ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Festival du nouveau cinéma 2020 : Partie 3

Par Ariel Esteban Cayer, Mathieu Li-Goyette, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


prod. KASK

ERPE-MERE
Noemi Osselaer  |  Belgique  |  2019  |  21 minutes  | Compétition internationale court métrage

Erpe-Mere est une commune flamande de la Belgique située entre Gand et Bruxelles. Le film éponyme est un premier court-métrage de graduation (à l’issue d’une formation à KASK, en Belgique) qui fait montre d’une compréhension très fine de la sensorialité du vivant et d’une maîtrise très grande des techniques de capture et de mise en tension de l’image et du son. Pour le dire en termes synthétiques, Erpe-Mere est le portrait d’une région habitée par un regard dont on sent qu’il en connaît intimement les traits saillants après avoir disposé de beaucoup de temps pour les intérioriser, pour les reformer mentalement et de là, d’en faire apparaître la substance perceptive dans la matière filmique. Il s’agit en somme d’un choix de scènes et d’images dont la précision ne fait aucun doute : scènes tirées de la vie d’humains occupés à des tâches notamment agricoles, mais de façon beaucoup plus forte, scènes de papillons de nuit, de regard d’animaux, d’aube et de crépuscule, de champ de maïs, mais aussi, des images de l’embrasure densément noire d’une petite cabane, d’éoliennes majestueuses, de route longue, de matière filandreuse, de particules qui flottent, de végétation baignée de lumière naturelle. Il y a ici un savoir en jeu, dont on sent qu’il a l’assurance de l’intuition et qui consiste à saisir le motif de manière à le faire apparaître dans la plénitude de son image. Une précision donc qui tire son éclat de la justesse du cadrage des plans et du naturel des mouvements de caméra, d’une qualité de montage où se joue, de manière à la fois ample et serrée, des effets de correspondance et de contamination de sens, d’une acoustique attentive à la vibration des cris animaux, secondés par une sobre trame sonore accroissant la tension visuelle déjà tangible. Erpe-Mere ce sont également des explorations formelles de lumière : éclairage à la lampe de poche, recherche du point d’incandescence de la couleur, captation d’une variété de moments de jour et de nuit et cette incroyable vache stroboscopique qui me hantera longtemps. C’est encore un remarquable sens du rythme, lequel sait autant bâtir des intensifications que les mettre en contraste avec des stases qui dès lors se font absorbantes. (Maude Trottier)

 


prod. Mike Hoolboom

JUDY VERSUS CAPITALISM
Mike Hoolboom  |  Canada  |  2020  |  63 minutes  |  Compétition nationale

C’est un miracle que Mike Hoolboom soit encore en vie, après avoir été diagnostiqué du sida en 1989, et c’est un miracle cinéphilique également puisqu’il demeure encore aujourd’hui l’un des plus talentueux cinéastes du monde, sans les honneurs peut-être, mais avec un corps de travail époustouflant auquel il rajoute maintenant l’hypnotique et complexe Judy Versus Capitalism, premier d’une nouvelle série de films dédiés aux luttes anticapitalistes.* Loin de ressembler au documentaire biographique standard, chronologique et hagiographique, il s’agit plutôt d’une excursion impressionniste au cœur de la pensée anticapitaliste et antipatriarcale, celle du moins de la militante canadienne Judy Rebick. Juive d’origine étasunienne éduquée à McGill, défenderesse de la cause pro-choix et sauveuse du Dr Henry Morgentaler (lors d’une tentative d’assassinat aux cisailles), militante pro-palestinienne et leader du NAC (National Action Committee on the Status of Women), elle nous livre candidement ici une série d’impressions rétrospectives sur sa vie, organisée en six chapitres (Family, WeightFeminism, Abortion, Others et Running the largest women’s org. in Canada). Or, plutôt que de recourir aux têtes parlantes ou de plaquer ses propos sur des images d’archives, Hoolboom choisit la voie ardue, et décide d’accompagner ceux-ci d’un treillis archicomplexe d’images symboliques vieilles et nouvelles, montées comme par un démiurge du cinéma préhollywoodien. Le résultat est d’une sensualité tellement exquise que les éléments plus prosaïques du discours de Rebick finissent presque par nous échapper, et que même le passé et le présent deviennent vite indistinguables, aspirés tels qu’ils sont dans un maelström discursif intemporel.

