:: Raw Power (2020) [Pierre-Luc Vaillancourt]
Depuis 6 ans, la programmation cinématographique du FIMAV, cet espace dédié au cinéma expérimental dans le cadre d’un festival de musique actuelle, se présente comme l’occasion de questionner les frontières floues entre musicalité et dissonance, entre continuité et rupture. Sous le commissariat de Karl Lemieux, les projections de courts métrages esquissaient cette année une réflexion sur la présence de l’harmonie qui résiste à même le disjoint, le diffus, portée par l’instinct que l’image, comme le son, restent des éléments longuement pliables avant d’atteindre un moment d’éclatement, toujours susceptibles de porter la musicalité que leur rendrait la curiosité d’une oreille attentive ou d’un regard disponible.
La programmation québécoise se divisait cette année en deux programmes. Un premier, intitulé « Iconoclastes québécois » et composé uniquement d’œuvres vidéo, proposait une série de courts travaillant sous le signe du bris et de la destruction. Dans Raw Power (Pierre-Luc Vaillancourt, 2020), les mouvements d’une boxeuse japonaise à Tokyo se retrouvent décomposés, les images découpées puis refilées dans une série de clignotements lumineux sous la musique de Marc Hurtado. Il n’est jamais question ici d’une fixation du corps en mouvement au profit d’une découpe en poses, de ces « instants privilégiés » [1] trouvés dans les « instantanés équidistants » de Muybridge, où la clarté d’un corps en mouvement renvoie à une ambitieuse immobilité photographique (le cheval s’arrêtant dans sa course par la captation d’un mouvement divisé). Il s’agit plutôt d’une découpe floutée et d’un corps refusant l’immobilité même par le biais de l’image fixe. Devant le clignotement des freeze frames, le corps de la boxeuse reste en mouvement, ses contours indistincts. Dévoué à l’action, l’élan résiste à la division.
Avec 3 inch telescope (Guillaume Vallée et Charlotte Clermont, 2022) se poursuit cette recherche d’une féconde décomposition, alors que le défilement d’images d’archives provenant d’une guerre innomée devient la surface à partir de laquelle se déploie un parasitage numérique. Ces images de préparation à la violence, rythmées par le balancement de la tête d’un soldat ornée d’un masque à gaz, deviennent la ruine sur laquelle se déploie une transformation sans échéance, alors le travail digital prend des allures presque fongiques.
:: La promesse du ciel (Martin Bureau, 2022) [ONF]
C’est cette ténacité de l’image à soutenir la fracture qui s’impose comme ligne directrice du programme, alors que de l’effondrement d’une archive-source se déploie la naissance d’une nouvelle création. Y réside toute l’ambiguïté du geste iconoclaste, puisque le carnage signe aussi la renaissance potentielle d’une figure maintenant absente : « Icons suddenly burst into consciousness and seem to come alive only with their defacement. You smash them and — lo and behold! — they have become icons. » [2] Car le geste de dissimulation induit aussi la curiosité, la tentative de discerner ce qui n’est qu’en partie visible, comme dans le très court Origami (Maxime Corbeil-Perron, 2021), où le vacillement cathodique suggère ce mouvement de pli, bien que l’image sous la striure reste incertaine, inaccessible. Ou encore, dans L’Adversaire (Frédérick Maheux, 2013), dernière partie d’un triptyque intitulé « Lys inversé », se joue une sorte de film-malédiction en écho aux manifestations étudiantes de 2012.
L’intérêt pour la destruction se meut progressivement vers un travail plus ouvertement documentaire, moins axé sur le détournement matériel que sur la représentation d’un réel lui-même désaxé ou à la rythmie syncopée. On retrouvait entre autres un court métrage de Dominic Gagnon, Analog (2022), dans lequel le cinéaste poursuit sa pratique de réappropriation de séquences vidéo et de narrations glanées sur le web pour composer un portrait de la solitude et de l’isolement pandémique. Se répètent les portraits de mondes clos, passant de l’emprisonnement d’un corps dans un travail minier à l’exploration esthétique des caméras 360 visant à créer l’espace circulaire de tiny planets comme tant de bulles se refermant sur le corps de leur hôte-créateur.
Collaboration entre Antoine Larocque et Antoine Provencher, Thuya (2019) effectuait dans le cadre du FIMAV une forme de retour à la maison. Tourné à Victoriaville, le film compose un portrait cynique d’un violent ennui rural. À des séquences flâneuses de partage de joints sur le bord de la rivière se succèdent la course solitaire d’une voiture défilant sur des routes boisées, comme la recherche d’une vitesse à l’orée de l’accident. Porté par une attention cinglante sur les fuites potentielles face à la ruralité présentée comme un non-lieu emprisonnant, Thuya délaisse l’injonction à la maîtrise technique au profit d’une captation intime, sur le vif, composant une autodocumentation hargneuse des stagnations quotidiennes.
