prod. Les Films du Centaure
J'AI PLACÉ MA MÈRE
Denys Desjardins | Québec | 2022 | 75 minutes | Compétition nationale
« Placer » sa mère : le mot est choisi avec soin. Il réfère au déplacement d’un humain devenu objet dans le contexte kafkaïen d’un système de santé mésadapté face au vieillissement pourtant prévisible de la population. Pour le réalisateur Denys Desjardins et sa sœur Maryse, le mot est ironique, employé par dépit lors du processus de transfert de leur mère Madeleine d’une résidence pour personnes âgées semi-autonomes (le Château Beaurivage, aperçu dans Le Château [2020]) vers le CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci, où elle trouvera la mort dans des circonstances nébuleuses, privées de ses enfants lors des premières semaines du confinement de 2020. Filmant jusqu’à la fin, avec tout l’honnêteté, l’économie de moyen, l’intimisme et la passion du cinéaste amateur, Desjardins crée ici une chronique touchante et candide de piété filiale qui se mue en cri du cœur politique contre l’horreur des soins de fin de vie au Québec. L’intime s’épanche dans le social alors que le récit personnel de l’auteur permet de mettre un visage sur les décomptes dantesques de morts en CHSLD durant la première vague, mais surtout sur le drame des proches aidants dont la quête de soin fut avortée par l’interdiction de visite imposée par le gouvernement Legault. Le plus tragique dans cette histoire, qui se déroule surtout en 2018 et 2019, avant de faire un saut brutal vers mars 2020, c’est en effet qu’il représente un idéal brisé, celui d’une fratrie éplorée dont le geste d’amour ultime, soit de passer les derniers moments de leur mère à son chevet, a été dérobé par un pouvoir indigne.
Lorsqu’on rencontre Madeleine, elle est déjà très confuse, peinant à nommer son propre fils, tombant trop fréquemment pour ne plus être une entrave pour la maison de retraite où elle habite. Elle doit être « placée », processus qu’on présente ici d’une façon très sobre, grâce à des tactiques de mise en scènes simples et économes comme la superposition d’échanges téléphoniques en voix off (avec du personnel parfois très désagréable) sur des plans inclinés de diverses institutions. On vit ainsi par procuration le parcours d’une famille aimante dont la mère est en train de disparaître, et qui se heurte à l’inhumanité d’un système qui ne sait plus trop quoi faire de ses vieux. Tout est prosaïque et délirant dans la mécanique dévoilée : les visites à l’urgence suivant chaque chute au sol de l’aînée, la fermeture de son dossier suite au refus de la placer dans une ressource intermédiaire privée, la réouverture du dossier suite à une plainte déposée au CLSC, le déménagement de cette pauvre femme confuse d’une petite chambre douillette vers un espace médical froid, le ramassage de ses maigres possessions après sa mort… Le regard impuissant de Desjardins face à la situation est heureusement ravivé par la présence cathartique de la caméra, qui lui permet de récriminer tout en observant. Le ton de son œuvre est d’ailleurs distinctement revendicateur : on parle de prison, de boîtes et de ghettos, on filme des barreaux et des possessions abandonnées, on part en croisade contre le système, confrontant directement le spectateur à l’horreur d’une société qui n’a cure des corps jugés improductifs, profitant de la logique du choc pour maximiser l’affect. Choc entre le calme initial du réalisateur à l’écran et l’émotivité qu’il démontre après l’interdiction de visite, choc entre les images du corps dansant de sa mère en 2019 et de son corps mourant en 2020, filmé dans un plan statique déchirant, choc entre l’image de sa main morte, exsangue et des images déférentes de sa gloire passée, au cœur d’un hommage intime qui débouche malheureusement sur un constat universel… (Olivier Thibodeau)
Projection : 23 novembre à 15h15 (Cinémathèque)
prod. Back Home Productions Inc.
BACK HOME
Nisha Platzer | Canada/Cuba | 2022 | 90 minutes | Compétition Nouveaux regards
Le cinéma comme acte de mémoire, comme présence témoignant d’une absence, comme manière de réfléchir à ce qui n’est plus : Nisha Platzer travaille à même cette ontologie du médium pour se souvenir, en termes visuels, de son frère Josh, qu’elle a perdu lorsqu’elle avait onze ans. Il ne faut pas entendre ceci en termes théoriques, mais bien de façon on ne peut plus concrète, la cinéaste expérimentant avec la matérialité de la pellicule, notamment en intégrant les cendres du défunt dans le processus de développement — un geste qui n’est pas sans rappeler le Geographies of Solitude (2022) de Jacquelyn Mills, aussi présenté au festival cette année, un autre film qui incorpore à la pellicule la matière d’un monde dont on veut témoigner.
