prod. Blackfin Production/Nina Xiao
THE CLOUD IN HER ROOM
Zheng Lu Xinyuan | Hong Kong/Chine | 2020 | 98 minutes | Compétition internationale
Ce qui frappe d’emblée dans The Cloud in Her Room (vainqueur du Tigre d’or 2020 au Festival de Rotterdam), c’est le lyrisme exceptionnel et l’organicité de sa mise en scène, qui permet à la jeune réalisatrice Zheng Lu Xinyuan de livrer un récit sensuel, enivrant et mémorable à la fois, semblable à un souvenir intime qu’on n’aurait pas vraiment vécu, mais qui serait devenu nôtre par procuration, un fragment palpitant de la vie d’autrui qui soudain nous appartient.* Au-delà des plans fixes d’ennui domestique (les plans de repas notamment, où les personnages interagissent maladroitement sur fond des tic-tac obsessifs de l’horloge), l’œuvre fait montre d’une grammaire cinématographique singulièrement variée et expressive, mais de nature spontanée, axée sur l’usage instinctif de travellings à angles inusités, de plans subjectifs par caméras interposées, d’entrevues avec les personnages diégétiques, et même d’images en négatif, capitalisant ainsi sur une diversité formelle représentative de l’éclectisme même de la pensée humaine qu’elle œuvre à représenter. Malgré sa trame narrative vaporeuse, le film reste donc parfaitement intelligible, mais d’une façon principalement émotionnelle. Et c’est là que réside le triomphe de The Cloud in Her Room : dans son potentiel d’intelligibilité émotionnelle, propre du vrai bon drame intime.
Si c’est l’impressionnisme subjectif qui donne ici au film sa puissance d’évocation, via l’usage de plans urbains pittoresques générateurs d’affects spontanés, c’est que la caméra émule toujours parfaitement la perspective sensorielle de l’autrice, c’est qu’elle est parfaitement placée pour capturer l’impression passagère associée à chaque paysage qu’elle capture. Qu’il s’agisse des plans d’arbres obliques obscurcis par l’ombre des tours d’habitation, des plans de béton mouillé dans une carrière locale, des plans de personnages déambulant avec les chats au bord d’une piscine, des plans de têtes fumant à travers les vitres d’une voiture, des travellings à travers les corridors bordés de néon des bars à karaoké, même des plans de déambulations éthyliques à travers la ville, tous revêtent une texture sensorielle enivrante qui œuvre sans mot à la narration d’un récit qui se passe allègrement de mots. L’idée même de déambulation est très forte d’ailleurs, et très révélatrice ici, puisqu’elle permet d’assimiler la liberté individuelle de la protagoniste à la liberté formelle que se permet l’autrice dans sa représentation. Celle-ci se permet même quelques libertés salutaires dans sa représentation de la sexualité, via un rare plan-séquence statique d’une relation sexuelle plutôt vraisemblable, très génitale cela dit, où on entraperçoit même un pénis en érection, mais surtout via ce travelling décomplexé sur le corps de la protagoniste au bain et sur son entrejambe poilu, culminant avec un gros plan superbe, quasi-mystique sur ses poils pubiens mouillés, détail anatomique familier, mais fascinant dont le film brave insouciamment l’interdit tacite d’exposition. L’autrice se permet en outre de nombreuses autres bravades représentationnelles : plans en négatif de soudeurs au travail, plans sous-marins inversés de femmes à la piscine, qui infusent le film d’un onirisme superbe et bon marché, plans en négatifs même, de baisers incestueux. Paradoxalement, c’est donc le caractère iconoclaste de son film qui permet à Xinyuan d’évoquer la poésie du réel, et c’est là aussi que réside son triomphe, dans le spectacle des images de nos vies qu’elle seule ose représenter, sans détour, ni faux-semblant ou complaisance. On souhaite maintenant qu’elle puisse profiter de l’impulsion fulgurante que risque de lui procurer le présent film pour lancer proprement sa prometteuse carrière de cinéaste. (Olivier Thibodeau)
*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2020
prod. Terratreme Filmes/Frutacine/Filmes de Abril
DESTERRO
Maria Clara Escobar | Br./Port./Arg. | 2020 | 127 minutes | Compétition internationale
Malgré l’éclectisme de sa mise en scène, le Desterro de la documentariste et scénariste brésilienne Maria Clara Escobar trouve sa cohérence dans l’impression lancinante d’aliénation tiède qui en exsude.* Pas l’aliénation glaciale du cinéma de la cruauté (Haneke, Seidl, Lanthimos) ni l’aliénation bouillante des martyrs prolétaires (Loach), mais une aliénation tiède, celle de personnages mélancoliques non complètement déshumanisés, capables encore d’une certaine liberté d’agir… même si ce n’est que pour un seul plan. L’entrée en matière de l’œuvre est exceptionnellement évocatrice à cet égard : on assiste à un plan de grue effectué sur bruits de roulettes en motion, où la caméra cadre la figure statique du mari de la protagoniste, puis les bardeaux du toit de la maison familiale jusqu’à la figure du fils roulant en boucle sur son vélo. La métaphore du spleen domestique est alors visuellement explicite : dans l’enceinte de la maisonnée, la vie tourne en rond. Or, c’est plutôt le leurre sonore qui sert ici de leitmotiv : la promesse de liberté ambulatoire, annoncée par le bruit des roulettes, est ici faite pour être brisée, pour mieux engourdir le spectateur, puis l’exalter le temps d’une chanson (dans un hommage truculent au Denis Lavant de Beau travail [1999]), et le ré-engourdir jusqu’à la mort. Telle la flamme qui anime l’âme humaine, qui s’étiole et ne s’embrase par rébellion que pour mieux vaciller et mourir, telle fluctue donc également la présente œuvre.
