant l’horizon, café à la main. Cet homme que nous ne reverrons plus, « older, wiser, has learnt to respect the strength of the Island ». Comment s’articule cette séquence d’ouverture à ce qui suit demeurera mystérieux. Mais le ton, nous prendrons quelques temps avant de nous rendre compte, est littéral. 

Quelque part entre le récit à la Disney, le documentaire à la National Geographic et les flatteries éhontées de l’image publicitaire, Island of Lost Girls cumule pendant un peu moins de deux heures une série de péripéties improbables, vécues par trois jeunes sœurs orphelines, atterries par un tour de passe-passe marin sur cette île de la côte de Java, au Mexique. De ces fillettes, nous ne saurons pas grand-chose, n’en déplaisent aux quelques flash-backs insérés par-delà les moult péripéties. Elles sont là, orphelines, sur-mignonnes, joueuses, courageuses, inconscientes, mais sans jamais que nous puissions nous identifier à elles, tant elles n’incarnent rien d’autre qu’une vague idée de l’enfance, à même leur présence donnée en pâture à la caméra. Elles ont pour fonction de faire avancer ce récit qui n’en est pas vraiment un, scénarisé à coups d’émerveillements, peut-on s’imaginer, devant des phénomènes naturels captés sur le vif. Pas non plus de contre-emploi à la Fifi Brindacier dans cet univers où les adultes rapidement s’absentent et où les lions de mer abondent. Qu’un empilement de séquences inlassablement accompagnées de musique dramatisante qui met en scène des corps de fillettes en costumes de bain soumis à des épreuves physiques. Si bien que cela finit par occasionner une forme de gêne, aggravée par la dimension cajoleuse de la photographie et l’accent mis sur la cuteness des fillettes. À qui s’adresse ce film? finit-on par se demander. (Maude Trottier)

 


prod. Praxia producciones

DESHABITADA
Camila Donoso Astudillo  |  Chili  |  2021  |  7 minutes  |  Section Axis (Circo Animato 2022)

Malgré des ressources limitées, que transcendent un imaginaire foisonnant et une exquise maestria de l’animation en volume, Deshabitada élabore une envoûtante esthétique de la déliquescence qu’on pourrait assimiler à la fois à une métaphore du vieillissement et une psychanalyse des victimes de la dictature militaire chilienne de 1973–1988. Doté d’une atmosphère oppressante, issue du concours d’une bande sonore angoissante, de minutieux éclairages expressionnistes et d’une somptueuse imagerie de la décomposition, le film fait la chronique du réveil brutal d’une vieille dame hantée par des souvenirs assassins. À voir la peau de papier ravinée et le corps flétri de cette pauvre créature triste, on peut s’imaginer qu’elle a vécu l’entièreté du régime Pinochet. Plus besoin alors d’un grand effort d’imagination pour assimiler la diégèse à une matérialisation de son esprit enfiévré, que les décors métamorphiques permettent de segmenter en différents cauchemars superposés tout en déployant l’étendue du savoir-faire technique démontré ici. Initialement prisonnière d’un espace sombre, gris journal, où les murmures angoissants de quelque force démoniaque causent la transpiration incontrôlable de son corps, la protagoniste semble habitée par les vestiges indélébiles d’une violence traumatique. S’ensuit alors l’avènement d’une somptueuse plastique sanguine, alors que les battements obsédants de son cœur assaillent la bande sonore et que les figures de papier mâché se transforment en argile, provoquant l’apparition de monstrueux tentacules noirs dans sa chambre et le suintement cramoisi des murs. La seconde métamorphose scénique est précipitée par l’une de ses larmes qui, s’écrasant au sol, occasionne la transformation du décor domiciliaire en espace stérile de polystyrène blanc où rôde une figure titanesque, d’une affolante souveraineté… Or, bien que l’utilisation du polystyrène pâlisse ici en comparaison avec le travail de Kim Kang Min dans KKUM (2020), force est d’admirer l’exploitation astucieuse du potentiel expressif de nombreux matériaux (incluant aussi la ouate) utilisés dans Deshabitada, une œuvre touchante, quoique très courte, qui pourrait néanmoins faire époque. (Olivier Thibodeau)



prod. Kinone

RING WANDERING (RINGU WANDERINGU)
Masakazu Kaneko  |  Japon  |  2021  |  104 minutes  |  Sélection 2022

