DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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RIDM 2021 : Partie 5

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin et Olivier Thibodeau

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prod. Mesilinka Films

DƏNE YI’INJETL | THE SCATTERING OF MAN
Luke Gleeson  |  Canada  |  2021  |  76 minutes  |  Forces du vivant

* Disponible en ligne du 18 au 21 novembre.

Au cours des années 60, le premier ministre de la Colombie-Britannique, William Andrew Cecil Bennett, cherche à stimuler l’économie de sa province en nationalisant une partie de son territoire. La société d’État BC Hydro, qui naît de cette initiative, entreprend en 1968 la construction d’un barrage hydroélectrique sur la rivière de la Paix, cours d’eau sillonnant les Rocheuses. Durant sept ans, un chantier sera implanté sur le territoire habité depuis des temps immémoriaux par la nation Tsay Keh Dene. La construction du barrage entraînera finalement un véritable déluge, inondant les terres habitées, causant la mort de plusieurs Tsek’ene et condamnant les survivant.e.s à s’exiler de leur lieu d’ancrage.

Premier film entièrement produit par une communauté autochtone, DƏNE YI’INJETL | The Scattering of Man pose son regard sur les conséquences encore palpables de ce projet d’infrastructure sur les gardiens traditionnels du lieu. Le réalisateur Luke Gleeson, membre de la nation Tsay Keh Dene, nous entraîne à la rencontre des survivant.e.s et des descendant.e.s Tsek’ene,qui ont été délocalisé.e.s durant la construction. Alors que la nation disposait d’une connaissance millénaire du territoire, où ils pouvaient pratiquer leurs activités de subsistance (médicine naturelle, chasse, pêche, transport par canoë), ils se sont retrouvés confinés dans des logements sans meubles ni installations, déportés dans un lieu où il n’était plus possible de reproduire leur mode de vie traditionnel. Plusieurs membres de la communauté ont alors sombré dans l’alcoolisme, d’autres ont développé différentes maladies, sans parler de la perte de leurs repères identitaires culturels et des suicides causés par cette dépossession de leur terre. Le réalisateur va à la recherche de ces récits de traumas vécus et hérités, autant d’histoires jamais entendues, et qui nous sont rendues par des témoignages où résonnent la colère de l’exil forcé et l’effroi causés par les inondations, décrites comme une « catastrophe »

Si le sujet est grave, The Scattering of Man n’est pas une œuvre misérabiliste ni tapageuse. Parmi ses qualités esthétiques exceptionnelles, on mentionnera d’entrée de jeu sa conception sonore. La musique donne toutes les intonations au film en épousant judicieusement ses différentes ruptures rythmiques. La réalisation appuie énormément sur les contrastes – notamment à travers le montage dissonant de l’image et du son : on surligne ironiquement le rêve entrepreneurial de la BC Hydro en juxtaposant des images apocalyptiques du barrage à une musique toute imprégnée, sacrée, chantée par un chœur mormon. Pour effectuer ses transitions, le film est ponctué de plusieurs fondus au noir, qui aèrent la composition (souvent dense). Il alterne entre des séquences frénétiques, où les images d’archives s’enchainent rapidement, portées par une musique envahissante, et des séquences plus contemplatives où la vitesse décélère grâce à des plans qui se déposent longuement sur un visage, un élément de la nature, portées quant à elles par une musique harmonieuse au tempo langoureux. Ces scènes plus lentes, qui reviennent ponctuellement, sont toujours introduites par une narration absolument poétique en voix off d’un membre de la nation qui raconte la légende de son peuple dans sa langue maternelle.

Il n’y a pas que la musique qui prend une dimension narrative dans le film, la rivière de la Paix, en tant que motif récurrent, apparaît pratiquement comme un personnage à part entière. Toujours saisie dans la même prise de vue en hauteur, on dirait qu’elle prend vie dans ses multiples humeurs, tant elle apparaît différente à la lumière constamment renouvelée des plans dont elle fait l’objet.