La clôture de la projection par La promesse du ciel (Martin Bureau, 2022), scène d’ouverture d’un éventuel long métrage ici projeté comme un court autonome, nous mène vers une intrigante littéralité du geste iconoclaste. Trois scènes apparemment déliées se côtoient dans un montage alterné : la destruction d’une église, un évènement de « bénédiction des motocyclistes », puis une captation de la bande-son par les musiciens Érick d’Orion, Robbie Kuster, Martin Tétreault et René Lussier. La mise en parallèle de ces scènes disparates pointait encore la possibilité de tirer une impression affective à partir de l’image du bris.
:: Dans les cieux et sur la terre (2022) [Erin Weisberger]
:: I. (2022) [Alexandre Larose]
Le second programme, « Paysages argentiques », signalait l’occasion d’une projection en 35 mm dirigée par Daïchi Saïto, moins marquée par l’exploration des destructions du programme précédent que par diverses pratiques de superposition matérielles. I. (Alexandre Larose, 2022), premier opus du triptyque « scènes de ménage », se développe autour d’une attention au corps paternel, celui-ci observant un paysage forestier à partir d’une fenêtre tour à tour ouverte ou close. Larose répète ce motif en composant une tendre et émouvante abstraction muette, où les gestes du père, dos à la caméra, questionnent l’ambivalence du caché et du dévoilé. Derrière la fenêtre transparente se déploie une autre étendue semi-opaque dans laquelle se perdre, celle des arbres enfeuillés, qui laissent d’abord percevoir une lumière coupante, avant de se mouvoir en tremblements, délaissant alors leur première impression figurative pour se changer en de complexes effets de surface.
Dans les cieux et sur la terre (2022), d’Erin Weisgerber, dessine la rencontre entre la solennité monumentale de l’église Saint-Enfant-Jésus du Mile-End, captée en noir et blanc dans de lents travellings qui possèdent toute la froideur sculpturale de ceux de L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), auxquels se superposent des éclats irisés, captés par la cinéaste lors d’errances dans le quartier. Fruit d’un processus de superposition de pellicule in-camera, le travail de Weisgerber conserve ici la marque d’une opposition rythmique entre ces deux moments de rencontre : la lenteur des plans de l’église, alors que la caméra effectue de lents travelings sur rails, s’opposant à la rapide captation des visions colorées. Le film conserve une forme de crainte et répète un sentiment d’étrangeté face à l’imposant caractère cérémonial de l’architecture ecclésiastique. Devant cette masse aussi symbolique que matérielle, Dans les cieux et sur la terre n'effectue pas tant une simple désacralisation que l’exploration d’une rencontre entre l’extrême hauteur pieuse et l’attention soignée au ci-bas journalier.
Finalement, le superbe earthearthearth (2022) de Daïchi Saïto déploie une suite d’images de montagnes captées au désert d’Atacama, à la frontière entre l’Argentine et le Chili. Celles-ci prennent la forme d’une chute hypnotique, parfaitement accompagnée de la musique de Jason Sharp, oscillant entre le saxophone et l’amplification des battements de cœur du musicien, modulés jusqu’à devenir percussifs. Cette silhouette de la montagne se transforme en une ombre clignotante, impossible à attraper ou à posséder, toujours prise dans des jeux d’absorption entre ciel et roc. Sous l’allure d’un film de paysage, Saïto compose ce qu’il nommait lui-même comme un dispositif de dissimulation, où les contours du panorama prennent la forme d’un panneau invisibilisant.
De ces panoramas en contexte festivalier ressort surtout l’émerveillement de ces moments de projections qui pouvaient accueillir passant·e·s errant·e·s ou mélomanes intrigué·e·s, la diffusion de films expérimentaux hors des espaces d’initié·e·s génèrant toujours un enthousiasmant lieu de rencontre où un regard surpris peut s’attarder à l’image en tant que performance esthétique ou travail matériel. Devant ces objets fuyants, nos regards conservaient encore quelque chose de l’écoute musicale, génératrice de rêveries, déliée d’une interprétation rationnelle ou de l’injonction répétée à faire sens. Car c’est seulement devant la tentative de moduler nos visions au rythme de l’objet observé que tout bruit pouvait finalement prendre la forme d’une harmonie dissimulée.
:: Projection d’earthearthearth (Daïchi Saïto, 2022) au FIMAV [Photo : Martin Morissette]
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |