DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

Festival Fantasia 2017 : Jours 20-21

Par La rédaction



BUSHWICK

Jonathan Milott et Cary Murnion  |  États-Unis  |  2017  |  94 minutes

La caméra suit Lucy — sorte de petit chaperon rouge moderne rendant visite à sa mère-grand – qui découvre, après avoir vu le mec qui l’accompagnait subitement dévoré par les flammes, en sortant du métro, que son sympathique quartier est le théâtre d’une sanglante bataille. Depuis quand ? Pour quelles raisons ? Lucy, paniquée, n’en sait rien. Courant sur les trottoirs craquelés, zigzaguant entre les voitures renversées, se cachant derrière les poubelles perforées, elle finira par rencontrer un grand loup qui n’aura rien de méchant et avec lequel elle sera contrainte de sympathiser pour aller au bout de sa quête. Obligé de se hâter, de se cacher, de se défendre, le tandem se rendra, de peine et de misère, au mitan du récit, chez la grand-mère qui a déjà calanché. L’objet de la quête étant avorté, il ne reste plus qu’à survivre... et à tenter de comprendre.

Partie du métro — des profondeurs, du sous-sol, du lieu le plus obscur —, Lucy arrive à la surface de la Terre, sous le soleil, et doit conjuguer avec d’inconcevables hostilités. Tentant de fuir les balles, de se protéger, de comprendre, elle gravira, avec son buddy guard de fortune, tous les escaliers qui la conduiront sur les lieux les plus élevés : l’appartement de la vieille ou de sa sœur, le toit de l’école… Pourrait-on mieux saisir ce qui se passe d’en haut, pourrait-on enfin arriver à la claire conscience ? Bushwick est un impitoyable jeu de serpents et d’échelles où tout ce qui monte peut rapidement redescendre et dont chaque case, chaque lieu, possède sa signification. À ce titre, est-il étonnant que ce soit à l’église que Lucy — fondamentalement croyante — entreprend de diriger et de conduire les troupes qui s’y sont réfugiées ?

En somme, la guerre civile a éclaté. Certains états voudraient se désunir et d’autres se réunir. Tout éclate. Tout se morcelle. Le film de Milott et de Murnion transporte aux États-Unis ce que les États-Unis regardent chaque jour à la télévision. Les plans-séquences immersifs et la rétention d’informations font que nous vivons, « comme si on y était », cet absurde saccage. Malgré un jeu inégal et quelques scènes invraisemblables, on arrive toutefois à sentir notre propre intimité profanée par ces soldats casqués tout de noir vêtus et dont on ignore longtemps les motivations. Obligée de devenir une « warrior » pour défendre sa peau — et celle de sa sœur, incidemment —, Lucy crèvera néanmoins lamentablement sur le champ de bataille. Le dernier plan — une plongée extrême en plan large sur sa dépouille au milieu des flammes consumant la ville — offre néanmoins un avertissement cynique, mais sans concession. (Jean-Marc Limoges)
 



FRITZ LANG
Gordian Maugg  |  Allemagne  |  2016  |  104 minutes  |  Camera Lucida
 
Il est étonnant que la vie de Fritz Lang n’ait pas été portée plus tôt au cinéma (en fait, il est étonnant que les grands réalisateurs du début du 20esiècle n’aient pas encore fait l’objet de films-hommages passionnés), car toute la vie de Fritz Lang ressemble à un film de Fritz Lang... Son enfance pénible auprès d’un père autoritaire le pousse à quitter son Autriche natale à la fin de l’adolescence. Il voyagera pendant des années, fera le tour du monde, certains disent qu’il foula à ce moment tous les continents, inspiré par les héros de la littérature d’aventure qu’il dévorait. À son retour, la Grande Guerre, puis une blessure au front qui endommage son œil gauche (d’où l’éternel monocle), un premier scénario acheté par la UFA, la mort mystérieuse de sa première femme Lisa Rosenthal pendant que sa maîtresse et co-scénariste, Thea Von Harbou, se trouve dans l’appartement. Fritz Lang l’a-t-elle tuée ? S’est-elle enlevé la vie ? Von Harbou aurait-elle cherché à s’interposer ? Une chose est sûre : c’est la présence de Lang et de Von Harbou qui cause ce soir-là la mort de Rosenthal. L’affaire, qui se produit dans une nuit de 1921, marquera Lang a jamais, en fera un cinéaste obsédé par la culpabilité et la morale, qui, jusqu’à la fin de sa vie, va consigner dans son agenda personnel l’heure exacte, à la minute près, de toutes ses activités quotidiennes, de peur qu’il lui arrive la même chose qu’en 1921 : qu’il ne puisse pas avoir d’alibi à celui qui lui en demanderait un.

