:: La directrice de la Berlinale Tricia Tuttle accueille chaleureusement Tom Shoval, le réalisateur de A Letter to David [Berlinale 2025]
La comparaison entre Holding Liat et A Letter to David s’imposait presque naturellement étant donné la prémisse identique des deux films, qui détaillent l’après-coup des prises d’otages perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 dans le kibboutz de Nir Oz. Il s’agit surtout d’une façon pour nous d’opposer la posture progressiste de Forum, organe indépendant de la Berlinale, et donc immun aux purges de l’équipe de programmation qui a sévi l’an dernier, à celle du Festival lui-même, qui pour célébrer son 75e anniversaire, a décidé de privilégier l’individu (et les paillettes) à la politique, s’efforçant de conjurer les accusations « d’antisémitisme » qui l’accablaient depuis le prix décerné à No Other Land en insistant, dans sa programmation et ses galas, sur la souffrance des colons israéliens. Mais sans faire de politique bien sûr…
Dans Holding Liat (section Forum), le documentariste Brandon Kramer s’intéresse à la famille de Liat Beinin, kidnappée par le Hamas lors des raids d’octobre, s’immisçant dans leur vie quelques semaines seulement après l’événement. Compte tenu de la puissance toxique du discours victimaire que militarisent les adeptes de la raison d’état israélienne, force est d’aborder le film avec circonspection, surtout qu’il débute avec des images du kibboutz dévasté sur de la musique larmoyante de cinéma propagandiste. Heureusement, on y découvre bientôt une œuvre très nuancée qui, dans son désir de paix et son appel au retour immédiat des otages ne manque pas de mentionner les crimes de guerre commis par l’État hébreu. Centré sur le personnage de Yehuda, le père de la captive, un Israélo-Américain fervemment opposé à Benjamin Netanyahu, qu’il n’hésite pas à qualifier d’abruti et de fanatique religieux, le film nous place dans une posture d’hébétude face à la récupération politique de sa douleur à des fins génocidaires. Invité, avec sa famille, à participer à une tournée états-unienne où il devra raconter son récit dans le but de faciliter la libération des otages, il se retrouve dans une posture délicate, à serrer la main à des adversaires politiques, le Sénateur Mitch McConnell par exemple, alors que lui est partisan de Bernie Sanders. Yehuda se retrouve surtout confronté à des foules enragées qui, à la suite des attentats du 7 octobre, revendiquent le sang palestinien alors que lui privilégie une solution à deux états.
Les images misérabilistes du début, la représentation du chez-soi dévasté de Liat et de son mari prennent bientôt tout leur sens, dans l’évocation de la tristesse que l’attentat a provoqué chez ses parents, de la même façon que les images nostalgiques des otages évoquent le souvenir lancinant qui les obsède. Heureusement pour tou·te·s, ces séquences s’inscrivent dans une posture humaniste qui ne s’applique pas seulement aux victimes de l’attaque, mais aussi aux victimes des politiques ethnocides du gouvernement israélien. Et si le film s’intéresse à des positions plus extrêmes, celle du petit-fils endeuillé par exemple, qui réclame la mort de tous les terroristes, il tempère celles-ci par la présence de d’autres points de vue, celle des Juifs « radicaux » par exemple, qui réclament une fin au génocide palestinien pour mieux honorer la mémoire des victimes de l’Holocauste. Holding Liat insiste surtout sur l’importance d’un dialogue entre Israéliens et Palestiniens, allant jusqu’à filmer une rencontre presque sensuelle entre Yehuda et un militant palestinien, qui se confient l’un à l’autre dans une valse de chuchotements que seul le micro parvient à capter, et où les deux hommes avouent avoir plus en commun que d’autres voudraient l’admettre, soit le désir d’une résolution pacifique au conflit entre leurs deux nations. Le témoignage final de Liat, qui suit de peu sa libération, étonne particulièrement, évoquant une histoire de séquestration inattendue, où elle a reçu une « heavy dose of human empathy » de la part de ses ravisseurs, qui l’ont amenée dans leur famille et avec qui elle a pu discuter honnêtement de politique. Le processus de paix, semble-t-il, passe nécessairement par le dialogue et la considération d’autrui.