La mémoire n’est jamais qu’un récit littéraire d’événements limpides, mais une danse subtile d’impressions passagères, d’impressions floues et fluctuantes, et c’est de cette façon que le réalisateur s’évertue à illustrer la vie de son sujet, usant pour ce faire d’une sensibilité qui frise parfois le mysticisme. Il serait fastidieux d’énumérer toutes les tactiques de montage (surimpressions, ralentis, fondus…) dont il se sert à cette fin ; nous évoquerons donc seulement l’incroyable fluidité imagière qui accompagne la fluidité discursive de Rebick, dont les propos prennent vie sous la forme d’images spécifiquement personnelles, de recréations artistiques d’éléments biographiques, mais aussi d’images sociales (plans d’activistes défilantes notamment) et surtout, d’images métaphoriques au potentiel d’évocation universel (images de pelletage et de labeur manuel pour illustrer le travail ardu des féministes de la seconde vague, images de silhouettes se profilant sur un carrousel pour évoquer les abus parentaux, etc.). Hoolboom ne cherche pas à extirper son sujet de la masse des gens, mais bien à extirper la masse des gens de son sujet, et c’est de cette façon qu’il parvient à faire un film véritablement anticapitaliste : en glissant de l’individuel à l’universel, bref en émulant cinématographiquement le travail social effectué par son sujet. Si le réalisateur crée son film d’une façon instinctive, celui-ci peut donc être reçu d’une façon tout aussi instinctive, transcendant ainsi astucieusement le film biographique standard en exaltant la pluralité plutôt que l’unicité des voix. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2020

 


prod. Clara Jost

MEINE LIEBE
Clara Jost  |  Portugal  |  2020  |  6 minutes  |  Les nouveaux alchimistes court métrage

Meine Liebe est une chose anecdotique survenue en 2016 et un film de confinement d’avant le confinement. Soit l’achat d’un plant de tomates « normales », puisqu’il n’y avait pas de plants de tomates cerises ce jour-là au marché. C’est aussi le rapport, d’abord indifférent puis infiniment chargé, à ce plant de tomates normales que Clara Jost sait pertinemment à l’étroit dans un pot trop petit, mais à côté duquel elle continue néanmoins de vivre sa vie, le laissant lui à la sienne, misérable, « incroyablement faible et triste ». Et puis, un beau jour, alors qu’elle revient de l’étranger, c’est la découverte qu’en son absence, le plant a produit un fruit. Un seul. Et que cette fécondité parcimonieuse, cette beauté émouvante du fruit suspendu à cet unique bras décharné plié en deux tant il n’est pas en forme et en lequel l’on voit défiler les pires moments de sa vie, a aussi un prix : il faudra se résoudre à lui dire adieu. Meine Liebe ce sont six minutes d’enchantement faites avec rien du tout, seulement une musique qui saisit le romantisme avec humour, une narration parfaitement atone, un bruitage absolument idoine et quelques images sans fard, lesquels rendent toute la grâce de la tomate, sa quintessentielle rondeur rouge, son idéalité dans l’avènement de son inédite vie. (Maude Trottier)

 


prod. Ratchapoom Boonbunchachoke

RED ANINSRI; OR, TIPTOEING ON THE STILL TREMBLING BERLIN WALL
Ratchapoom Boonbunchachoke |  Thaïlande  |  2020  |  30 minutes  |  Compétition internationale court métrage