Malgré la qualité de la photographie et le caractère lyrique de la description spatiale, le film ressemble initialement à un aboutage procédural de vignettes usitées sur l’aliénation domestique : les personnages échangent des platitudes sans se regarder, leurs regards fixent l’horizon, et on a même droit à ces plans abrasifs de repas familiaux où seul le silence accompagne les convives. La lumière est douce par contre, ni écrasante de noirceur, ni vomissante de lividité : c’est un clair-obscur opératoire, puisque l’ombre et la lumière se disputent ici sans cesse les personnages. Même la troisième partie du récit, dédiée à la fuite de la protagoniste vers l’horizon argentin, est ponctuée par les mêmes variations de lumière, passant de la pénombre quasi-utérine de l’autobus où elle voyage à la luminosité des paysages pastoraux qu’elle arpente sporadiquement, de sorte qu’il n’y a jamais ici d’essor triomphant vers la liberté que représente justement la lumière naturelle. Il n’y a que des tentatives infructueuses vers celle-ci : la scène du bar notamment, faîte dramatique de l’œuvre et élixir rajeunissant du spectateur anesthésié, où Laura et Julio se mettent à danser subitement, avec une passion insoupçonnée, sur le Ana Maria de Trio Odemira. Le cadre est fixe, mais les personnages sont libres pour la première fois. Ce moment de catharsis ne sert pourtant qu’à exacerber le caractère carcéral de la vie en amont (et en aval), préparant le terrain pour le saisissant requiem qui sert de climax, ce plan monumental où devant une grange embrasée, le mari sied aux pieds du cadavre de sa femme, créant ainsi un vase communicant d’émancipation par la mort et d’incarcération par le deuil, souligné non pas par la métaphore du brasier déclinant, mais par l’alternance synthétique de l’ombre et de la lumière que provoque l’obscurcissement rythmique des rayons du soleil par la fumée noire exultant des flammes. (Olivier Thibodeau)
*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2020
prod. ELO Films
TOPSIDE
Logan George et Celine Held | États-Unis | 2020 | 85 minutes | Compétition internationale
Topside débute comme un épisode de Walking Dead un peu médiocre et se termine comme Stella Dallas, le chef-d’œuvre de King Vidor. Entre le survivalisme urbain qui ennuiera quiconque ayant eu sa dose de récits post-apocalyptiques (j’en suis) et sa finale, un fil conducteur limpide, évolutif, une lutte de tous les instants pour une mère et sa jeune fille de cinq ans, Little, confinées dans une vie de troglodyte dans le vieux réseau de métro de New York. Fruit d’une longue recherche conduite par le couple de réalisateurs Logan George (qui signe aussi le montage) et Celine Held (qui tient aussi le rôle de la mère), Topside navigue entre ses images déjà vues (en voyant la belle performance de la jeune Zhaila Farmer, nombreux repenseront à la révélation qu’avait été Quvenzhané Wallis dans Beasts of the Southern Wild et avec raison, ou encore à Room et son huis clos de guirlandes lumineuses) et ses images de première vue : ces plans où Little voit pour la première fois l’éclairage artificiel du centre-ville, les grands écriteaux baignés de néon, les foules innombrables, toute la société grouillante dont elle n’avait eu aucun indice jusqu’ici.
