prod. Lardux Films, Midralgar, Cinéventure 5
LES VOISINS DE MES VOISINS SONT MES VOISINS
Anne-Laure Daffis et Léo Marchand | France | 2021 | 93 minutes | Film d'ouverture
Ce sont de petites histoires drolatiques, plus ou moins réunies par un même immeuble résidentiel. À l’étage de cet immeuble, un ogre édenté avec une forte appétence pour les enfants éprouve une affection contradictoire pour une mère de famille. Leur voisin, un vieux bonhomme aux genoux usés, tombe sous le charme d’une paire de jambes rodant au sous-sol. Dans l’ascenseur, un maniaque de survie et de randonnée en montagne reste coincé avec son chien loquace et frondeur. Et pendant ce temps, un magicien sans emploi cherche une paire de jambes pour son assistante qu’il a rendue cul-de-jatte à la suite d’un numéro raté…
Le récit de Les voisins de mes voisins sont mes voisins est indéniablement farfelu, mais sa plus intéressante proposition de cinéma réside dans son style d’animation. En effet, si les personnages sont dessinés à la main, les décors et les arrière-plans changent radicalement de technique d’animation, voire de média, selon la scène. Des figurines filmées en prise de vues réelles sont employées pour représenter un cirque, l’appartement qu’habite le vieux bonhomme ressemble à un photogramme d’une tapisserie et l'épicerie du quartier semble tirée d’une banque d'images d’animations 3D. Ces styles disparates raccordés seulement par des griffonnages sympathiques produisent un effet franchement drôle : mise en relief par le dessin tout simple des artistes, l’infamie visuelle des images de synthèses corporatives de la moitié des années 2000 ne cesse d’épater. Et par moment on pourrait pratiquement croire que le film s’est branché sur la culture des mèmes internet et sa reprise d’images ou d’évènements populaires à des fins ludiques. Prenons en exemple cette scène d’un personnage qui voit George W. Bush à la télévision, enlève ses chaussures et les jette contre sa télévision pour que l’image change et devienne une énième variation du Iraqi Shoe Toss. À vrai dire, le film pousse ces rapprochements inusités jusqu’à fréquemment devenir anhistorique : la mort de Lady Diana est simultanée à l’élection de Macron!
Cela étant dit, on se désole un peu que l’image soit accompagnée de dialogues fréquemment verbeux dont les nombreux jeux de mots ne font pas toujours mouche. C’est un peu comme si le film sous-estimait la force et l’audace de sa démarche visuelle. Représenter les supermarchés par de l’animation 3D au style corpo les consacre déjà comme temple de la consommation et du mauvais goût, pourquoi surenchérir avec une satire facile des messages d’interphone, qui ne fait que redire ce que l’image exprimait déjà? Cela émousse un peu le tranchant de la critique, d’autant plus que les cibles du film se révèlent souvent faciles et convenues : l'entreprise en réparation d’ascenseur s'appelle dépanne-minute, mais prend une éternité à venir; les services téléphoniques automatisés sont un cauchemar kafkaïen; les embouteillages sont terribles les jours de vacances… Les voisins de mes voisins sont mes voisins mène parfois le délire jusqu’à l’éparpillement, mais on lui pardonne un peu ses maladresses parce qu’elles proviennent d’une foi inébranlable dans les pouvoirs du cinéma d’animation. Sa place comme film d’ouverture des Sommets est donc amplement justifiée. (Antoine Achard)
prod. Lynn Tomlinson
TEN DEGREES OF STRANGE – JOHNNY FLYNN AND ROBERT MACFARLANE
Lynn Tomlinson | États-Unis | 2021 | 4 minutes | Programme Animation des États-Unis
J’abhorre l’idée du pointillisme, de cette vision mathématique du réel, de ce statisme inhérent ; la vie, c’est-à-dire le mouvement en peinture m’a toujours paru tributaire de la ligne, du trait. C’est du moins ce que tend à prouver l’excellent et hyper fluide Ten Degrees of Strange de Lynn Tomlinson, inspiré par la chanson éponyme de Johnny Flynn et Robert Macfarlane. Un autre vidéoclip pour une section qui en est pleine – même les titres expérimentaux s’apparentent ici à ce type de productions étant donné leur construction rhythmique et leur contenu kaléidoscopique. Basé sur l’histoire de Gilgamesh —ce que nous indique timidement l’apparition liminaire de deux tablettes gravées —la présente œuvre se savoure plutôt comme un fantasme hippie de liberté pastorale et de communion avec la nature. Réalisé avec de l’argile sur verre, on y voit divers figures humaines et animales se mouvant dans la forêt au gré d’amples « travellings » au rythme d’une chanson folk typiquement états-unienne, une chanson pour le genre de cowboys qui préfèrent la brousse aux saloons. Les corps glissent, se défont, se reforment, se transfigurent, deviennent animaux ou végétaux. Tout existe dans un flot métamorphique commun où chaque élément est interchangeable, imbu d’un pouvoir constant de devenir autre. Évoquant l’hypothèse Gaïa ou les cosmogonies autochtones, le film nous rappelle surtout, de la plus belle façon qui soit, que tous les êtres vivants sont partie intégrante de leur écosystème. (Olivier Thibodeau)