L’une des grandes vertus festivalières est de donner accès à des films que l’on a tôt fait d’appeler « curiosités », tant ils échappent aux schèmes culturels par lesquels une cinéphilie prend forme. Mais ce terme même de curiosité est curieux, il va sans dire, puisqu’il reconduit une certaine hégémonie commerciale et cognitive qu’exercerait le cinéma occidental sur les productions de tous les autres pays, fut-elle intériorisée. Et le cinéma thaïlandais a de quoi apporter de l’eau au moulin aux débats sur le colonialisme cinématographique, puisque la Thaïlande est un pays qui n’a pas été (officiellement) colonisé, mais s’est buté en revanche contre un régime de censure interne, monarchique et dictatoriale qui en a limité l’expression, tout en s’ouvrant dans une certaine mesure au cinéma d’importation. De fait, son histoire ne nous est pas tellement accessible par rapport à celle de certains autres pays asiatiques (le Japon, la Chine ou la Corée par exemple). À la lumière de ce voilement, l’adjectif curieux me semble moins injurieux, venu le temps de rendre compte du court métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke, qu’en phase avec un état du cinéma thaïlandais et un positionnement du film à son endroit, lequel, à même son titre à enclave, laisse transparaître un sens de l’énigme qui joue sur l’entremêlement de références.

De fait, dès son ouverture, Red Aninsri précise qu’il s’inspire du cinéma thaï du passé pour aussitôt annoncer le principe formel qui lui tiendra lieu de fil exploratoire. Deux chats apparaissent à l’écran et lorsque l’un parle, l’autre lui répond : « Whose voice is that ? ». Cette mise en abyme d’un déplacement de la voix renvoie au doublage et à la postsynchronisation comme composantes constitutives de l’histoire du cinéma thaïlandais — la référence à la guerre froide du titre est liée à l’adoption de cette technique due à des budgets réduits à partir de la Seconde Guerre —, mais également comme potentiel de décalage que la fiction pourra exploiter.

Il m’a fallu certes lire un peu pour comprendre la toile tissée par Boonbunchachoke, avec sa facture visuelle délibérément kitsch et ses effets vintage appuyés (le ratio de l’image, la question des genres, sexuels et cinématographiques). Aussi parce que le récit qu’il nous tend est ouvertement alambiqué. Ang, perruque blond platine, yeux bleutés avec soin et lèvres recouvertes de rouge, est une prostituée-ladyboy la majorité du temps, mais il lui arrive parfois de jouer les espionnes. Son nom de code est alors Insri. Ce soir-là, son employeur, qui communique mystérieusement avec elle par le biais d’un appareil audio, lui demande si elle connaît un certain Jit, ancien étudiant suspecté de terrorisme international et d’abriter une certaine Miss Josh, militante hongkongaise pro-ouïghoure. On propose alors à Ang d’infiltrer la vie de Jit de façon à découvrir l’endroit où se tapit cette Miss Josh. Seulement, une facette de la mission fait dûment douter Ang, cette dernière hésitant à se déguiser, à la demande conditionnelle de son employeur, en « homosexuel masculin », type qui tombe dans les goûts particuliers de Jit, mais l’argument de l’argent finit par la convaincre, argent qu’elle pourra tirer d’une collaboration avec la Chine, pays qui s’apprête à investir plusieurs millions dans un secteur industriel où Ang rêve d’avoir son restaurant.

