prod. Philippe Léonard et Michel Wenzer
ATHABASCA
Philippe Léonard et Michel Wenzer | Suède | 2019 | 13 minutes | FIFA Expérimental
Un mouvement frénétique et lancinant chahute l’espace de l’écran, phantom ride où l’on distingue entre les branches obstruant la vision ce qui pourrait être Lune, Soleil où flamme naissante entre les textures qui jonchent le bord des routes menant à Athabasca. C’est cette ville de l’Alberta qui donne son titre au court métrage où se rencontrent les images toujours énigmatiques de Philippe Léonard et la musique de Michel Wezner dont les notes, tantôt presque inaudibles tantôt stridentes, nous plongent dans un état méditatif où il devient difficile de distinguer la douceur contemplative de l’anxiété dévorante. C’est que, sous nos yeux, les paysages deviennent matière première d’une composition où le visible est un instrument malléable, adouci par le flou de quelques matières déposées sur la lentille, cadencé sur le métronome d’une fréquence de défilement où les ombres des feuilles provoquent un clignotement chaotique. C’est comme si tout était entraîné dans ce mouvement inarrêtable, cette fuite vers l’avant, sur une route traversant forêts sauvages et zones industrielles.
Mais la caméra finit par s’apaiser, elle s’arrête une dizaine de secondes pour offrir le premier plan fixe du film. Dans l’espace alors donné au temps, on croit deviner une masse nuageuse au loin mais son déplacement semble bien trop rapide, et puis les nuages pénètrent la scène par la droite, finissent de recouvrir le sommet des conifères jusqu’à ce que tout disparaisse sur les bords du Lac Labiche. Athabasca, Lac Labiche, une périphérie se met en place et dans ce plan fixe ressurgit la mémoire de Fort McMurray, soudainement le mouvement frénétique et la musique lancinante, la flamme entre les branches et cette route vide raniment le souvenir de l’année 2016, des incendies ravageant l’Alberta. Avec Athabasca, Philippe Léonard et Michel Wezner proposent un film dont l’abstraction qui pourrait laisser initialement croire à une énième œuvre hermétique et purement esthétique se révèle — au fil des images sublimes et d’une piste sonore qui, notons-le, parvient à s’extraire de l’accompagnement sans jamais déséquilibrer l’ensemble — être un film troublant qui nous plonge dans une expérience haptique de l’incendie. (Samy Benammar)
prod. Les Batelières Productions
L’AFFAIRE CARAVAGE
Frédéric Biamonti | France | 2019 | 86 minutes | FIFA à Québec
« Tu vas voir ce monde de baratineurs », m’a prévenu une amie française ayant vu L’affaire Caravage sur la chaîne Arte avant qu’il n’arrive au FIFA. Et en effet, la principale conclusion de ce documentaire pourrait être, si nous ne le savions pas déjà, que le marché de l’art est malade. Malade de cupidité, d’hypocrisie, de superficialité, d’amateurisme, de démagogie. Pire encore, ces syndromes finissent, malheureusement, par infecter quelque peu le film lui-même.
Le long métrage raconte l’histoire rocambolesque de la toile caravagiste Judith et Holopherne, retrouvée en 2016 dans un grenier à Toulouse et attribuée, en toute mauvaise foi, à Caravage lui-même — une attribution que les gros plans sur les détails du tableau, comparé à d’autres toiles confirmées du peintre lombard, suffisent à rendre grotesquement absurde. S’y expriment les différents spécialistes — parfois plutôt « spécialistes » — participant au débat qui a suivi la découverte. D’un côté on trouve des historiens de l’art, italiens surtout, passablement sceptiques, et de l’autre, quelques galeristes et conservateurs anglo-saxons et surtout les acteurs principaux du récit, les représentants des vendeurs, lyriques à souhait devant le tableau (qui est en soi, d’ailleurs, fort intéressant – mais attribuable à des artistes du milieu de Caravage plutôt qu’à lui-même). Nous suivons surtout le long processus qui mène à la vente du tableau, principal objectif de toute cette opération.
Le film adopte la posture soi-disant objective d’une enquête, mais son discours est toutefois empreint des maux affectant les protagonistes qu’il suit fidèlement : il tombe allègrement dans le piège de la dramatisation sensationnelle qui accompagne trop souvent le personnage et l’art de Caravage depuis deux ou trois décennies. Il y a peut-être une petite ironie dans la musique pleine de mystère, dans les phrases pompeuses, dans les effets d’annonce, mais elle se perd rapidement.
Et c’est bien dommage, parce qu’au-delà de l’intérêt intrinsèque de l’histoire, elle soulève des enjeux importants qu’un documentaire plus sérieux aurait pu aborder de manière approfondie : la corruptibilité des experts (qui sont souvent à la fois juge et parti – la question est posée, mais rapidement oubliée) ; la valeur financière et la valeur culturelle, et ce que la confusion entre elles dit de notre société hyper-capitaliste ; notre rapport au passé et sa pertinence pour nous ; le rôle des collections publiques d’art ; et une infinité d’autres thèmes fascinants que le film affleure à peine mais auxquels il renonce presque immédiatement pour favoriser la construction d’une « intrigue », dans tous les sens du mot — une intrigue qui réussit à captiver mais qui laisse un certain vide après le visionnement. (Itay Sapir)
prod. ARTE
CHARLOTTE PERRIAND, PIONNIÈRE DE L’ART DE VIVRE
Stéphane Ghez | France | 2019 | 53 minutes | Sélection officielle long métrage
Si le documentaire contemporain préfère généralement la rhétorique indirecte, le long métrage du réalisateur français Stéphane Ghes n’a pas troqué sa fonction communicationnelle contre une esthétique frivole. Bien au contraire, il a tenté de conjuguer la description verbale et visuelle du temps des créateurs de contenu, non sans un petit clin d’œil à l’a-signifiance et le rationalisme de la forme moderne. C’est dire que le réalisateur utilise dans ce travail un langage didactique qui répond à la ligne éditoriale de son distributeur la chaîne franco-allemande Arte. Il n’en reste pas moins que le film s’éloigne un peu de la tradition du documentaire télévisuel informatif par son approche fragmentaire à ses références iconographiques et sonores. Avec quels expressivité et procédés filmiques Ghes a-t-il donc explicité la contribution technique et artistique de Charlotte Perriand au design ?
La présentation détaillée des méthodes conceptuelles de Perriand révèle le parcours d’une productrice de connaissances scientifiques transdisciplinaires dans le design produit, soit l’architecture et l’urbanisme. Le documentaire semble ainsi être imprégné par la conscience historique récente sur l’épistémologie du design. Le profil particulier du designer savant, qu’incarne Perriand, a été théorisé après les travaux de l’ingénieur britannique Bruce Archer (au cours des années 1980) sur la recherche scientifique en design ; et a influencé la lecture de l’histoire de la discipline.
Ce deuxième documentaire français d’Arte sur Perriand restitue les coulisses de ses réflexions inventives sur les concepts de design socio-anthropomorphique, les techniques de standardisation et d’allégement des formes utiles, et la corrélation entre le confort domestique et l’urbanisme vertical et de loisir. Pour présenter son cercle amical et professionnel et le développement de son laboratoire d’idées, les archives audiovisuelles, les croquis animés et les séquences, filmées récemment, ont été fignolés par des graphismes inspirés par le vocabulaire du style international. Le ton et l’enchaînement fluide des commentaires laissent une petite place au dramaturgique. C’est en effet l’occasion pour Ghes de faire du cinéma, et ce en glissant des petites intrigues fictionnelles qui évoquent les influences politiques de l’artiste et son différend avec Le Corbusier. Corbu, comme elle se plaît à l’appeler avec regret le long du film, a impulsé son devenir pionnière de l’art de vivre. Pour Perriand repenser l’habitat ne se résout pas uniquement à moderniser les espaces et les objets par les matériaux industriels et les lignes épurées. C’est aussi rester à l’écoute des gestes instinctifs du corps, un enseignement précieux de Corbu, et une problématique que Perriand la sportive, l’aventurière et la photographe s’est posée dans ses différents projets en France et au Japon.
Le dialogue entre les voix off et les témoignages filmés de l’artiste articule notamment les grands questionnements du XXe siècle qui ont été avancés par le raisonnement fonctionnaliste et humaniste sur la machine et la société aux prises des guerres et des tournants économiques et politiques. Dans ce découpage historique s’esquisse succinctement l’esprit serein de Perriand et son portrait discipliné, extraverti et bienveillant. (Hanen Hattab)
prod. ARTE
LE PROCÈS DE LADY CHATTERLEY — ORGASME ET LUTTE DES CLASSES DANS UN JARDIN ANGLAIS
Mathilde Damoisel | France | 2019 | Sélection officielle long métrage
On peut remettre en question la pertinence de programmer, dans le cadre d’un festival de films sur l’art, des documentaires produits pour la télévision, quand bien même la chaîne Arte se distingue par l’intérêt des sujets qu’elle met de l’avant et qu’elle soit particulièrement orientée vers les domaines artistiques. Autant l’amateur d’art que le cinéphile serait en effet en mesure d’attendre d’un festival portant sur l’idée et le spectre de l’art que sa programmation s’engage de plain-pied dans l’acte commissarial sous-tendu, étant donné la double connotation festivalière et muséale que le geste comporte. Ce n’est pas tant parce que la télévision serait un médium bas par rapport au cinéma que nous la remettons en question ici, mais bien parce que le format standardisé qu’elle impose limite drastiquement l’exploration formelle et tend à confiner à la surface les sujets dont elle fait état (exception faite évidemment de la série). Et aussi, parce que, bien que ces films ne nous soient pas forcément toujours accessibles depuis l’Amérique du Nord, ils ne se présentent pas, du point de vue de la rareté et de la distribution, comme des véritables propositions de festival. Il devient aussi difficile de critiquer de tels films dans le cadre d’un évènement dont on soutient l’existence et dont on embrasse le projet — consacré à la « promotion et au rayonnement international du film sur l’art et des arts médiatiques » —, lequel prend également soin d’aménager un espace au cinéma expérimental et à des films bien sûr dégagés des impératifs télévisuels. Il n’empêche que le regard critique se demande sur quels critères baser son texte, sachant que la proposition considérée répond à des objectifs didactiques prédéfinis et qu’elle s’attelle à rendre un contenu informationnel dans une transitivité toute classique.
