DÉSERTS
Charles-André Coderre et Yann-Manuel Hernandez | Québec | 2016 | 93 minutes | Les nouveaux alchimistes
Charles-André Coderre et Yann-Manuel Hernandez signent Déserts, un film fait à quatre mains, sur deux support techniques (digital et pellicule), qui traite d’un homme pris entre deux vies, deux femmes, et deux lieux distincts (une Montréal, stérile et froide, et le désert du Nevada, granuleux et chaud). Autrement dit, il s’agit d’un film qui invite qu’on en parle en termes binaires et en oppositions claires, tant il peut sembler ainsi pris entre deux chaises, tiraillé par les deux idées du cinéma qu’il cherche à réconcilier dans un même lieu. On s’étonne par contre que le tout fonctionne si bien et que le deux cinéastes arrivent à quelque chose d’équilibré, malgré des interprétations fort inégales, des instincts référentiels évidents (Antonioni, Grandrieux, etc.) et une narration romantique ankylosée, qui menace à tout moment de faire sombrer l’ensemble dans le ridicule ou la parodie. Pour ainsi dire, le désir d’expérimentation formelle (manipulations 16mm, photographie argentique, step printing, etc.) demeure propulsif, permettant au duo d’arriver à destination sans trop d’entorses. Avec Déserts, Coderre et Hernandez nous offrent finalement une conception du lieu certes un peu clichée, mais néanmoins fertile ; un espace métaphysique à travers lequel il leur est possible d’explorer – en sons, comme en images - une idée du désir (celui de fuir comme celui de l’Autre, de celle qu’on ne peut peut avoir). Et comme ces grains de sables qui le constituent, le film s’avère meilleur que la somme de ses forces et de ses faiblesses, démontrant une envie somme toute rare : celui de réfléchir l’image pour tout son potentiel texturant et structurant, bien au-delà de son simple état de matière à « histoires ». (Ariel Esteban Cayer)
LATE SHIFT
Tobias Weber et Caroline Feder | Suisse, Angleterre | 2016 | 90 minutes | FNC eXPlore
À l’instar des livres à choix multiples, le tout premier long métrage entièrement interactif de l’histoire du cinéma fait son entrée dans les salles obscures proposant à l’aide d’une application téléchargeable sur téléphone intelligent — CtrlMovie — d’interagir directement avec le cours du récit en temps réel. Le public participe activement et réinvente à chaque instant le déroulement et l’évolution des personnages aux suites rocambolesques et inattendues, expérimentant les conséquences de leurs choix. Avec un plaisir aux allures frivoles et récréatives, les spectateurs captivés s’adonnent entièrement au libre arbitre de la majorité, poussant avec une délectation maladive des situations jusqu’à l’extrême, faisant fi de la morale ou du jugement ou au contraire, prompt à une sensibilité bienfaisante qui encourage les protagonistes vers une issue positive par des réponses empreintes d’empathie et de compassion. Matt, étudiant en mathématiques le jour et gardien de voitures dans un stationnement souterrain la nuit, voit son quart de travail perturbé par l’arrivée d’un homme armé et blessé, l’obligeant à prendre le volant et l’entraînant contre son gré dans le cambriolage d’une célèbre maison de vente aux enchères de Londres. Au travers d’un parcours parsemé d’embûches et d’énigmes, les actions nombreuses se succèdent, tour à tour violentes, drôles, vicieuses avec un punch déroutant révélant au public un grand pouvoir de manipulation. Au-delà de son caractère divertissant, Late Shift initie une réflexion sur la répercussion de nos décisions dans la vie ainsi que sur leurs prolongements, démontrant toute l’attraction qu’exerce une synergie positive ou négative et révélant, dépendamment des pays où il est présenté, des schémas différents. Bâti sur une structure en 3 actes, le scénario d’une durée totale de 4 heures, incluant tous les dénouements, comprend quelque 500 séquences dont le tournage a dû être respecté à la lettre près (aucune improvisation !). Par l’intermédiaire d’un logiciel, quelque 108 verdicts conduisent d’abord aléatoirement puis immanquablement tel un entonnoir vers une des sept fins réalisables. Ainsi naquit l’interactivité cinématographique, un véritable défi mathématique et technologique dont le processus plutôt au point saura émerveiller les esprits curieux et en mal de divertissement. (Claire-Amélie Martinant)
