DOSSIER : Entre autochtonies et cinéphilies
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Fantasia 2024 : Partie 3

Par Thomas Filteau, Alexandre Fontaine Rousseau et Olivier Thibodeau

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prod. Geek Pictures

CONFESSION
Nobuhiro Yamashita  |  Japon  |  2024  |  76 minutes  |  Compétition Cheval noir

Voyant sa fin approcher après s'être blessé au cours d'un périple d'escalade, Jiyong décide que le temps est venu d'admettre un crime à son ami Asai dans l'espoir d'expier ses péchés : c'est lui qui a tué leur camarade Sayuri, il y a seize ans de cela. Il implore Asai de le laisser crever, mais ce dernier refuse de l'abandonner à son sort. Trouvant un refuge où passer la nuit, Asai lui sauve la vie. Mais, à l'abri de la tempête, un doute se met à planer : Jiyong, regrettant de s'être confessé, voudrait-il désormais se débarrasser de son compagnon devenu par la force des choses un témoin gênant?

Le cinéaste Nobuhiro Yamashita se sert de cette prémisse simple et efficace pour livrer un exercice de style habilement exécuté : un huis clos aux allures de dessin animé tourné en prises de vues réelles, dans lequel nos deux protagonistes en viennent à se pourchasser frénétiquement dans un espace restreint se transformant peu à peu en fascinant petit casse-tête spatial. La mise en scène établit clairement des repères qu'elle utilise ensuite pour créer de la tension, selon une logique interne qui reste toujours parfaitement compréhensible. On en vient à connaître la disposition des pièces les unes par rapport aux autres, les déplacements potentiels à partir d'un point donné et les issues possibles.

Ce jeu de cache-cache meurtrier atteint, en s'étirant dans la durée, des proportions comiques insoupçonnées. On dirait parfois que Yamashita rend hommage, pendant 76 minutes consécutives, à ce plan dans The Shining (1980) où Jack Nicholson défonce une porte à coup de hache. La circularité du mouvement d'ensemble évoque la trajectoire d'une spirale qui s'enfoncerait progressivement dans la folie; le principal pivot narratif donne l'impression que le récit s'inverse, à force de tournoyer.

Qui cache quoi? Qui a quelque chose à confesser? Yamashita imbrique ses secrets et ses mensonges les uns dans les autres, avec la même précision qu'il articule ses chocs physiques et ses acrobaties sadiques. Certes, on ne sort pas de la projection transfiguré par la profondeur ou l'originalité de son discours somme toute familier sur la nature humaine. Mais le réalisateur japonais fait preuve d'une réelle virtuosité à petite échelle, qui confère à son cirque violent une qualité ludique indiscutable. (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Bixagu Entertainment / Castelao Pictures / et al.

THE CHAPEL (LA ERMITA)
Carlota Pereda |  Espagne  |  2023  |  107 minutes  |  Sélection 2024

Après la chute du rideau, il reste chez moi un sentiment d’hébétude, de frustration, mais surtout un farouche désir de venir à bout de cette proposition alambiquée mais fascinante à la fois, foisonnante de symbolisme, et dans laquelle je me languis de mettre les dents pour la décortiquer. Amatrice déférente du genre horrifique, la réalisatrice Carlota Pereda quitte le hicksploitation de Piggy (2022) pour un autre type d’hicksploitation, plus mythographique cette fois, déployant avec ostentation sa belle production bourrée de décors somptueux, manoirs encombrés et chapelles jonchées de poupées, démontrant un flair d’antan pour les compositions dantesques de rapaces nécrophages et de pyramides de cadavres frétillants. Elle multiplie surtout à un rythme effréné les filons allégoriques et les clefs de lecture scénaristiques, développant une toile extrêmement serrée de trames narratives enchevêtrées. Les rapprochements généalogiques entre les personnages (et leurs poupées) abondent, de même que les thèmes centraux : l’imaginaire infantile souillé (porté par l’exceptionnelle jeune actrice Maia Zaitegi), la nature cyclique de l’histoire, la persistance du trauma intergénérationnel, mais surtout le spectacle forain et la création des mythes, la foi et l’incrédulité, qui s’inscrivent simultanément dans une amusante réflexion sur le septième art.

