DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Festival REGARD 2017 (1)

Par Mathieu Li-Goyette


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Au Royaume du court métrage


« La plus grande richesse du festival, elle est humaine », dit au détour d’une conversation l’une des programmatrices de l’événement, Julie Bernier. Et après quatre jours passés au Saguenay, on ne peut que lui donner raison ; les salles pleines à craquer — et pas seulement par des cinéastes venus voir leurs propres films —, l’accueil formidable de l’équipe du festival, l’organisation ambitieuse et tentaculaire qui se déploie sur toute la rue Racine et au-delà vers Jonquière d’un côté et vers l’UQAC de l’autre ; c’est à croire que du 15 au 19 mars, toute une partie de la ville bat au rythme des 160 quelques courts métrages programmés. On exagère, peut-être, peut-être pas, mais à constater la chaleur des salles et du public (local, surtout) épaté par les projections, l’effet est pleinement réussi et le festival, lui, nous a conquis.

Évidemment qu’au-delà de cette richesse humaine, il y a les films, les seuls garants, au fond, de la véritable réussite et de la pérennité d’un festival qui fêtait cette année son 21e anniversaire. Et là aussi c’est épatant, avec cette programmation riche, variée, qui met de l’avant une industrie qui souffre généralement de l’ingratitude du public et de la critique, à un point tel que Regard, dans une province aussi rodée aux courts, tient une place cruciale dans le développement de la cinématographie québécoise.

Car le court, ou en tout cas le court à Regard, c’est une grande fête de la forme et de la diversité des récits et des regards. Impossible d’être aussi prétentieux en 15 minutes qu’on peut l’être en 90, impossible d’ennuyer au point de saboter une journée ; et au contraire, à cumuler les découvertes nombreuses dans des programmes de courts bien choisis, le festival offre d’enivrants reliefs, passant de la comédie finement dialoguée au film d’animation trash et décomplexé. Les écarts sont légion. Les contrastes nous confrontent ainsi sans cesse aux possibilités de la forme, le court engageant bien moins de ressources que le long et permettant, par ce dégagement des contraintes usuelles, des expérimentations qui intriguent à tout coup, de telle sorte qu’après plus de 70 films visionnés, on compte à peine sur les doigts des deux mains les œuvres dont on se serait passées (et je défie quiconque d’en dire de même au sortir d'un festival de longs).




Nouvelles formes, nouveaux sujets
 
D’emblée, il y a Timecode (ci-haut), œuvre de Juanjo Giménez qui touche au sublime et qui lui a valu l’an dernier la Palme d’or du court métrage. Film d’une grâce et d’une ingéniosité mémorables, il suit le flirt par correspondance vidéo de deux gardiens de stationnement. S’échangeant à chaque nouvelle garde un Post-It sur lequel est inscrit le timecode des moniteurs, les deux agents y défilent en alternance, à danser dans le vide bétonné d’un espace que Giménez parvient à créer à même ses multiples caméras de surveillance. Le vide de l’un viendra combler celui de l’autre, le mouvement de leurs corps finira par créer un effet d’entraînement mutuel, au rythme de l’échange des bouts de papier qui encapsulent de véritables performances physiques sous la forme d’une suite de ballet. Timecode articule ainsi une rencontre amoureuse autour d’un jeu technologique qui évoque une allégorie épistolaire où deux collègues se découvrent à travers une passion secrète, comme si le cinéaste évoquait aussi, par leur danse et leurs uniformes bien coincés, la difficulté des rapprochements dans un contexte normatif où l’on ne saurait aborder l’autre qu’à travers des excentricités partagées.
 
Bon Voyage, de Marc Wilkins, est autrement plus discutable : deux Suisses voyagent en Méditerranée et, une fois la nuit tombée, croisent un bateau rempli à rebords de migrants qui tentent d’atteindre l’Europe. La femme aimerait les aider ; l’homme, lui, refuse, prétextant qu’ils feraient chavirer le navire. Au réveil, ils naviguent à travers une mer de cadavres : c’est finalement le bateau des migrants qui aura chaviré. Le grand problème de Bon Voyage, c’est qu’à partir de cette mise en situation tout à fait d’actualité, le cinéaste (réalisateur de 200 publicités – et l’on s’en rend compte dans sa mise en scène et dans son rapport d’esthète au monde) décide de transformer son drame en thriller de prise d’otages (les migrants s’emparent du bateau des Suisses) et croise, sur le drame humanitaire, les codes du genre dans un film de salaud, c’est-à-dire un film à la fois moralisateur et amoral, agressif dans sa méthode et dans ses propos.
 
La question de la migration et de l’ostracisation de ces populations dans les pays occidentaux était d’ailleurs au centre de nombre des films de la programmation — et des films bien plus justes que celui de Wilkins. Import, de la Bosniaque Ena Sendijarevic (à qui on a remis le prix de l’Association québécoise des critiques de cinéma), abordait cette question sur trois fronts dans un ambitieux et totalement réussi film choral de 15 minutes où l’on nous donne à voir, dans trois milieux distincts (le terrain de soccer, l’hôpital et l’offre télévisuelle) trois différents types de marqueurs de cette exclusion. Aboutissant dans une forme de climax à la Iñárritu (en moins new age), Import est une réussite par l’élégance de son découpage d’une précision formelle remarquable et qui parvient, en jouant sur les différentes architectures et cloisonnements de l’espace, à rendre compte d’une aliénation complexe où les murs de l’indifférence sont toujours aussi humains que spatiaux et médiatiques.