Le documentaire entend moins informer que faire sentir, donner à percevoir, à travers des images qui parlent d’elles-mêmes – émergeant du contraste entre le visage de l’antipathique W. A. C. Bennett et ceux des enfants autochtones sur la réserve, des forêts vierges puis rasées, d’un lac navigable puis desséché, des acclamations d’une foule lors d’un rassemblement politique, auxquelles succède la vision d’une maison abandonnée ou d’un canoë englué sur les berges…

Pour boucler ce portrait sombre qui nous plonge au coeur du « néocolonialisme ordinaire » des cinquante dernières années, Gleeson propose une fin consolatrice, tournée vers l’avenir. Quelques scènes magnifiques montrent des aînés en train de transmettre leurs savoirs ancestraux à leurs descendants sur la réserve : on voit notamment des aînées préparer la viande chassée, expliquer à leur petits-enfants la guérison par les plantes, etc. On comprend alors toute la résilience, mais aussi toute la combattivité dont ce peuple a fait preuve.

Enfin, le film se termine comme il s’est ouvert, par un ultime plan sur la rivière de la Paix. Or, cette fois, la perspective sur le cours d’eau est encore plus large, la prise de vue étant effectuée à une altitude encore plus élevée, qui vient donner la pleine mesure de l’immensité et de la puissance du cours d'eau. Pour reprendre les termes d’une des intervenantes : « la nature nous recouvre après notre mort; elle est en vie, il est inutile de vouloir la dominer ». À travers ce plan ultime, le cinéaste rend hommage à la vision holistique des Premières Nations, en remettant à la nature tous les droits qui lui reviennent. (Sarah-Louise Pelletier-Morin)

 


prod. Jyoti Film, Liman Film, TS Productions

LES ENFANTS TERRIBLES
Ahmet Necdet Çupur  |  France/Turquie/Allemagne  |  2021  |  92 minutes  |  Topographies familiales

* En salle le 20 novembre à 18h00 (Parc) ou en ligne du 22 au 25 novembre.

On n’a plus Les Enfants terribles (1950) qu’on avait… Les sujets du présent film sont loin, en effet, d’être animés par l’esprit machiavélique et pervers des personnages de Cocteau; ils ne formulent que de simples désirs de libertés individuelles, considérées comme monnaie courante en Europe de l’Ouest. Zeyneb désire quitter le village turc qu’elle habite avec sa famille pour aller étudier dans la grande ville, mais sans être attachée à un mari. Mahmut, lui, souhaite mettre fin à son mariage malheureux avec une adolescente afin de trouver l’amour auprès d’une femme qui ne serait pas pétrifiée de se retrouver dans ses bras. Violemment rabroués par leurs parents, les deux jeunes luttent pour faire valoir leurs points de vue devant une série d’institutions — familiale, sociale, religieuse et politique — marquées par un dogmatisme extrême.

« Qui voudra d’une femme divorcée ? », demande l’imam au fils pour l’inciter à la reprendre. « Pour les femmes, il y a Dieu, puis il y a leurs maris », déclare sa tante pour intercéder auprès d’elle, pour régler les choses, parce que « les gens parlent ». « Tu devrais te considérer chanceuse que je te laisse m’adresser la parole », lance venimeusement le père à sa fille après qu’elle lui ait exprimé le souhait d’aller habiter dans la grande ville. Tout cela sous le regard curieux et impudique de leur frère, qui capte ici une série de moments d’intimité familiale surprenants et douloureusement révélateurs. Il se concentre pour ce faire sur l’impuissance de sa fratrie devant des pouvoirs disciplinaires implacables, incarnés dans des scènes tendues et troublantes où le père, furieux, ordonne à son fils de quitter la maison, ou dans d’autres scènes où la mère déclare que la seule façon de faire taire sa fille est une balle dans le crâne. Les tableaux de la dysfonction familiale sont durs et crus, voire cruels, à des années-lumière du tendre traumatisme dolanien. Et si ces scènes renforcent nécessairement certains clichés occidentaux par rapport au dogmatisme musulman, il ne s’agit pas moins ici d’un document authentique, témoignage d’une réalité vécue par encore beaucoup de jeunes gens, qu’ils soient femmes ou hommes.

Possédant la même facture rugueuse que Little Palestine (2021), mais aussi que Fiasco (2021), présentés tous deux cette année aux RIDM, s’imposant lui aussi comme un film maison dont l’amateurisme technique est compensé par la position privilégiée des auteurs au cœur de leur sujet, Les Enfants terribles partage avec ces deux œuvres d’autres traits fondamentaux. Tout comme Little Palestine, il contient un florilège assez impressionnant de tranches de vie croquées sur le vif et puissamment emblématiques de la réalité cernée. Pensons à cette scène désarmante où la femme de Mahmut, assise sur le lit à ses côtés, déclare n’avoir trouvé rien de ce qu’elle recherchait dans le mariage : le bonheur, la paix ou l’amour. Quant à Fiasco, il s’y apparente par l’un de ses deux sujets centraux, soit les tribulations maritales de personnages hors normes, qui refusent de se plier aux diktats extrêmement tranchants imposés par leur entourage, et dont les bravades risquent de leur coûter tout l’amour parental. Dure chronique que nous propose ici Ahmet Necdet Çupur, reflet d’une dure réalité sociale. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Jenny Cartwright