Fritz Lang part de ce premier incident traumatique, qu’il conserve durant sa bonne heure et demie comme l’origine d’un mal qui gruge le cinéaste. Au moment où nous le retrouvons, Lang est en panne de sujets. Il vient de terminer La femme sur la lune, qui ne le satisfait pas, et cherche à sortir de ce paradigme dans lequel sa collaboration avec Von Harbou l’a enlisé. « Des films d’hommes avec des machines », s’exclame-t-il insatisfait, avec dans l’idée de changer totalement, de faire un film « sur un seul et unique homme ». M, peut-être le film qui a été le plus important pour faire entrer le son au cinéma, est en chantier, même si Lang ne le sait pas encore, même si le sujet de son film, un tueur en série, n’est pas encore esquissé. La drôle d’idée de Gordian Mogg, qui est une idée assez glissante, c’est de faire en sorte que Lang enquête sur le tueur de Dusseldorf, celui qui inspirera le rôle tenu par Peter Lorre dans M. Par le plus grand des hasards, Lang fait équipe avec l’enquêteur qu’il avait eu lui-même sur le dos des années plus tôt. Sans trop l’expliquer, ce vieux flic bourru qui n’a toujours pas digéré que des hauts placés protègent Lang de toute accusation de meurtre, décide de lui prêter main-forte dans la préparation de son nouveau film…

Au fil de l’enquête, Mogg alterne entre le présent de la traque et des flash-backs de l’ancienne vie de Lang, dressant inévitablement entre les deux une forme de causalité malsaine, comme si Lang s’était intéressé au meurtre après l’avoir côtoyé et que cet accident avait modelé toute son approche de l’acte criminel au cinéma. Évacuées complètement sont ses méditations sur le pouvoir, sur le libre arbitre, sur la Loi, sur la promiscuité entre le sexe et la mort, toutes ces dimensions qui passent à la trappe au profit d’une fascination plus ou moins avérée du morbide et de la cruauté (que c’est grave, de retenir Lang comme un cinéaste de la cruauté, alors qu’il est avant tout un cinéaste de la résistance et de la ruse !).

Ce qu’il faudra néanmoins retenir de ce film inégal, c’est la profusion des images d’archive (images de l’Allemagne des années 20, mais aussi des tournages de Lang) qui s’intègrent à la mise en scène et qui donnent un objet pour le moins singulier (difficile, par moments, de ne pas penser au cinéma d’Olivier Asselin devant les images de Mogg… à la différence qu’Asselin ne parle pas à travers son chapeau). Car sans qu’il en fasse le sujet de son film, Mogg tient à représenter avec précision une Allemagne qui bascule dans le fascisme, mais encore là, les références tiennent à l’anecdote, à la décoration. Comme la relation mal dialoguée entre les personnages de Lang et de Von Harbou (qui devient scénariste pour les nazis une fois que son mari prend la fuite pour la France et les États-Unis), il semble que Fritz Lang évite les questions les plus épineuses en leur préférant des réponses imaginaires. (Mathieu Li-Goyette)
 



GEEK GIRLS
Gina Hara |  Québec  |  2017  |  90  minutes  |  Documentaires de la marge

Présenté en première nord-américaine à Fantasia, le documentaire Geek Girls propose une introduction dans le monde des nerds au féminin, et revisite au passage son aspect genré, aux caractéristiques supposées similaires, systématiques, dans un univers typiquement masculin. Vivant et travaillant à Montréal, la réalisatrice d’origine hongroise, Gina Hara, y fait un parallèle intéressant avec sa propre histoire. Celle qui, enfant, préférait jouer au Nintendo plutôt qu’à la dînette, aura mis du temps à faire le rapprochement avec la culture geek à laquelle elle s’associe, et dont aucun terme n’existe pour la désigner dans sa langue maternelle. Aujourd’hui largement normalisé, le mot geek s’apparente à l’individu adepte d’un univers ou d’une activité précise, à la personne ayant une propension irrésistible aux cultures de l’imaginaire reliées à ce même domaine, ainsi que leurs sous-cultures et ce qui en découle à titre d’objets fétiches et/ou de collections, mais pas que… Dans le cadre du tournage, Hara s’est déplacée au Canada, en Hongrie, au Japon, et aux États-Unis, pour rencontrer des intervenantes aussi authentiques que déroutantes, bien souvent rivées à leur écran d’ordinateur ou de console de jeu, incluant certaines adeptes de la culture japonaise, ouvrant un pan extravagant sur l’existence des otaku. On y rencontre, entre autres, Elisabeth Fallen, une fashionista de Montréal, adepte de la mode alternative japonaise, et organisatrice de la Montréal Harajuku Walk ; ainsi que la très « polygeekvalente » texane Mia Moore, la gameuse professionnelle Stephanie Harvey, ou encore la créatrice du blogue Black Girl Nerds, Jamie Broadnax. Toutes se considèrent geek et ont, à leur façon, un discours libéré et fier sur un passé low profile et ostracisé de nerds, doublé des préjugés supplémentaires dû au sexisme et à l’incompréhension d’être une fille « pas comme les autres ». Avec sa caméra discrète et précise, aux images esthétiques et aux cadres maîtrisés, ses inserts sur divers objets genrés, tels cette souris d’ordinateur aux bordures roses ou ce coquet petit design d’introduction dans des teintes lavande, la réalisatrice agglomère autant de détails minutieux contribuant à souligner le paradoxe du double standard dans un milieu geek qui tend vers la parité. (Anne Marie Piette)
 