Prochaine projection : Mercredi 3 août à 15 h 00

Au centre de Ring Wandering se dressent des absences, des présences à exhumer pour tenter de contrer l’oubli ou la disparition. Il y a d’abord une rumeur chuchotée sur le chantier où travaille le jeune Sosuke selon laquelle l’un des sites où se construisent les installations olympiques de Tokyo abriterait des reliques ou des ossements, soit des traces d’anciens cimetières enfouis, ou peut-être les dépouilles des victimes d’un des raids aériens de 1942 sur la métropole. Sosuke reste d’abord à l’écart, ne se souciant peu de l’histoire d’une ville où il réside pourtant depuis son enfance. C’est une autre forme de remémoration épineuse qui l’habite : aspirant mangaka, il tente sans succès de dessiner une espèce animale éteinte depuis le début du XXe siècle, le loup japonais. Comment faire remonter à la surface les effusions mémorielles dont les modèles sont perdus ? L’apparition d’un crâne canin au milieu du chantier jouera le rôle de ce modèle partiel et renverra Sosuke dans une errance temporelle vers le Tokyo des années 1940, reliant du même coup deux des linéarités du souvenir.

Se concentrant sur des personnages photographes ou dessinateurs à travers ses différentes superpositions temporelles, c’est toute la question de la capture de l’image qui se noue dans Ring Wandering. Le geste qui marque le papier se lie d’emblée avec le désir d’un remplacement : à un chien perdu est substitué un dessin qui comblera l’absence ; de la jeune fille rencontrée dans le passé reste seulement le don d’une branche d’arbre qui servira de stylet à l’illustrateur. Mais le film se perd quelque peu dans ce système narratif où l’effacement se doit de porter fruit, où l’image ne peut s’inscrire autrement que par un cadre transactionnel. Cette logique de rentabilité, qui tend à l’effusion sentimentale du dévoilement, se confond entre la simplicité de son dispositif de voyage dans le temps et la surprise niaise toujours répétée de Sosuke, incrédule devant les preuves de sa présence anachronique. Très tôt dans Ring Wandering, en discutant de son manga à un collègue, le protagoniste justifie ainsi la mort d’une jeune fille dans son récit, qui nourrira le désir de vengeance de son père chasseur : « Par sa mort, la dignité solitaire d’un homme nous apparaît. » La mort et la perte s’agitent enfin toujours comme la marque d’une offrande en vue d’un récit futur, toujours en attente de leur réapparition, et dans l’espérance d’une rédemption qui s’agite comme le profit marchand d’une mémoire qui laisse se déliter l’ici-et-maintenant capté par la caméra. (Thomas Filteau)

 

 

INTRO

PARTIE 1
(Polaris, The Diabetic, My Small Land,
The Tales of the Party Pooper Monster, The Heroic Trio)

Face/Off

PARTIE 2
(Aspirational Slut, Coupez !, The Fish Tale,
All Jacked Up and Full of Worms, Popran)

PARTIE 3
(Lynch/Oz, L'employée du mois,
The Cow Who Sang a Song Into the Future, From.Beyond)

Entrevue : John Woo

PARTIE 4
(Les pas d'allure, One and Four, Sissy, The Harbinger)

PARTIE 5
(Detective Vs. Sleuths, The Fifth Thoracic Vertebra, Give Me Pity!,
The Pez Outlaw, Megalomaniac, My Grandfather's Demons)

PARTIE 6
(Chorokbam, Vesper, Happer's Comet, The Breach, Skinamarink, Shari)

PARTIE 7
(We Might as Well Be Dead, Opal, Resurrection,
Inu-Oh, Freaks Out, Monsieur Magie)

PARTIE 8
(Speak No Evil, Island of Lost Girls, Deshabitada, Ring Wandering)

Il demonio

PARTIE 9
(Country Gold, Whether the Weather Is Fine, Cult Hero,
Incroyable mais vrai, Compulsus, Next Sohee)

 Entrevue : Shinji Higuchi

Maigret

Topology of Sirens

Shin Ultraman

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 2 août 2022.
 

Festivals


>> retour à l'index