Le film s’ouvre sur une double plongée vers le passé. D’abord avec l’ouverture bruyante de la chapelle (ou l’ermitage) titulaire, alors que des raies de lumière frappent les artéfacts poussiéreux qui jonchent le sol et que retentit le bruit assourdissant du marteau sur la plaie que représente le portique emmuré de celle-ci, réouverte à l’occasion d’une célébration annuelle de cinq jours par les habitants d’un village espagnol. Puis, avec l’introduction historique dans un 1631 qui ne l’est qu’en apparence. Une voix off nous renseigne sur l’époque, où les docteurs de la peste rassemblent les pestiférés locaux pour les cloîtrer dans la chapelle, incluant la petite Uxoa, abandonnée par sa mère sans sa poupée. Mais il s’agit d’une voix off contemporaine, tel qu’en témoigne l’apparition soudaine de badauds avec leur téléphone cellulaire dans une mise en scène de la mise en scène qui nous extirpe du 17e siècle comme des poissons hors de l’eau, testant d’emblée les limites de notre incrédulité. Qu’est-ce que l’acte de croire? C’est la question qui sous-tend le film, et nourrit le récit central entourant la rencontre d’une médium qui a perdu la foi (Belén Rueda) et une jeune fille qui en déborde (Zaitegi), décidée à demander l’aide du fantôme d’Uxoa pour sauver sa mère mourante. Elle permet en outre à Pereda de s’intéresser à la perpétuation des mythes, d’une façon ethnographique, mais cinématographique également, en démontrant constamment le pouvoir du cinéma (comme du spiritisme) d’invoquer soudainement des créatures d’outre-tombe, mais surtout en liant étroitement les personnages des différentes époques, créant une sorte de fistule entre le passé et le présent dont il incombe de s’extirper. Au même titre que des leurres disséminés par une autrice qui joue avec nous pour mieux nous apprendre à jouer. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Annapurna films

FAQ
Da-min Kim  |  Corée du Sud  |  2023  |  90 minutes  |  Sélection 2024

Derrière sa mignonne façade de conte initiatique juvénile, avec son adorable petite héroïne Dong-chun (Park Na-eun), son vin de riz parlant et ses grosses mascottes pelucheuses, FAQ cache un visage sordide, presque abject, celui du film de propagande pour enfants. C’est du moins l’impression que nous inspire son ahurissante finale qui, plutôt que de cimenter l’apparente critique de l’aliénation scolaire, de l’arrivisme et du conformisme qui se déploie au fil du récit, s’attelle à en faire l’apologie, célébrant simultanément la raison d’État. On aurait pu anticiper le coup, au vu de la relation toxique que la protagoniste développe avec le gallon de makgeolli autoritaire qu’elle garde dans sa chambre, mais la surprise demeure marquante, surtout que celle-ci s’avère beaucoup moins productive d’un point de vue scénaristique que corporatiste…

La film débute sur le visage curieux de la fillette, qui après avoir scruté le crâne déchevelé de son père lors d’un repas en famille, demande candidement : «Comment dit-on "sans cheveux" en anglais?» La moue désapprobatrice que lui retourne papa et la réaction opportuniste de maman, qui propose d’emblée de l’inscrire à la maternelle en anglais, disent déjà tout. Dong-chun est une enfant espiègle écrouée par les rêves de grandeur imposés par ses parents. C’est d’ailleurs ce que tend à démontrer la série de vignettes qui constitue la première partie du film, incluant des concours d’élocution pour fillettes aux souliers vernis, des manuels pour maximiser le potentiel des enfants introvertis, des injections abdominales pour stimuler la croissance et des cours sans arrêt, le soir et la fin de semaine, avec des sessions de devoir qui se terminent à 23h00 chaque jour, des règles de conduite internalisées et de constantes injonctions à la performance. Tout se développe comme une satire du traitement des enfants qui prévaut dans la société coréenne. Malheureusement, toutes les bouées de sauvetage qui pourraient aider Dong-chun à naviguer sur la mer du conformisme ne s’avèrent finalement que des leurres.

Il y a d’abord l’oncle de la petite, un globe-trotter féru de méditation qui vit en marge de la société, un libre penseur qu’on croit longtemps pouvoir servir de contrepoids à la mentalité carriériste de sa mère, mais qui est incongrument écarté du récit, voire démonisé comme un alcoolique tatoué et un fils ingrat. Puis, bien sûr, il y a le vin de riz que Dong-chun récupère lors d’une sortie scolaire, qui lui parle en morse persan et avec qui elle développe une relation hors du cadre rigide de l’enseignement maternel. Mais pas tout à fait, puisqu’il devient vite apparent que cette relation en est une de subordination, alors que la fillette obéit systématiquement à ses instructions incongrues, jusqu’à en boire une gorgée (une gorgée de Kool-Aid semble-t-il). On s’imagine alors dans ce makgeolli la figure du patron, dont la fillette est formée toute sa vie à comprendre les instructions (grâce aux cours incessants de science et de langues que ses parents lui ont généreusement imposés), et à qui elle doit allégeance en tant que fruit de son éducation. Et à voir toutes les compagnies au générique, il est d’autant plus facile de s’imaginer une vidéo de recrutement déguisée en fable… (Olivier Thibodeau)

 


prod. Hangar 18 Media

FRANKIE FREAKO
Steven Kostanski  |  Canada  |  2024  |  82 minutes  |  Septentrion Shadows

N'y allons pas par quatre chemins : Conor est un gars un peu plate. Même son patron trouve que ses présentations manquent de piquant, pour ne rien dire de sa pauvre femme qui se bute à son manque d'audace lorsqu'elle tente d'ajouter un peu de piment à leur vie conjugale. Un soir, alors qu'il est seul à la maison, voici donc qu'il tente de remédier à la situation en composant le numéro d'une ligne 1-900 qui lui promet une folle soirée en compagnie d'un vrai freak. Sans s'en douter, Conor s'apprête à faire débarquer chez lui trois créatures inter-dimensionnelles qui n'ont qu'une seule idée en tête : faire la fête.