TRAGEDY GIRLS
Tyler MacIntyre  |  États-Unis, Canada  |  2017  |  94 minutes

De la façon la plus improbable qui soit, deux jeunes filles réussissent à kidnapper un tueur en série qui sévissait dans leur petite ville du Midwest. Or, plutôt que de le rendre à la justice, les deux ados capitaliseront sur leur capture en continuant de perpétrer des meurtres qu’elles feront passer sur son dos tout en cherchant à attirer le plus de visiteurs sur le site internet où elles photographient et documentent mieux que tout le monde (évidemment !) les crimes commis. L’intérêt de ce petit film — du reste plein d’humour (noir) — est de nous forcer à sympathiser avec ces deux monstres. Ces filles — par ailleurs sublimes cartes de mode et véritables plaisir pour le regard — par les yeux desquels l’histoire nous est racontée, possédant un savoir auquel nul autre que nous n’a accès, se révéleront considérablement pires que le tueur, multipliant les meurtres de personnages tous plus attachants les uns que les autres et à la mort (totalement gratuite) desquels nous avons toutefois du mal à applaudir. Le malaise est palpable.

Et le réalisateur — qui ne se prend manifestement pas au sérieux — multiplie les procédés distanciatifs. On sent notamment son détachement dans les calmes travellings qu’il effectue pour capter les situations les plus morbides. On perçoit sa présence — son omniprésence — chaque fois qu’il pousse le volume d’une pièce musicale venant ridiculement souligner l’ambiance d’une scène ou, au contraire (mais ce qui revient au même), venant servir de contrepoint dédramatisant à ce que nous voyons (le doucereux « All I Have To Do Is Dream » des Everly Brothers sur un groupe d’étudiants carbonisant au ralenti dans les flammes d’un gymnase en feu, par exemple). On déduit son plaisir lorsqu’on le voit multiplier les renvois à d’autres films d’horreur — Night of the Living Dead, Halloween, Carrie, les films de Dario Argento… — et qu’on le devine, du même coup, en train de nous inviter à considérer sa pochade avec recul. Car il en faut, du recul, pour apprécier pleinement cette curieuse relecture des « slasher movies » déguisée en critique sociale.

On l’a assez répété : ce film se dédouanerait de la gratuité de ses meurtres en les faisant commettre au nom de la « folie » que généreraient les médias sociaux et la course à la popularité qu’ils encourageraient. Or, ce ne sont pas les médias sociaux qui ont « créé » ces deux monstres ; s’il faut en croire le récit, les minettes étaient, à la base, deux psychopathes qui se sont servi, ensuite, des médias sociaux pour assouvir leur narcissisme débridé. L’attention dont elles ont besoin et que les journaux locaux ne leur accordent pas, elles iront la chercher elles-mêmes, sur leur site. À la fin du film — malgré un petit revirement lors duquel une jalousie permet quelques tensions —, les biquettes n’auront toutefois connu aucune transformation. Grisées par leur « victoire » sur leurs amis, leurs parents, la justice et tout leur village — bref sur tout le monde, sauf sur nous, aux prises avec leur secret —, qui continuent de croire en leur juvénile pureté, les deux filles consolideront leur amitié et prépareront sans doute des coups qui seront bien pires que ceux-là. À qui la faute ? Aux médias sociaux, à ces psychopathes qui les alimentent ou aux innocents internautes qui leur accordent trop d’attention ? (Jean-Marc Limoges)
 


PRÉSENTATION
JOUR 1
(The Vilainess, JoJo's Bizarre Adventure: Diamond is Unbreakable – Chapter 1,
Super Dark Times)

JOURS 2-3
(A Ghost Story, The Honor Farm, Museum)

JOURS 4-5
(Animals, Brigsby Bear, Confidential Assignment, Liberation Day, My Friend Dahmer)

JOURS 6-7
(Bitch, The Little Hours, Origami, Radius, Poor Agnes,
Valerian and the City of a Thousand Planets)

JOURS 8-10
(78 / 52, The H-Man, House of the Disappeared,
The Night of the Virgin, The Senior Class)

JOURS 11-12
(A Day, Cold Hell, Have a Nice Day,
Ron Goosens, Low-Budget Stuntman)

JOURS 13-15
(Good Time, King Cohen, The Laplace's Demon, 
Most Beautiful Island)

JOURS 16-19
(68 Kill,  L'ange et la femme, Fabricated City, Mayhem,
The Tokyo Night Sky is Always the Densest Shade of Blue, Tiger Girl)

ENTREVUE AVEC LARRY COHEN
JOURS 20-21
(Bushwick, Fritz Lang, Geek Girls, Tragedy Girls)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 9 août 2017.
 

Festivals


>> retour à l'index