LOST AND BEAUTIFUL
Pietro Marcello | Italie | 2015 | 87 minutes | Panorama international
Pulcinella, médium entre les vivants et les morts, vient exaucer les dernières volontés de Tommaso, simple berger : celui de sauver Sarchiapone, un jeune bufflon orphelin, abandonné sur la terre de province d’un palais abandonné. Pour Pietro Marcello, « les villes sont une invention de la civilisation, mais l’Italie profonde, c’est d’abord la Province. Le paysage italien a été dessiné à travers l’histoire par le monde rural ». Après la guerre, dira-t-il, ces populations paysannes ont subi une transformation violente sans révolution industrielle. Une réalité imprégnée dans le travail du cinéaste. Le film, tourné sur de la vieille pellicule déjà échue, devait initialement raconter un voyage en Italie et dépeindre la province contemporaine. Tommaso Cestrone, le paysan entretenant la Reggia di Carditello, maison de maître des Bourbons abandonnée — en proie aux pillages dans la région Campanie — y prenait part, mais il décéda mystérieusement dans la nuit de Noël, laissant Sarchiapone, le jeune bufflon dont il prenait soin, orphelin pour une seconde fois. C’est ainsi que le scénario prit une tournure inattendue, se voyant transformé pour devenir un conte au réalisme magique. Lost and Beautiful est une fable poétique sur l’Italie Provinciale contemporaine. Le personnage de Tommaso y incarne la société civile, se battant pour sauver un lieu, tout autant qu’un buffle, et démontre son amour passionné et profond pour la terre et les bêtes. Pulcinella, (Sergio Vitolo) dénonce le cynisme ambiant devant l’ingérence administrative. Ensemble, Pulcinella et Sarchiapone traversent le pays vers le Nord, à travers une Italie, « bella e perduta », à laquelle le film doit son titre. Le cinéma de Marcello s’y permet une réelle liberté d’expression, tour de force entre propos politiques et lyrisme visuel, par ses strates de douceur et de dureté, avec une direction photo onirique, pour ne pas dire chimérique. Un film complexe et touchant, permettant plusieurs niveaux de lecture tout en ayant un rapport à l’état des lieux intuitif et direct. (Anne Marie Piette)
MAQUINARIA PANAMERICANA
Joaquin Del Paso | Mexique | 2016 | 86 minutes | Panorama international
Sous des airs anodins, voire insignifiants, cette humble tragicomédie cache un foisonnant discours symbolique, capitalisant sur une ambiguïté sonore savamment travaillée et un astucieux montage animiste pour étayer une thèse richissime. Suite à la mort d’un millionnaire philanthrope, patron du magasin de machinerie titulaire, ses loyaux employés s’enferment dans l’enceinte de l’endroit pour y vivre un éreintant deuil commun, retraçant ardûment le fil des souvenirs qui les y rattacheront pour toujours. Le film débute sur des images funestes de machines disloquées saignant sur le gravier, ponctuées par une sinistre musique tout droit sortie d’un film d’horreur. Déambulant dans un entrepôt ténébreux, Don Alejandro y éteint alors une radio, taisant du coup toute la bande sonore. Puis, il se dirige vers son appartement souterrain où il fume sa dernière cigarette, comme un tison mourant qui illumine dramatiquement son visage anguleux. D’emblée, le film nous démontre ainsi ses deux plus intrigants leitmotivs : l’ambiguïté des sources de la bande sonore et l’animisme machinal. D’origine constamment changeante, alternativement intra-diégétique ou extra-diégétique, objet du contrôle des personnages ou vice-versa, la musique évoque ici une vie coincée entre l’autodétermination et la subordination. En effet, bien qu’ils se déclarent « artisans de leur propre destinée », les employés éplorés ressemblent plutôt à des engrenages libres, privés de la direction d’un père qui était aussi un maître. Via les nombreuses comparaisons symboliques entre l’être humain et la machine (établies grâce à un montage alterné qui en souligne les travaux analogues), nous saisissons ainsi le sens véritable du titre de l’œuvre. Après tout, les máquinas panamericana, ce ne sont pas les machines parsemées dans la cour de l’usine, mais bien les hommes et les femmes qui les vendent, travailleurs spécialisés, mais permutables dont l’existence n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système clos qui leur sert simultanément de geôle et de raison d’être. (Olivier Thibodeau)