Ainsi habillée du vêtement du désir de l’autre, Ang-Insri sera néanmoins surprise à son propre jeu, découvrant en Jit un être peu intéressé par le sexe pour le sexe, mais bien plutôt attaché à discuter et à soulager sa solitude en tenant la main de son nouvel ami pendant de longues heures. Le thème chéri par le genre de l’espionnage, celui de la contradiction de l’amour qui affleure d’une relation ennemie, n’est pas pour autant clos. Ang finira par tromper la confiance de Jit et le balancer à ses patrons, non sans avoir découvert auparavant que tout comme elle, Jit a le pouvoir de changer sa voix, lorsqu’il lui avoue que pendant longtemps il a joué ce bad guy de la voix masculine plus basse. « It takes time to stop using other’s voice and start using your own »,lui explique-t-il alors amoureusement. Ainsi, « les vieilles voix doublées du vieux cinéma thaï », que Jit somme Ang d’apprendre à quitter, deviennent la métaphore amoureuse qui conduit la relation entre les deux figures, en les incitant à se découvrir véritablement l’une à l’autre, à tromper autrement dit le lourd appareil extérieur qui les fait se tenir ennemies et en-dehors d’elles-mêmes. La dimensionqueer des identités en jeu — liée à la culture des kathoeys, ce troisième sexe catégorial qui colporte en Occident l’idée selon laquelle une plus grande liberté sexuelle prévaudrait dans la culture thaïlandaise, ce qui est relativisé par le réalisateur et nombre de chercheurs — chevauche ainsi la voix pour en rendre toute la portée médiale : la voix, c’est la voix doublée du cinéma thaïlandais, celle par laquelle le public s’identifiait aux figures les plus cotées, une façon pour ainsi dire d’aimer le cinéma en Thaïlande, mais c’est aussi ce que l’être aimé nous révèle de nous-mêmes, à travers la découverte de l’altérité qu’il constitue à ses propres yeux, dans le reflet de laquelle l’on se découvre, en retour, le pouvoir d’aimer. (Maude Trottier)

 


prod. Punkchart Films / Point Film / Libra Film

SERVANTS
Ivan Ostrochovsky  |  Slov./Rou./Rép. tchèque/Irl.  |  2020  |  81 minutes  |  Compétition internationale

La représentation de la Tchécoslovaquie communiste chez Ostrochovsky est absolument suffocante, mais de manière plus raffinée que ne le laisse présager une bande-annonce qui évoque à mon œil un ersatz du Ruban blanc (2009), portrait allusif du totalitarisme bourgeonnant dans les landes exsangues de l’Europe orientale. En effet, si la photographie noir et blanc, funeste et somptueuse, signée Juraj Chlpík et la bande sonore oppressante de Miroslav Tóth et Cristian Lolea contribuent ici à une atmosphère anxiogène parfaitement évocatrice du système de contrôle exercé par le gouvernement local au début des années 80, c’est surtout grâce à sa mise en scène archicomplexe des regards que le film démontre son génie, situant simultanément le spectateur des deux côtés de l’appareil étatique, oscillant de manière inconfortable entre la position d’agneau espionné et de loup scrutateur.

Tout le monde épie tout le monde dans Servants. Les deux séminaristes révoltés, protagonistes du récit, observent les passagers considérés étranges à la gare, mais ils observent aussi les délateurs potentiels dans l’autobus. Les prêtres du séminaire observent les élèves jugés rebelles, et la police secrète du Dr Ivan (parfaitement glacial Vladimir Ivanov) manœuvre une machine de surveillance quasi omnisciente. Le jeu des regards est souvent littéral, et il implique une impressionnante maîtrise de l’hors-champ, dont le contenu mystérieux attise sans cesse notre curiosité, transformant notre propre volonté de savoir en démonstration symbolique d’un regard autocrate sans cesse à l’affût. Non seulement sommes-nous toujours à la recherche de quelque chose, d’un indice en contrechamp ou au bout d’un travelling, mais assistons-nous aussi à une multiplication des tactiques de diversion, de (dé)voilement et d’obturation, lesquelles viennent attiser notre curiosité d’autant plus. L’obstruction de l’avant-plan est fréquente, de façon à ce que notre œil cherche à percer au travers des barrières, incluant celles qui dissimulent les opposants du régime. Le trait le plus distinctif de la composition picturale, responsable primordiale de l’affect, demeure pourtant son asymétrie constante, qui elle aussi nous pousse toujours à rechercher, à quérir l’élément rétif dans le décor. En cela, le film capitalise sur un second paradoxe (outre celui de la double identification agneau-loup), puisqu’il s’avère à la fois montagiste, dans sa description fragmentaire des espaces, et anti-montagiste, dans son refus d’orienter l’œil du spectateur, qu’il force plutôt à investiguer, c’est-à-dire à émuler malgré lui l’action des sentinelles de la doctrine. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Saarthi Entertainment / Crawling Angel Pictures / ASR Films / Marudhar Arts