JE ME SOUVIENS D'UN TEMPS OÙ PERSONNE NE JOGGAIT DANS CE QUARTIER
Jenny Cartwright  |  Québec  |  2021  |  78 minutes  |  Espaces humains

* En salle le 20 novembre à 21h15 (CQ) ou en ligne du 22 au 25 novembre.

Quoiqu’infiniment pittoresque et doté d’un impressionnant éventail de vignettes, collectionnées sur plusieurs années (tel qu’en témoigne l’édification progressive à l’écran de la Forteresse du Mal, le campus MIL de l’Université de Montréal), le cinéma de Cartwright s’avère ici très dépouillé, réduit à sa plus simple expression d’images séquentielles. Faisant la chronique de l’embourgeoisement dans le quartier populaire de Parc-Extension, elle procède par accumulation de portraits superficiels de ses représentants multiethniques (qu’on observe au travail, à l’école ou lors de leurs loisirs dans des plans toujours minutieusement composés et incroyablement chaleureux, mais trop nombreux), qu’on oppose progressivement au spectre du développement immobilier sauvage sur Beaumont, incarné par le ballet désolant d’ouvriers en tractopelles et par les tristes panneaux réclames vantant tel ou tel bloc de condos à venir. Je me souviens d’un temps évoque donc plutôt le travail d’un esthète sociologue que d’un praticien du direct ou du cinéma d’observation (généralement plus analytique). Tout cela tient d’un pari assumé, par contre. C’est ce qui ressort en tout cas de l’intertitre liminaire, où l’autrice mentionne avoir volontairement omis de pourvoir des sous-titres aux dialogues filmés (dans les différentes langues du quartier). Ainsi, l’importance des intervenant.e.s ne réside plus que dans leur valeur pittoresque, sociologique, esthétique, moins en tant qu’individus immigrants que comme membres constitutifs d’une communauté multiethnique, au sein d’une œuvre qui s’étale plutôt que de focaliser. S’opposent alors deux blocs monolithiques : le prolétariat multiculturel et la blanche bourgeoisie qui, machines entre les mains, n’hésite pas à démolir l’antre des pauvres pour y bâtir son Éden chromé, dégueulassement aseptisé. Ce doux manichéisme constitue d’ailleurs un choix politique pertinent, mais qui ne bonifie pas l’expérience relativement aride d’un film caractérisé par une succession incessante de portraits esthétisants.

Notons que le film de Cartwright trouve de nombreux échos dans la présente programmation des RIDM, surtout dans le film d’Eli Jean Tahchi, Des voisins dans ma cour (2021), avec lequel il partage quelques plans quasi identiques du quartier (plans de balcons, de joueurs de cricket et de barbiers particulièrement). Or, si les deux films s’appuient sur une forme de sociologie photographique similaire, c’est le cas également de Au-delà des hautes vallées (2021), ersatz de Olanda (2019) réalisé par Maude Plante-Husaruk et Maxime Lacoste-Lebuis, lequel possède une sensibilité anticapitaliste qui rappelle celle de Cartwright, cristallisée dans le spectacle de l’exploitation des travailleurs par les acheteurs de yarsagumba, que vient remplacer ici le caractère parasitique des développeurs immobiliers et de leurs partenaires corporatistes (entraperçus via la façade fugace du Beau Mont, un restaurant du groupe Signé Toqué). Dans ces deux cas de figure, les cinéastes font le pari d’un certain détachement et d’une esthétisation de leurs sujets dont résulte une forme de distanciation parfois préjudiciable au propos, posant le spectateur en touriste, invité à regarder sans toucher, à voir la communauté sans véritablement s’y immiscer. Paradoxalement, la chaleur du regard auctoriel se retrouve ainsi presque entièrement contraint à un froid perfectionnisme technique. (Olivier Thibodeau)

 


prod. El Mito, La Linterna Films, Milagros Producciones

OBJETOS REBELDES (OBJETS REBELLES)
Carolina Arias Ortiz  |  Costa Rica/Colombie  |  2020  |  69 minutes  |  Échos du passé

* Disponible en ligne du 18 au 21 novembre.