THE LAST FAMILY
Jan P. Matuszynski | Pologne | 2016 | 123 minutes | Compétition internationale
Bien plus qu’un simple biopic sur Zdzisław Beksiński (1929-2005), un illustre artiste polonais qui aurait — en plus d’avoir infatigablement peint, dessiné et sculpté — photographié, enregistré et filmé pratiquement chaque seconde de sa vie, le premier long métrage de Jan P. Matuszynski nous offre surtout une réflexion sur le sens d’une vie que l’on peine, chaque jour, avec passion et déraison, à construire et consigner. Après une entrée en matière pour le moins intrigante — au soir de sa vie, dans un intérieur soigneusement meublé, Zdzisław Beksiński avoue, avec une sympathique bonhomie, à un interlocuteur dont on nous cache le visage, le regret de n’avoir jamais pu assouvir ses fantasmes sadomasochistes —, le film remonte jusqu’en 1977 et installe sa caméra (à l’insu des personnages dirait-on) dans un sordide appartement où évoluent, autour du peintre, sa femme, silencieuse et dévouée, son fils, tourmenté et suicidaire, ainsi que quelques grands-mères, sur le point de mourir. Ensuite, les dates paraîtront sporadiquement dans le bas de l’écran, question de nous faire comprendre que si rien ne semble bouger, dans cet asphyxiant taudis, les années, elles, défileront inexorablement. Car la caméra qui suivra l’artiste — comme si elle appartenait à une équipe de télé-réalité — ne quittera que rarement ce lieu et s’entêtera à filmer ce bonhomme qui passera sa vie — entre deux coups de pinceaux et d’épisodiques rénos — à filmer sa singulière famille, annuellement armé de caméscopes toujours plus récents. Le temps passe donc, les affections s’affaissent, les membres meurent et la technologie, toujours plus puissante, occupe de plus en plus l’espace. La subtile mise en scène — que les cadrages prélèvent savamment — laisse peu à peu (à l’insu du spectateur, cette fois) les innombrables cassettes vidéo obstruer la pièce. Mais c’est aussi cet appartement qui, tranquillement, sous nos yeux, alors que chacun meurt (de vieillesse, de maladie ou de désespoir), se métamorphose en ce luxueux logement dont nous sommes partis. En 28 ans de vie — et deux heures de films — nous aurons vu l’artiste produire une œuvre herculéenne, richement retaper son galetas, enregistrer patiemment chaque parcelle de sa vie, perdre tous les membres de sa famille… et trépasser de la façon la plus abjecte qu’on ait jamais vu. Tout ça pour ça ? Cette vie finie, nous reste la représentation de cette vie. Et Matuszynski nous offre la représentation de la représentation de cette vie. Ainsi filmée à la puissance trois, on se dit que la vie vaut peut-être la peine d’être vécue. (Jean-Marc Limoges)
PRÉSENTATION
OUVERTURE : TWO LOVERS AND A BEAR
JOUR 1
(Alipato, Death in Sarajevo, Diamond Island, Je me tue à le dire,
Safari, Sixty Six, The Death of J. P. Cuenca, Welcome to Iceland)
JOUR 2
(Déserts, Late Shift, Lost and Beautiful,
Maquinaria Panamerica, The Last Family)
JOUR 3
(Daguerrotype, Director's Cut, Sur les nouveaux alchimistes,
Happy Times Will Come, Life After Life, Pacifico)
JOUR 4
(A Quiet Passion, Apnée, Fallow,
Sadako vs. Kayako, Sunrise, Werewolf)
JOUR 5
(A Lullaby to the Sorrowful Mystery, Bitter Money,
La Chasse au collet, Lampedusa, Sand Storm, We Make Couple)
ENTREVUE
Xavier Seron et Julie Naas (Je me tue à le dire)
JOUR 6
(A Decent Woman, Belgica, Lily Lane,
Mes nuits feront écho, Notes on Blindness, The Untamed)
JOUR 7
(Les arts de la parole, Dogs, L'effet aquatique,
I Had Nowhere to Go, The Ornithologist, Spark)
JOUR 8
(The End, Évolution, The Giant, Yamato (California), X Quinientos)
JOUR 9
(Maudite poutine, One Week and a Day, Prank,
La tortue rouge, Weirdos)
ENTREVUE
Felix Van Groeningen (Belgica)
JOUR 10 + PALMARÈS DE LA RÉDACTION
(Invisible, Mademoiselle, Stealing Alice,
Le vertige des autres, Yourself and Yours)
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