prod. Kim Kang Min
KKUM
Kim Kang Min | États-Unis | 2020 | 9 minutes | Programme Animation des États-Unis
Signifiant « rêve » en coréen, Kkum constitue un exploit à bien des égards. Vainqueur à la fois du Prix du public et du Grand prix pour la section indépendante au Festival international du film d’animation d’Ottawa en 2020, il s’agit d’une œuvre d’animation en volume où le matériau de base est la styromousse. Sélectionnée pour son coût modique, question de respecter le budget de 80 $ imparti au réalisateur, celle-ci devient une matière friable et incroyablement excitante entre ses mains, capable d’exprimer une panoplie de sentiments complexes et même de se transformer en liquide (les gouttes de sueur qui perlent sur les tempes du protagoniste ou l’eau glissant sur les parois d’une citrouille). Symbole stérile des dérives de l’industrialisation, engeance rigide, polluante et vulgaire, elle devient ici une source de vie, capable d’incarner des personnages palpitants, des insectes, des feuilles, des fruits, de même que tout le mobilier nécessaire au récit, mais surtout les songes prophétiques délirants de la mère du réalisateur, dont l’illustration constitue ici l’essentiel de la narration. Symbole de l’aliénation avec la nature, la styromousse du film se révèle aussi comme son contraire, soit une façon de transcender par l’imagination les limites de la matière industrielle, son caractère prosaïque et utilitaire. Aidé par un travail d’éclairage hors pair, capable d’évoquer toutes sortes de paysages oniriques envoûtants, mais surtout par une ingéniosité ahurissante dans la mise en scène et un travail de moine (de garage) dans la confection des figures, Kim Kang Min s’impose comme un maître insoupçonné en la domptant si brillamment. (Olivier Thibodeau)
prod. Les Films de l'Arlequin, Balance Film Gmbh, Maurfilm S.R.O., XBO Films
LA TRAVERSÉE
Florence Miailhe | France/Allemagne/Tchéquie | 2021 | 84 minutes
Quoique le choix assumé d’une mise en contexte sociopolitique nébuleuse entrave la spécificité du travail de mémoire si précieux effectué par la réalisatrice Florence Miailhe, qui s’inspire ici des carnets de croquis de sa mère, la peintre Mireille Miailhe, et du périple migratoire de son arrière-grand-mère, La Traversée n’en demeure pas moins une incursion fascinante sur le chemin de l’exil. La contextualisation lacunaire imprègne même l’œuvre d’un caractère universel, seyant à l’histoire de tous les peuples déplacés par la force —c’est d’Odessa en effet qu’avait fui l’aïeule pour éviter les pogroms… La scène d’ouverture nous évoque une douce générosité de la part de l’autrice, qui en voix off incarne une héroïne fictive baptisée Kyona qui, du cœur de son atelier, lequel se déploie à nos yeux comme un espace chaleureux et magique où le réalisme photographique cède déjà aux irruptions de somptueuses images animées, propose de narrer pour nous son récit d’exode. S’emparant d’un cahier où résident les souvenirs dessinés de son village natal, elle nous happe directement dans le passé, au cœur d’un album de famille mouvant où prend vie la mémoire de tous ces gens que la xénophobie aura tenté en vain d’exterminer.
Dédié à la mise en images du parcours initiatique de Kyona et de son frère Adriel qui, après avoir fui leur domicile, perdent leurs parents, sont vendus à un couple de riches psychopathes, se réfugient dans un cirque et se retrouvent en prison, le film adopte une palette de couleurs variées résolument lumineuse et chatoyante rendue dans un style pictural qui rappelle le fauvisme, le postimpressionnisme et le néo-primitivisme (on pense particulièrement à Gauguin et Chagall). Ce choix inspirant s’inscrit dans un humanisme positiviste, où l’autrice refuse de céder à la grisaille ambiante, à l’impératif formulé par la tenancière de cirque à l’effet duquel il importe de « voir la vie en gris », préférant miser sur un imaginaire teinté d’une tendresse et d’une naïveté infantiles, immaculées par la laideur de l’existence.