Il y beaucoup de Gremlins (1984)de Ghoulies (1986) et de Leprechaun (1993), mais aussi un peu de Beetlejuice (1988) et de Office Space (1999), dans ce Frankie Freako de Steven Kostanski présenté en première mondiale à Fantasia. Comme toujours, chez le cinéaste canadien, les références sont assumées et proviennent pour la plupart du répertoire familier d'un certain cinéma de genre des années 1980 : voici un film qui aurait très bien pu être produit par Charles Band, avec ses marionnettes grotesques, sa trame sonore outrancière et son humour puéril. Tel un pizza party endiablé, bien arrosé au Fart Cola, Frankie Freako empeste avec plaisir la nostalgie de l'ère VHS.

Kostanski n'est évidemment pas le premier à miner ce filon fertile. On pourrait aisément accuser le cinéma de genre contemporain de faire une fixation sur cette époque révolue, au profit parfois de sa propre identité. Mais l'approche décomplexée du réalisateur, qui carbure à l'énergie enthousiaste et au chaos dionysiaque, insuffle une extravagance contagieuse à l'ensemble. Par-delà l'hommage et le pastiche, Frankie Freako se présente comme une célébration débauchée du potentiel libérateur de cette tradition cinématographique  et de cette vulgarité criarde qu'il cultive avec ferveur.

Nos diablotins de caoutchouc débarquent ainsi dans un monde terne à l'extrême afin de tout foutre en l'air, déréglant la routine monotone d'un « héros» ennuyant qui avait sérieusement besoin d'être déniaisé. Le film s'amuse d'abord à les dépeindre comme une tentation perverse, puis comme une nuisance dangereuse. Mais, en fait, leur turbulente influence s'avère bénéfique. Dynamitant les normes et les codes sociaux, ils mettent sens dessus dessous une réalité qui n'attendait au fond qu'à être bouleversée. Shabba-doo(Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. US3

HOLLYWOOD 90028
Christina Hornisher  |  États-Unis  |  1973  |  90 minutes  |  Fantasia Rétro

Comme le rejeton oublié d’une distribution négligée, c’est davantage sous le signe de la découverte que de la redécouverte que nous apparaît la récente restauration du seul long métrage de Christina Hornisher, Hollywood 90028. Une courte sortie en salle en 1973, puis un parcours en ciné-parcs quelques années plus tard, n’avaient probablement jamais permis la rencontre nécessaire avec un public susceptible d’être sensible à l’hybridité de sa démarche, à mi-chemin entre le film d’exploitation et le constat mélancolique. On y suit Mark (Christopher Augustine), un austère caméraman de films pornos rêvant d’une carrière hollywoodienne, qui se révèle rapidement comme un infâme meurtrier s’attaquant aux jeunes femmes solitaires parcourant les rues de Los Angeles. Lecture féministe des imbrications entre une industrie cinématographique qui carbure au désir masculin hétérosexuel et une violence misogyne qui s’y distingue finalement plus en action qu’en latence, le film s’affiche comme une préfiguration du Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975) de Laura Mulvey, dans lequel la critique explicitait pour la première fois sa notion de «male gaze».

Mais en-deçà de son récit de tueur en série, il s’agit aussi d’un portrait cinglant du Los Angeles du milieu des années 70, qui révèle la ville comme le sinistre refuge d’individus solitaires rêvant d’art et de spectacle mais s’avérant finalement voués à une précarité qui annonce leur dévoration. On peut déceler une lucidité prophétique aux longs plans des maisons victoriennes du quartier de Bunker Hill, laissées à divers stades d’abandon, attendant seulement d’être démolies pour construire des gratte-ciels hors de prix qui deviendront inaccessibles aux résident·e·s. C’est dans ce L.A. en banqueroute que le protagoniste fait la rencontre de Michele (l’excellente Jeannette Dilger), actrice sur l’un de ses tournages avec laquelle s’initiera un délicat dialogue amoureux, tout en contraste (du moins, initialement) avec les habituels éclats meurtriers de l’aspirant cinéaste. Et c’est justement quand l’excès momentané de sa violence côtoie des séquences teintées d’une tranquille humilité qu’Hollywood 90028 trouve son succès comme un film-ovni qui réussit à filer ses surprises jusqu’à un envoûtant dernier plan qui cristallise pour de bon son désir de révéler le versant cruel des emblèmes de la culture hollywoodienne. (Thomas Filteau)

Prochaine projection : 26 juillet à 17h15 (Salle J.A. DeSève)
 

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Article publié le 25 juillet 2024.
 

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