Sans réinventer la roue, George et Held signent une mise en scène de la découverte qui demeure pleinement efficace (pour peu qu’on survive aux 20 premières minutes les plus anonymes du film), une mise en scène qui se structure sur un portrait de la société vue de son plus bas et cherchant à remonter à la surface, s’arrêtant à chaque arrêt possible de la précarité (incluant l’appartement taudis qui sert d’antre à un proxénète bien dopé), avec, chaque fois, une peur qui revient, la même, celle de voir un témoin, un passant, remarquer que le duo mère-fille a quelque chose qui « cloche », qu’elles ne sont pas « normales », que leur vie à deux, où la petite peine encore à calculer des chiffres sur les doigts d’une seule main, peut certes être enveloppée de douceur, mais que cette douceur ne peut rien dans le monde comptable du haut. L’amour d’une mère ne peut guère suffire à faire de Little l’adulte qu’elle pourrait devenir et Topside, en montrant ces alternances de nuits noires et de nuits illuminées par la société, fait signe que ce « côté du haut », aussi concerné soit-il par la normalité, demeure toutefois préférable à la pauvreté sans lois qui les attend si elles décidaient de retourner vivre sur le bord de rails désaffectés.
Ce choc des sens, de l’intelligible et de l’amour parental, montrant une « enfant sauvage » qu’on ne voit ni dans un musée ni sur un banc d’école comme le voudrait le fantasme des Lumières, atteint son paroxysme dans une séquence montée au quart de tour où, ayant perdu sa fille dans une station de métro, la mère parcourt les trajets qu’elle aurait pu emprunter, frénétiquement, s’enfonçant dans un wagon puis dans l’autre, autant dire dans les dédales d’une société labyrinthique dans laquelle il n’est pas facile de se réintégrer une fois qu’on a décidé de quitter le wagon en chemin, d’explorer justement ces autres souterrains qui n’étaient pas ceux déterminés par notre trajet souhaité ; en cela George et Held complètent une certaine cartographie urbaine du désespoir étasunien, celle qu’avait entamée plus tôt cette année Eliza Hittman avec Never Rarely Sometimes Always. Culminant en une décision qu’on croirait impossible à prendre, Topside montre le revers rouillé de la surface chromée de la société américaine, s’évertuant à faire voir, dans le creux d’une nuit noire, que même les filets de sécurité ne parviennent pas toujours à nous empêcher de toucher un fond qui ne cesse de se creuser. (Mathieu Li-Goyette)
prod. Gaumont
TOUT SIMPLEMENT NOIR
John Wax et Jean-Pascal Zadi | France | 2020 | 90 minutes | Temps Ø
Comme toute comédie réellement bonne qui souhaite se charpenter sur des enjeux sociaux délicats, Tout simplement noir vise le rire révélateur de l’incorrect politique. Rire de ce dont on ne peut se moquer habituellement, rire surtout des versions intentionnalisées, instanciées, de nos rapports de tous les jours aux « grands sujets » des journées ; la ségrégation des personnes noires, l’incommunicabilité des mondes musulman et juif, l’instrumentalisation des causes justes dans les stories des influenceurs vedettes, c’est-à-dire tous les discours interpersonnels, privés comme performatifs, qui accompagnent maintenant chacune des luttes sociales qui se perçoivent comme telles. Bien que l’approche peut brusquer au fur et à mesure que nous voyons l’humoriste, rappeur et réalisateur Jean-Pascal Zadi cabotiner dans le rôle militant de son propre film (« Rit-il de Black Lives Matter ? Personne ne peut rire de ça, quand même… »), cette approche en docu-fiction, en mode Borat africano-franchouillard, confronte à une sorte de mise en routine des révolutions.
Or ce rire évite toutefois le ridicule, tout comme il ne se complaît pas dans une ironie de cause perdue ou de cynisme historique. En s’érigeant en idiot du village (on retiendra d’ailleurs l’hilarante scène devant la mairie de Paris), Zadi se pétrit de bonnes intentions qu’il devra sans cesse réévaluer (à commencer par son désir d’organiser une marche « pour hommes noirs seulement ») au fur et à mesure que la simplicité du geste d’outrance se complexifie en démarche révolutionnaire. Il évite aussi de plaquer les causes sur des individus (ou sinon en ridiculisant la chose), de meurtrir les personnages du film (qui se résument en un nombre impressionnant de vedettes françaises pouvant s’identifier ou pas à la condition noire, comme Fary, JoeyStarr, Omar Sy, Mathieu Kassovitz, Fabrice Éboué, Éric Judor et Ramzy Bedia du duo Éric et Ramzy), des vedettes, toutes hilarantes, venant prêter main-forte en jouant leur propre rôle sur un mode déconnecté de la réalité. Tout simplement noir, en se maintenant au plus près des stars et de leur propension à se trouver une place dans toute cause bonne pour leur image, trouve ainsi le moyen de départager les intentions généreuses et populaires des intentions opportunistes et institutionnelles. Ce faisant, le blâme retombe sur le personnage de Zadi, sur ses maladresses, ses idioties attachantes, plutôt que sur les mouvements représentés, écorchant au passage un vedettariat que la bêtise à l’unisson parvient à dépersonnifier : tout le monde est coupable et personne ne l’est à la fois, car c’est le système qui l’est.