Josh avait quinze ans lorsqu’il s’enleva la vie, et à travers son film, Platzer cherche à se rapprocher de ce frère qu’elle a peu connu, et qui lui apparait d’autant plus lointain que les raisons poussant au suicide sont difficiles à saisir pour ceux qui restent derrière. Grâce aux divers témoignages de sa famille et d’ami·e·s, la cinéaste brosse le portrait d’un adolescent au tempérament artistique et anarchiste, essayant de se débrouiller avec des problèmes de santé mentale et une médication à l’efficacité douteuse. Elle introduit comme fil conducteur l’image de « garder les pieds sur terre », qui renvoie au fait d’exister, d’être conscient du monde qui nous entoure, le tempérament suicidaire se caractérisant au contraire par une difficulté à trouver un ancrage — et Josh, justement, a fini sa vie les pieds suspendus dans le vide. Notons que l’autrice a entamé la production du film lorsqu’une douleur persistante aux jambes l’a amené à chercher une rare technique de yoga, dont la seule praticienne accessible s’avéra être l’ancienne meilleure amie de son frère : c’est par cette même personne, perdue de vue puis retrouvée, que l’on pourra apaiser la douleur au corps comme celle à l’âme, back home retraçant ainsi le processus du deuil dans un exercice de mémoire qui sert à accepter la perte et à regagner un ancrage solide au sol.
Ce lien au monde à préserver se traduit à l’image par la communauté rassemblée autour de l’absence de Josh, mais aussi par une attention à l’environnement et à l’espace, les paroles recueillies étant souvent illustrées d’images de la nature, de feuilles, de fleurs, d’étendues d’eau. Mais de cette esthétique sensible et délicate, on retient surtout les séquences abstraites, créées par divers procédés expérimentaux, servant d’interludes méditatifs, et permettant au film de se distinguer du lot de productions abordant des thèmes semblables. On aurait d’ailleurs aimé que ces scènes soient plus présentes, à la fois parce que le reste apparait plus conventionnel, et parce que ce sont précisément de telles images ouvertes qui permettent d’échapper aux pièges du voyeurisme et du nombrilisme qui guettent toutes œuvres imminemment personnelles. Cela dit, back home trouve une juste distance pour présenter sa thérapie publique, et nous offre ce faisant quelques moments de beauté et d’émotion. (Sylvain Lavallée)
Projection : 23 novembre à 15h30 (Cinéma du Parc)
prod. Entrefilmes, Karõ Filmes, Material Bruto
THE DEAD AND THE OTHERS [CHUVA É CANTORIA NA ALDEIA DOS MORTOS]
João Salaviza, Renée Nader Messora | Brésil/Portugal | 2018 | 114 minutes | Focus Brésil : Parcourir l’avenir
On n’est jamais bien loin de la fiction dans The Dead and the Others, gracieuseté d’une trame narrative linéaire aux enjeux scrupuleusement circonscrits et d’un processus de concrétisation diégétique de l’imaginaire mystique des Krahôs du village de Pedra Branca, dans le nord du Brésil. Dès la scène d’ouverture, où une figure mystérieuse se déplace subrepticement dans la forêt équatoriale, on s’imagine catapulté dans un récit scénarisé, quelque part entre Apocalypto (Mel Gibson, 2006) et Uncle Boonmee (Apichatpong Weerasethakul, 2010). On plonge ensuite directement dans le réalisme magique lorsque le protagoniste, Ihjãc, communique télépathiquement avec son père décédé, puis lance une branche dans l’eau, qui s’embrase soudainement. Habité par la Macaw, qui lui confère des pouvoir de chaman dont il n’a que faire, le protagoniste s’embarque dès lors dans une quête pour offrir à son père le festin mortuaire nécessaire pour qu’il puisse accéder au Village des morts.
Séparé en deux parties distinctes, la première rurale, la seconde urbaine, le film s’attarde d’abord à montrer le quotidien de Ihjãc et de sa famille parmi les leurs. Fidèle à la logique d’un certain cinéma autochtone voulant que les personnages soient ancrés à même leur territoire ancestral, on nous fait découvrir un peuple profondément attaché à la forêt, dans des plans fixes contemplatifs qui respirent énormément, où les gens n’apparaissent souvent que comme des éléments de décor et où le temps s’écoule avec une langueur toute naturelle, au centre d’un hors-champ qui apparait infini. Profitant d’éclairages nocturnes diffus, évocateurs d’une réalité à la frange du rêve, le film nous permet de recevoir indistinctement les faits ethnographiques prosaïques et spiritualistes exposés. On assiste ainsi aux rencontres des gens dans l’étang, on écoute leurs histoires de massacres perpétrés par des fermiers colonialistes ou de politiciens armés qui tirent des balles à l’orée de leur village, on découvre leurs rituels chamaniques et on se familiarise avec le Mecarõ (l’esprit de la forêt) à la manière d’observateurs détachés, voire absents, devant une réalité qui prédate de longtemps la perspective occidentale.
À la mi-parcours, lorsque le protagoniste se rend en ville pour traiter une affliction spirituelle, soit l’intrusion de la Macaw dans son corps défendant, on quitte soudainement le village pour la grand-route, à bord d’un véhicule à partir duquel on capte des images de forêt en mouvement, brisant brusquement le rythme lent adopté jusqu’ici et provoquant l’abstraction de paysages cadrés avec un statisme pictural déférent. Le film adopte alors une esthétique plus aliénante, où les espaces fermés contraignent le hors-champ, où Ihjãc suffoque, où les plans de ventilateurs vrombissant remplacent les plans de perroquets curieux. On retrouve conséquemment chez les interlocuteurs du jeune homme une sorte d’incompréhension, de décalage culturel qui les pousse à le qualifier d’hypocondriaque, et à limiter son séjour en maison de rétablissement. On s’imagine dans l’hôpital de Uncle Boonmee (ou de Syndromes and a Century, 2006), lieu pourtant banal qui, dans les circonstances, nous frappe de son étrangeté et de son caractère étouffant. À ce titre, le retour final du protagoniste vers son village et la complétion du rituel mortuaire s’apparentent à un retour à la maison, dans le berceau d’un peuple dont même les délires mystiques nous semblent finalement tout aussi raisonnables que nos propres coutumes. (Olivier Thibodeau)
Projection : 23 novembre à 20h15 (Cinéma du Parc)
prod. Rise Films
ALL THAT BREATHES
Shaunak Sen | Inde/États-Unis/Royaume-Uni | 2022 | 94 minutes | Panorama - Horizons
Du ciel de New Delhi chutent des dizaines de milans, rapaces urbains qui subissent les contrecoups d’un air de plus en plus pollué. Si la plupart des résident·es de Delhi ignorent la situation fragile des carnassiers, continuant à les voir comme une nuisance menaçant de coups de bec les citadin·es qui s’attardent trop longtemps sur leur toit ou leur balcon, deux frères, Nadeem Shehzad et Mohammad Saud ont depuis vingt ans transformé leur sous-sol en clinique aviaire où s’entassent les oiseaux malades. C’est dans l’attention sur l’exiguïté du partage entre habitation et refuge animal que le documentaire de Shaunak Sen tire sa force première, captant des images magnifiques et irréelles d’une cohabitation avec les rapaces.
On s’attarde surtout dans la première moitié du documentaire à la fragilité de cette opération : le financement se fait rare, le congélateur où s’entassent la viande qui nourrit les oiseaux se brise. Mais un renversement thématique s’opère en 2019, alors qu’est annoncé un amendement à la loi sur la citoyenneté indienne, facilitant l’intégration des réfugié·es du Bangladesh, du Pakistan et d’Afghanistan, tant que celleux-ci soient non-musulman·es, et que, l’année suivante, se déclenchent des émeutes meurtrières visant les communautés musulmanes du Nord-Est de Delhi. All that Breathes plonge alors dans un processus analogique où les violences islamophobes vécues par les habitant·es de New Delhi en 2020 se voient reflétées dans le statut des milans blessés. Les intérêts parallèles se bouclent par la découverte d’un lieu partagé au-delà des appréhensions, un air progressivement vicié qui — métaphoriquement, du moins — devient facteur égalisant, signe d’une communauté au-delà de l’humain, située dans le partage d’un environnement fragilisé.
Cet argumentaire, qui semble parfois forcé dans sa mise en œuvre, se trouve cependant complexifié dans les moments de silence angoissé que capte Sen à répétition, alors que les portes se ferment sous le regard scrutateur de la caméra silencieuse si les conversations familiales se font intimes ou politiques. Face aux conclusions bien définies et aux séquences musicales programmatiques, placées pour générer l’impression d’un sublime, se distinguent tout autant de moments sans réponse, d’interrogations ouvertes où se dessine la limite d’une communication, humaine ou animale. « Et si je m’allongeais pour dormir dans leur cage, est-ce que les milans viendraient m’attaquer ? », demande Salik, assistant léger et farceur, parfait balancier à la placidité de Shehzad et Saud, et sur lequel repose tout l’équilibre tonal du documentaire. C’est dans l’impossible confirmation d’une réciprocité que se compose le soin animal, devenu lui aussi une forme de silence accablant, marquant la distance et l’isolation humaine. C’est ici que peut se distinguer la véritable force analogique d’All that Breathes, lorsque le dévouement à la clinique se conçoit comme geste créateur d’une communauté invérifiable. (Thomas Filteau)
Projection : 25 novembre à 21h30 (Cinéma du Parc)
PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)
PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)
PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)
PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)
PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)
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