THE SHEPHERDESS AND THE SEVEN SONGS
Pushpendra Singh  |  Inde  |  2020  |  96 minutes  |  Compétition internationale

Tirant son inspiration d’une nouvelle de Vijaydan Detha et des écrits de la poétesse et mystique Lalleshvari (1320-1392), ce dernier long métrage du cinéaste rajahsthani Pushpendra Singh fascine dès ses premières scènes mystérieuses (c’est-à-dire, mystérieuses aux yeux du spectateur occidental peu familier avec les coutumes nomades du nord-est de l’Inde). Au pied de l’Himalaya, dans les montagnes du Jammu-et-Cachemire (territoire disputé entre le Pakistan, l’Inde et la Chine), Laila — la jeune bergère en question — est brusquement mariée à Tanvir. Une aura fascinante l’accompagne — du moins, c’est que les hommes nous disent. Laila sait simplement ce qu’elle vaut, ce qu’elle veut et elle n’hésite pas à le dire à voix haute. Bientôt — et sans doute, grâce à cette force de caractère hors du commun — la jeune femme devient un objet de convoitise pour Mushtaq, garde forestier (indien) assigné à la région contentieuse, de même que pour ses amis de la police et de l’armée qui rôdent et demandent leurs permis de passage aux bergers pourtant natifs de la région. Au mariage se succède la migration, la tonte des moutons, et ainsi de suite : cycles de la vie nomade montrés au fil des chansons titulaires qui rythment le film, tels des chapitres. Et ainsi, on observe Laila s’épanouir spirituellement auprès d’une savante matriarche, prendre soin de ses brebis, puis être progressivement encloisonnée dans ce mariage de circonstance. Cependant, elle détourne savamment — parfois violemment ! — les avances du garde, tout en négociant l’affection d’un époux qui ne lui plaît guère — partagée, on le comprend bien, entre ces deux hommes emblématiques des forces qui se divisent le territoire. Près de sombrer dans l’allégorie géopolitique simplette — ou pire, le drame cruel, aux dépens d’une héroïne symbolique — Singh prend cependant soin de donner corps au mode de vie berger — de la capturer dans une vision folklorique de la région, à la temporalité incertaine et aux couleurs et textures vives et pittoresques. Cinéma ethnographique dans la mesure où il nous donne à voir coutumes, rythmes, errances et besognes propre aux nomades, c’est également grâce à cette qualité que The Shepherdess and the Seven Songs se démarque, sans ne jamais verser dans le tragique. Le film flirte plutôt avec la fable comique lorsqu’il devient d’autant plus clair que Laila est en contrôle de sa destinée, qu’elle manipule et taquine les deux hommes, jusqu’à l’inévitable rupture. Une libération symbolique qui donne au film sa puissance ; un brin de fantaisie qui lève le voile du récit, tel le soleil qui jaillit sur le flanc somptueux de l’Himalaya (au générique) et élève en quelque sorte — bien qu’un peu tard — les événements du film hors de la sphère terrestre. (Ariel Esteban Cayer)

 


prod. Cosmopol Film / Europe Media Nest / Filminiran

THERE IS NO EVIL
Mohammad Rasoulof  |  Iran/Allemagne/République tchèque  |  2020  |  150 minutes  |  Les incontournables

Récipiendaire de l’Ours d’or à la dernière Berlinale, la nouvelle réalisation de Mohammad Rasoulof (Au revoir [2011], Un homme intègre [2017]) tient des paris de grand film : mise en scène au réalisme brutal, musique internationalement révolutionnaire (Bella ciao), structure épisodique à la rhétorique systématique, enfin sujet politique impossible à traiter en Iran — la peine de mort et son application par des citoyens asservis par le service militaire. À n’en pas douter les caractéristiques les plus saillantes du film de Rasoulof visent l’international — de toute façon le gouvernement iranien empêche la sortie locale de tous ses films depuis 10 ans —, or dans cette adresse au public étranger, née bien sûr de circonstances immondes et injustes, se cache toutefois un film moins immense qu’il voudrait nous le faire croire, une œuvre qui se mine dans le jeu narratif dont elle se complaît, soit cette succession d’épisodes gravitant autour d’une même question épineuse et simple : que faire lorsqu’on vous oblige à appliquer la peine de mort d’autrui ?