Dans cette perspective critique, nous pouvons d’emblée affirmer que le sujet du film de Mathilde Damoisel ne manque pas de piquant ni d’actualité. Le documentaire retrace le contexte de parution de Lady Chatterley’s Lover, roman de D. H. Lawrence publié pour une première fois à compte d’auteur en 1928 au sein d’une maison d’édition florentine, mais paru des années plus tard en Angleterre en 1960, à l’initiative de la maison d’édition Penguin Books. C’est dès lors autant la gestation du roman de Lawrence qui y est abordée que l’histoire de l’édition et les étapes du procès intenté par le gouvernement anglais à la maison d’édition, dans le cadre des questions engendrées par l’« Obscene Publications Act 1959 », une loi visant à mieux baliser ce que l’on définissait comme « obscene label ».
La réalisatrice tisse ainsi un film misant pleinement sur les effets de réception du roman. Aussi l’idée de recréer le procès à travers des acteurs incarnant les divers partis, si elle peut sembler de prime abord quelque peu scolaire, parvient plutôt à nous faire bien entrer dans le parallèle historique entre la situation de 1960 et le contenu même du roman, lequel élabore, en contrepoint de sa passion amoureuse, un regard sur la classe ouvrière dans la foulée de la grève générale de 1926. Car bien qu’on attaquât l’adultère comme cadre narratif du roman, c’est aussi l’impact que le livre eût pu avoir sur la population dite « ordinaire » que remettait en cause le procureur, un lectorat que visaient très précisément les livres de poche de Penguin Edition. On sourit lorsque ce dernier avance un autre pilier de son argumentaire, à savoir que le livre contient 30 occurrences des mots « fuck » et « fucking », 14 de « cunt », 13 de « balls », 6 de « shit », 4 de « cock » et 3 de « piss ». Les contre-arguments visant à établir la valeur littéraire de Lady Chatterly’s Lover par les membres du jury sont particulièrement éclairants quant aux relents victoriens de l’Angleterre de 1960 et à la portée repoussée dans le temps d’un roman « écrit pour ce pays ». La réception prend également la forme d’entrevues avec quelques figures entretenant une relation particulière au roman (l’auteur Sylvain Tesson, la critique d’art et autrice Catherine Millet, les professeurs de littérature Andrew Harrison et Catherine Brown et l’essayiste Lynsey Hanley), entrevues qui se penchent de manière historienne ou plus personnelle sur les différentes façons de se saisir de l’histoire de Lady C. À cet égard, soulignons la grande pertinence de Lynsey Hanley qui porte à notre attention à partir de sa propre expérience de lectrice le basculement se produisant entre 1960 et 1963 : soit de la parution du roman de Lawrence à la sortie du premier album des Beattles, références nodales d’une révolution sexuelle qui paraît particulièrement intéressante à revisiter aujourd’hui, alors que l’un des débats les plus aigus porte sur la relation tensive entre identités sexuelles et valeur et droit artistique.
Enfin, la trame comprend des images d’archives documentaires montrant la classe ouvrière des Midlands, des documents relatifs à la vie de D. H. Lawrence et sa femme Frieda, de même que des images du film tchèque Extase de Gustav Machatý (1933), d’une très grande beauté. Ces inserts fournissent une sorte d’encadrement général de ce que fomente le film, sis entre réalité sociale et expérience intérieure au sens bataillien. (Maude Trottier)
PARTIE 1
(Athabasca, L’affaire Caravage,
Charlotte Perriand, pionnière de l’art de vivre,
Le procès de Lady Chatterley —
Orgasme et lutte des classes dans un jardin anglais)
PARTIE 2
(We Are Not Princesses, Beyond the Bolex,
Taking Risks, Claude H Vallée Le Recycl'art)
Biographie des collaborateurs
Hanen Hattab est doctorante en sémiologie à l’UQAM. Ses recherches portent sur les pratiques d’art et de design subversifs et contre culturels comme le vandalisme artistique, le sabotage et les détournements culturels.
Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. Il a publié plusieurs ouvrages et articles sur Caravage et les caravagistes.
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