 
:: Home (Daniel Mulloy, 2016)


À l’autre bout de cette situation migrante, un film de famille aux allures de guerre. Le Home de Daniel Mulloy (récipiendaire du Grand prix international du festival) fait le pari d’inverser la situation migrante avec celle de l’Occident. Dès potron-minet, une famille anglaise quitte sa maison, valises en main. On croirait à des vacances si les enfants et leurs parents n’étaient pas tous séparés, coincés dans le coffre arrière de voitures qui filent vers une frontière militarisée où les balles fusent et les toits s’effondrent. Arrivés sur place, c’est la guerre, les soldats qui les pointent et les fouillent sans les protéger ; puis c’est le camp, avec son feu comme seul réconfort, toute cette odyssée familiale étant menée avec une cadence tranquille et par le biais d’un scénario économe, où la détresse qui unit la famille se transmet par quelques regards émouvants et des étreintes senties. Dans ce style qui rappelle immédiatement celui des cinéastes britanniques les plus engagés, Mulloy fait honneur à une certaine tradition du cinéma social, renversant sans justifier (et c’est là son plus grand courage) une situation afin de mieux nous la tendre.
 
État d’alerte sa mèrede Sébastien Petretti est un parfait concept de court métrage poussé jusqu’au bout de son ironie critique en cinq petites minutes. Deux types d’origine maghrébine discutent dans un kebab d’une date qui ne se conclut jamais. Pendant leur conversation bien tournée à la langue tout aussi bien tournée, des flics les interpellent (sans interrompre pour autant le récit du rencart) et les fouillent. Au poste, dans la salle d’interrogatoire et sous la torture, ils poursuivent leur besogne jamais justifiée pendant que les jeunes eux, jasent encore de la « meuf ». Discours acerbe et hilarant sur l’état d’urgence qui règne en France et qui permet aux policiers les perquisitions et les interrogatoires les plus arbitraires, voilà un film qui ne pouvait être qu’un court et qui assume pleinement, dans sa forme comique et ses propos engagés, la rage qui l’a inspirée.
 
Plus anecdotique mais toujours sympathique, Journal animé de Donato Sansone est un court film d’animation ayant lieu sur les pages mêmes des éditions du Libération du 15 septembre au 15 novembre 2015. Sansone a l’intelligence non pas seulement de griffonner et de caricaturer les images médiatiques officielles, il en profite aussi pour souligner les échos systémiques de l’actualité, en trouvant dans la page d’une édition les sources de la corruption dans une autre page, érigeant une carte cynique et rhizomatique du monde des idéologues dans lequel nous vivons.
 
Tout aussi puissant par son approche systématique de la crise identitaire, Les Misérables de Ladj Ly nous replonge dans la banlieue parisienne, à suivre un trio malfamé de policiers en civil qui arpentent la « cité » à la recherche de petits dealers de coin de rue. Flics, ados démunis, chefs de gang, tous se renvoient la responsabilité de l’engendrement d’une violence dirigée vers l’autre groupe, qui engendre à son tour la colère de ses opposants, le tout étant relié par l’histoire d’un drone qui a capté le lynchage d’un jeune du quartier. Les plans aériens de l’appareil servent à relier ensemble à la fois ces oppositions et les péripéties qui nous font voir cette redondance sans pitié de la violence, encore une fois sous le ciel de l’état d’urgence français.

 
DeKalb Elementary
de Reed Van Dyk a lui fait tourner beaucoup de têtes durant l’événement. « Film spécial », « incontournable », difficile de ne pas abonder dans le sens de ce qui me semble être le court métrage le plus essentiel qui soit pour le pays de Trump : un ado à l’allure hagarde se rend dans une école, kalash’ en main pour rejouer ces tueries qui ne font même plus l'événement aux États-Unis. Véritable film américain dans le meilleur sens du terme (un film de performances et de dialogues, un film de gestes qui soulignent et de regards qui nous enseignent), Dekalb Elementary met en scène ce jeune perdu prendre en otage une secrétaire (noire) qu’il tient en joue et à qui il demande de contacter la police. À la fois intimidant et touchant dans son rapport décalé au monde et à la violence qu’il promet et qui le guette, le tueur fait les cent pas au secrétariat pendant que son interlocutrice tente de conserver son sang-froid. Tensions face à la mort prochaine, drôleries face à ce jeune homme qui ne sait vraisemblablement pas ce qu’il fait, les oppositions de Van Dyk mêlent judicieusement la tragédie d’une tuerie à celle de la maladie mentale et du système de santé déficient des Américains. Ainsi, le drame individuel du jeune homme et celui, collectif, de l’école, entretiennent une puissante relation dialogique jusqu’à parvenir à l’impossible : nous faire ressentir une profonde empathie pour celui qui voulait être un assassin.

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Article publié le 26 avril 2017.
 

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