S’inscrivant dans une lignée impressionnante d’œuvres portant sur la morale de la peine capitale, de The Ox-Bow Incident (1943) de William Wellman à Tu ne tueras point (1988) de Krzysztof Kieślowski en passant par La Pendaison (1968) de Nagisa Oshima, le film de Rasoulof est, à la différence de ceux-ci, un film plus démonstratif qu’il n’est réflexif. L’application de la peine de mort est ici une condition commune : les quatre personnages que nous donnent à voir les quatre épisodes ont tous, à un moment ou à un autre, été confrontés à son application, face à laquelle ils pouvaient se soumettre machinalement (le 1er), la fuir (le 2e), s’en purger (le 3e), se cacher (le 4e). L’application de la peine de mort s’affichant comme une « tâche » possible du service militaire obligatoire, l’on comprend rapidement qu’en Iran, nombre d’hommes adultes ont pu être brisés par ce qui s’apparente alors à une forme de rite de passage visant à démontrer toute la force brutale, inhumaine et autoritaire de l’État iranien face à ses sujets et leur potentiel à « dériver » vers l’Occident (d’autant qu’un des fondements de l’Union européenne est bien l’abolition de la peine de mort par ses pays membres).

Or comme toute structure épisodique, celle de There Is No Evil appelle à la comparaison (ici, le second épisode est par exemple nettement plus intéressant et maîtrisé que le dernier), mais plus qu’à la comparaison, elle évoque une stratégie de comparaison, presque interactive dans son rapport aux questions morales que le film pose et repose. Prenez le premier épisode, celui qui donne son titre au film, avec sa finale « surprise », à ranger non loin de l’infâme scène des douches dans le Schindler’s List (1993) de Spielberg, cette scène où le montage nous ment sur la nature des douches, faisant croire au gaz avant de nous surprendre par le jet d’eau. Qu’est-ce que Rasoulof gagne à nous épater dans le détour du quotidien de cet homme de famille, qui lui aussi va chercher sa jeune fille lorsqu’elle sort de l’école, qui lui aussi doit « endurer » les plaintes de sa femme, qui lui aussi se maintient dans un quotidien qui pourrait sembler somme toute identique au nôtre ? Rien sur la peine de mort en tant que telle et tout sur ce jeu de ressemblance qui carbure à l’exotisme festivalier et au suspense à rebours, comme s’il fallait s’épater que les bourreaux iraniens, qu’ils soient de bonne âme ou pas, puissent nous ressembler ; « T’imagines comme sa vie semblait normale jusqu’à ce qu’on découvre qu’il pend des gens ? ». Mais de quel programme vertueux cette réaction peut-elle bien venir ?  