Œuvre à la fois intime et ethnographique, Objetos rebeldes procède d’une double archéologie, familiale et nationale, stimulant pour ce faire la mémoire des objets : les photos que la réalisatrice garde en souvenir de son père récemment décédé d’un cancer, mais surtout les singulières sphères mégalithiques du Costa Rica (ou sphères diquis, en l’honneur de leurs créateurs précolombiens supposés), ces sculptures de pierre dont la parfaite circularité déconcerte depuis longtemps les archéologiques. La fascination du spectateur est double également, alors que l’anthropologue Ortiz nous livre un récit personnel et scientifique, subjectif et objectif, mais sans jamais qu’il ne paraisse schizophrène. « Je suis revenue pour réparer une craque », déclare-t-elle en voix off, la craque qui saille comme une balafre le long de son histoire familiale, de même que celle qui fragmente les racines de l’histoire costaricaine.

Aliénée de son père depuis le divorce de ses parents et son déménagement hors du pays, l’autrice relate ici les tentatives de rapprochement qui caractérisent son retour à la maison, précipitées par l’avancée sournoise du cancer chez le partriarche. Elle crée ainsi un support, un objet qui puisse servir à préserver sa mémoire, et qui trouve sa juste place parmi le florilège de photos qu’elle dévoile à l’écran, repiquant sa trame filiale avec toute la subtilité et l’expertise de l’archéologue aux mains graciles qui reconstruit un vase ancien dans l’une des scènes d’ouverture.

Ortiz repique surtout la trame narrative de la nation costaricaine, et c’est là que réside la singularité de son film. Opposée à la tradition de « whitewashing » voulant que son pays de naissance soit plus « blanc » que les autres nations sud-américaines, mue par l’omission  volontaire du fait autochtone, le fait diquis surtout, dont on s’efforce ici de restaurer les exploits, la réalisatrice interroge la mémoire des objets à la recherche de preuves. Elle ausculte les souvenirs de ces objets fabuleux qui ornent presque l’entièreté du paysage environnant, ces boules de pierre presque parfaitement sphériques (sphériques à 98 %, dit-on), dont le foisonnement prouve non seulement la présence d’une civilisation précolombienne organisée sur le territoire, mais son génie également. La perfection géométrique de ces sculptures est telle que nombre d’intervenants lui assignent même une origine extraterrestre. Du vent, déclare Ortiz, pour qui les choses que l’esprit occidental considère inexplicables sont simplement des choses qu’il ne s’explique pas chez l’Autre, envisagé de facto comme technologiquement et culturellement inférieur. Les documents d’époque se mettent alors à valser : les vidéos didactiques à propos de nefs extraterrestres parfaitement rondes et les journaux intimes d’explorateurs occidentaux, ébahis par la régularité des sphères, les vidéos touristiques vantant la blancheur costaricaine et celles de véritables Diquis avec leurs masques de pierre, tout cela grâce au sens magistral de la structure dont fait preuve une vraie artiste de l’anthropologie. Une voix subtile et astucieuse, qui amalgame ici un vocabulaire choisi minutieusement pour ses double-entendre, une série de plans fétichistes sur les merveilles titulaires, son propre témoignage personnel de même que les textes excentriques de l’archéologue Ifigenia Quintanilla Jiménez, et dont le résultat constitue un objet presque aussi intrigant que les boules parfaites des nations fondatrices de son pays. (Olivier Thibodeau)

 

PARTIE 1
(By the Throat, Des voisins dans ma cour,
Ëdhä dädhëchą | Moosehide Slide, Futura, Le kiosque)

PARTIE 2
(A River Runs, Turns, Erases, Replaces, Cow, Gorbachev. Heaven,
Ikebana, Same/Different/Both/Neither)

The Gig Is Up

PARTIE 3
(Canards errants, El cielo está rojo, Dida, Eastwood)

PARTIE 4
(A Night of Knowing Nothing, Animal macula, Babushka, Kal Fatemeh,
Little Palestine, Diary of a Siege)

PARTIE 5
(DƏNE YI'INJETL | The Scattering of Man, Les Enfants terribles,
Je me souviens d'un temps où personne ne joggait dans ce quartier,
Objetos rebeldes)

PARTIE 6
(Gabor, Ostrov - Lost Island, Zo reken)

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Article publié le 20 novembre 2021.
 

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