L’usage de traits de pinceaux métamorphiques, utilisés notamment pour effectuer des transitions fluides entre les idées et les lieux adhère quant à lui parfaitement au concept d’une mémoire en action, dont le contenu émerge à l’écran à la manière de strates liquoreuses, impliquées dans un processus constant de gommage et de remplacement. Les séquences oniriques et fantasmatiques se présentent également comme des « vues de l’esprit », participant à un flot vaporeux qu’on pourrait assimiler à une incarnation de la pensée. La technique permet en outre de développer une grande organicité des liquides et des gaz, des flammes, de la fumée et du halo des chandelles, lesquels revêtent tous cette qualité sensuelle, cette texture allusive qui évoque l’expérience vécue, par procuration certes, mais vécue néanmoins, comme si nous faisions partie intégrante du récit. Toute la mise en scène contribue ainsi à l’idée d’une mémoire vivante, palpable, qui se révèle à nous à l’instar d’une réalité humaine partagée, dont le caractère universel est porteur d’un message intemporel contre les dérives génocidaires de l’ethnocentrisme. (Olivier Thibodeau)
prod. Thomas Corriveau
ILS DANSENT AVEC LEURS TÊTES
Thomas Corriveau | Québec | 2021 | 8 minutes | Compétition canadienne 3
Clair favori de la foule réunie au Centre d’expérimentation musicale (par-delà le très venteux pont de Saint-Anne) pour le programme du jeudi, Ils dansent avec leurs têtes est une œuvre magnifique de part en part, écrite avec un humour charmant et rendu dans un style d’animation protéiforme incroyablement dynamique. Le tout commence avec un « zoom » vers une tête tranchée qu’embête un corbeau sur une île de roches déserte fouettée par les flots. Partant d’un canevas statique dont le contenu s’anime tranquillement, l’auteur donne vie à un monde palpitant. Constitués de traits de peinture métamorphiques, constamment changeants, tous les décors possèdent une apparence organique, transcendant ainsi d’emblée le potentiel d’expressivité traditionnellement associé aux arrière-plans dans le cinéma (d’animation) classique. Tout chatoie ici, et nous attire inexorablement. Une fois cadrée en gros plan, les yeux de la tête tranchée s’ouvrent et elle commence à nous parler à la manière du narrateur d’un récit fantastique. « Ah ! You’ve come to see me, my friend », déclare-t-elle du tac au tac, « it’s good to see you ». L’effet surréaliste est amusant de prime abord, mais c’est finalement la façon anodine que la tête a de nous entretenir qui garantit le comique de la situation. La voix de cette tête appartient à l’acteur, danseur et metteur en scène Marc Béland, qui commence dès lors raconter des bribes de sa propre vie. « I used to be a dancer », affirme-t-il, faisant marrer la foule, « but now, I’m a choreographer », entraînant avec cette déclaration stoïque une salve de rires supplémentaires.
Rares, voire singuliers, sont les textes biographiques aussi particuliers, aussi enlevants, aussi évocateurs d’une puissance créatrice qui émane des artistes créateurs à la manière d’un éther enivrant. En effet, si la fluidité extrême et la facture changeante des surfaces, des matériaux et des gestes à l’écran contribuent à stimuler sans cesse le spectateur, elles permettent aussi au réalisateur d’émuler le flot chaotique des pensées de Béland. Après avoir vu sa tête chipée par le corbeau, puis échappée dans la mer, le sujet se remémore les gymnatstiques liquoreuses de ses danseurs, dont les corps somptueusement détaillés, dessinés au crayon, se tordent, se décomposent et flottent en apesanteur à l’écran à l’occasion d’un énième ballet de formes, incarnation sensuelle d’un art corporel du mouvement sublimé dans un art graphique du mouvement. Le processus de dissociation, d’abstraction et de reformation des objets dans l’espace évoque en outre l’un des grands thèmes du cinéma d’animation, soit le rapport continu entre la vie et la mort, que rappelle également l’idée d’une tête morte-vivante. Avec une œuvre qui s’échelonne sur plus de 40 ans, l’artiste visuel et animateur Thomas Corriveau est visiblement passé maître de son art, parvenant parfaitement ici à allier la maestria technique à une appréciation analytique du médium animé, témoignant ainsi d’une intelligence hors pair qui ne saurait en rien faire obstacle à l’appréciation populaire de son travail. (Olivier Thibodeau)
*Critique publiée une première fois dans notre couverture du festival Regard 2022
PARTIE 1
(Hommage à Craig Welch)
PARTIE 2
(Entrevue avec Kôji Yamamura)
PARTIE 3
(Les voisins de mes voisins sont mes voisins, Ten Degrees of Strange,
Kkum, La Traversée, Ils dansent avec leurs têtes)
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