D’un film qui maintient le suspense de son deuxième épisode à la manière d’un thriller de prison (très réussi il faut le dire), d'un troisième épisode qui manie la révélation comme un fatum aussi improbable qu’il est cruel, d'un quatrième écrit aussi mollement qu’un téléfilm champêtre sur l’immigration, alors qu’à chaque reprise Rasoulof fait de la peine capitale l’occasion d’une démonstration qui s’intéresse moins aux victimes qu’à ceux qui doivent porter en eux le poids de l’exécution, montrant comment l’Iran cherche à produire des cruels. Atteints d’un mal de mort, ces survivants, touchants, bien incarnés, se frappent donc malheuresement aux limites d’une mise en scène qui n’a que cette sempiternelle surprise un peu douteuse pour nous retenir, cette volonté au fond assez éculée de choquer la normalité occidentale, de la confronter à une quête de liberté qui répond davatange des mécanismes d’une mise en scène rodée que d’une réflexion conséquente (on remarquera comment l’intériorité des quatre protagonistes est exclusive, prédéterminée dans un rapport au cliché, comme elle est l’élément caractérisant d’un style individualiste, de personnages « ténébreux » presque sortis d’un film noir mésadapté). À la recherche d’un bon vieux punch à chacune de ses itérations, There Is No Evil semble se méfier de la subtilité au nom de la légitimité de sa colère, attendant nos applaudissements au détour de chacune de ses pirouettes moins humanistes qu’elles ne sont festivalistes. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Fly On The Wall Films

THE TREMOR
Balaji Vembu Chelli  |  Inde   |  2020  |  71 minutes  |  Temps Ø

Il est dur de qualifier de « personnage » l’automate décervelé qui se balade à l’écran dans The Tremor, et à propos duquel on ne fournit aucun détail humain. Disons simplement « le gars ». Le gars est un journaliste. Il reçoit un appel dans sa chambre d’hôtel : son patron le dépêche dans un petit village montagnard victime d’un tremblement de terre. Il prend donc sa bagnole et commencer à conduire. Vingt-deux minutes plus tard, il débarque dans un village qui n’est pas le bon. Il rembarque dans sa bagnole, et continue vers un autre village qui n’est pas le bon, puis rembarque dans sa bagnole et continue vers un autre village qui n’est pas le bon, puis rembarque dans sa bagnole et retourne chez lui. Notons quand même quelques rencontres épisodiques avec d’autres personnages en carton le long du chemin, des êtres légèrement excentriques qui fournissent au spectateur des indices vagues à propos de la nature réelle du tremblement de terre, mais qui servent surtout à aiguiller le gars vers le lieu suivant. Ad nauseam. Comme de simples engrenages au sein d’une œuvre que certains hésiteront à qualifier de « film de bagnoles », mais ne manqueront pas de voir comme un film de machines, menées par le bout du nez vers une conclusion volontairement lacunaire. Une blague, en somme, que Balaji Vembu Chelli aura pris soixante-dix minutes à raconter…

Serait-il injuste de souligner que ce navrant navet est l’un des seuls films du FNC à n’avoir pas été sélectionné précédemment dans un festival international prestigieux ? Sans doute. Serait-il en retour exagéré de croire en une blague géniale de leur part ? D’une blague méta-réflexive à propos de la position passive qu’occupe le spectateur face au cinéma de genre mené, pour ainsi dire, en bateau par ce genre de productions ? Peut-être. Quoiqu’il en soit, on peine ici à identifier toute source d’affect potentielle, particulièrement dans l’absence quasi-totale d’humanité au sein de la caractérisation et de l’interprétation. Les panoramas pastoraux de l’Inde rurale sont certes magnifiques, mais ils sont cadrés d’une façon quelconque. La brume suspendue au-dessus des landes est énigmatique, mais elle ne sert finalement que de leurre, comme tout le film d’ailleurs, voilant un mystère que lui-même se refuse d’élucider. Il n’y a finalement que la musique, étrange et abrasive, qui serve ici de levier dramatique. Tout le travail sonore est abrasif en fait, particulièrement les bruits captés dans l’habitacle de la camionnette détestable du gars, mais c’est bien la musique psychédélique, sorte de free jazz local, qui vient vraiment nous mener en bateau, créant des ruptures de ton qui nimbent de menace des scènes parfaitement anodines et confèrent un caractère clownesque à des scènes d’allure solennelle. Elle aussi fait de nous des dupes. Mais n’est-ce pas justement le désir d’être dupés qui nous attire vers le cinéma de genre ? Voilà une bonne question à soupeser, lors des creux dramatiques innombrables que propose The Tremor(Olivier Thibodeau)

 

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Article publié le 20 octobre 2020.
 

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