Pour décrire enfin simplement ce Tout simplement noir qui est plus élusif qu’il n’y paraît, l’on pourrait dire qu’il s’agit d’une comédie portant sur l’intersectionnalité des luttes sociales, sur les difficultés — très réelles — qu’ont parfois certains groupes minorisés à trouver des terrains d’entente afin de faire front commun, puis des faisceaux médiatiques qui traversent ces courants et les soumettent, non plus tant à des contre-attaques politiques, mais bien à un petit jeu de comm, à une réduction d’enjeux sociaux au bon timing des porte-paroles vedettes alors qu’ils sont bousculés par leur entrée dans le rond-point du cycle des nouvelles en continu. Zadi accomplit ainsi quelque chose d’extrêmement rare de nos jours : la création d’un nouveau clown public. À l’instar de Sacha Baron Cohen, l’auteur joue des degrés de réel avec lesquels la forme du docu-fiction permet de jongler facilement, façonnant, dans un paysage d’images politisées fortement médiatisées, un retour sur le plancher des vaches du vivre-ensemble, signant certes un film hilarant, mais aussi une réflexion attendue sur les mouvements sociaux à l’ère de leur mondialisation. (Mathieu Li-Goyette)
prod. dm films
VIOLATION
Dusty Mancinelli et Madeleine Sims-Fewer | Canada | 2020 | 107 minutes | Compétition nationale
Le sous-genre du cinéma d’horreur et d’exploitation dit rape-revenge (ou « viol-et-vengeance ») est, historiquement, une affaire d’hommes. Abel Ferrara (Ms. 45), Bo Arne Vibenius (Thriller: A Cruel Picture), Meir Zarchi (I Spit On Your Grave), Bob Kelljan (Rape Squad), Wes Craven (The Last House on the Left), Lamont Johnson (Lipstick), Gaspar Noé (Irréversible)… les exemples abondent dans tous les sens et ont en commun, à quelques exceptions près, cette idée fort discutable d’aller mettre en place de la tension, de générer du suspense, puis de créer un sentiment de catharsis de cette violence inimaginable faite à une femme (qu’on sait d’avance, formule oblige, se vengera d’une façon ou d’une autre, comme s’il n’était question là que d’un retour du balancier). Plusieurs se sont frottés à ce schéma pour le moins épineux, mais peu l’auront révisé de manière aussi frontale que le duo canadien Dusty Macinelli et Madeleine Sims-Fewer (qui incarne également le rôle principal). Ils signent avec Violation une relecture habile du genre où il n’est ni question de suspense, ni même de catharsis à proprement parler, mais plutôt de la psyché de la victime : le récit d’une escapade envenimée entre deux sœurs et leurs maris respectifs, qui se dévoile de manière fragmentée et onirique. Violation ne troque pas dans l’attente d’un viol, d’une vengeance ou d’une rétribution : plutôt dans l’idée fort pertinente qu’un traumatisme n’est pas un événement linéaire, mais plutôt une expérience qui se prolonge et se déploie avec violence et ambiguïté au travers du temps et de la mémoire ; un événement qui surgit, sans crier gare, qui n’obéit pas aux règles de la dramaturgie linéaire, qui tourmente ; puis qui doit être saisi par différents angles, parfois contradictoires, fantasmés et troubles. Et si l’ensemble souffre d’être quelque peu schématique à son tour — à tout le moins minimal, dans l’élaboration de ses personnages et de la relation entre ceux-ci — l’exercice n’en reste pas moins fascinant, car foudroyant de simplicité : éliminant cette logique de cause à effet d’un genre y carburant (x-et-donc-y) afin d’en illustrer, si ce n’est la pérennité, la perverse pertinence. (Ariel Esteban Cayer)
PARTIE 1
(The Cloud in Her Room, Desterro, Topside,
Tout simplement noir, Violation)
PARTIE 4
(Êxtase, Maggie's Farm, Night Has Come,
Poissonsexe, Saint-Narcisse, Thalasso)
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