:: Yehuda Beinin dans Holding Liat (Brandon Kramer, 2025) [Meridian Hill Pictures]
:: David Cunio dans A Letter to David (Tom Shoval, 2025) [Yaniv Linton / Green Productions / Playmount Productions]
A Letter to David (section Berlinale Special) prend, quant à lui, une approche diamétralement opposée, distinctement unilatérale, et ce malgré avoir remporté le Weil Bloch Film Award for Outstanding Films on the Subject of Shared Society in Israel. Comme son titre l’indique, l’œuvre constitue un hommage à un autre otage, David Cunio, un ami et collègue du réalisateur Tom Shoval, qui amalgame ici une narration en voix off à des extraits des films de famille de David, mais surtout des séquences de Youth, sur lequel ils ont travaillé en 2013, effectuant de troublants parallèles entre le kidnapping diégétique et celui réel de sa vedette. « Reality has kidnapped my film », dira d’ailleurs Shoval après la projection. Son film s’attelle ainsi à l’une des fonctions les plus précieuses du cinéma documentaire, soit l’utilisation des archives pour ramener à la mémoire des personnes disparues, le recours à l’image cinématographique pour combler les trous dans la réalité (pour mettre en scène la réunion hypothétique des deux frères, par exemple) et mettre à l’avant-plan l’histoire d’une victime anonyme. Le problème, c’est que, ce faisant, il en oublie l’Histoire avec un grand « H », focalisant sur un événement tragique au point d’obscurcir tout le contexte alentours. Dans Holding Liat, l’un des intervenants déclare qu’il est impossible de comprendre les événements du 7 octobre 2024 sans comprendre le Nakba de 1948. Or, le cinéaste se garde bien ici de parler ouvertement de politique, d’appuyer l’agenda génocidaire de Benjamin Netanyahu par exemple, mais aussi de remonter dans le temps, choisissant de s’arrêter sur un événement spécifique, que les intervenants racontent dans moult détails terrifiants, mais qui sert finalement une vision manichéenne du conflit israélo-palestinien, lequel se réduit à un récit de terroristes meurtriers contre des colons pacifiques.
Mais il s’agit après tout d’un film personnel. Pourquoi l’auteur serait-il tenu de parler de politique alors qu’il peut simplement parler de son ressenti et de sa douleur, tout à fait légitime, tout à fait humaine par rapport à la perte de son ami ? Le problème, c’est que cette vision intimiste des choses reflète une dangereuse étroitesse d’esprit, voire un déni complet du pouvoir politique inhérent au cinéma (et à l’art en général). Parce qu’il a beau ne pas parler de politique, Tom Shoval n’en fait pas moins un film politique. Le fait que les membres du Hamas soient décrits exclusivement comme des terroristes tout au long du film (dans le texte d’introduction et dans les témoignages des survivant·e·s de l’attaque) s’explique au vue de la nature des actes perpétrés le 7 octobre. Mais dans l’absence de tout point de vue palestinien sur la question, il en vient par extension à s’appliquer à tou·te·s les habitant·e·s de Gaza, qu’on présente à l’écran comme un repaire de terroristes, dans des plans sur lesquels on plaque une musique inquiétante de film d’horreur. Le choix de vocabulaire est aussi problématique, dans l’idée du kibboutz de Nir Oz comme une « utopie » socialiste, alors qu’il s’agit à l’origine d’un territoire occupé manu militari. Même l’idée d’un Dieu auquel les personnages et les cinéastes envoient leurs prières évoque une réappropriation indue. Comme si le territoire et le dieu des Palestiniens appartenaient de facto aux Israéliens.
L’idée du film personnel, c’est aussi une façon de se dédouaner de sa fonction sociale pour un festival qui veut donner « plus de places aux cinéastes » (donc aux individus qui créent les films) en évitant de « parler de politique » (donc de société). On le ressent dans les questions très ciblées du modérateur, qui parle exclusivement des aspects techniques de la production et de l’expérience personnelle du cinéaste, comme si celle-ci était complètement dissociée du conflit militaire qui sous-tendait l’attaque du 7 octobre. Toute cette démarche dénote en outre l’hypocrisie d’une organisation qui se cache derrière l’idée de communauté et d’individualisme pour servir un programme spécifique qu’il n’assume jamais vraiment dans ses mots. Notre festival est axé sur la communauté, dit la directrice artistique de la Berlinale, Tricia Tuttle, avant la projection ; Tom Shoval est un membre de notre « famille » (puisqu’il y a présenté la première de Youth), mais il fait aussi partie d’une autre « famille » qui est la nôtre. Pour ne pas la nommer. Pour ne pas faire de politique.
PARTIE 1
(Night Stage, Friendship's Death,
Spring Night, The Swan Song of Fedor Ozerov)
L'intimité (a)politique, ou l'abîme de l'hypocrisie :
Analyse comparative de Holding Liat et A Letter to David
PARTIE 2
(Köln 75, Living the Land,
queerpanoma, Fwends)
Woche der Kritik — Back to the Class Issue
PARTIE 3
(Evidence, Satanic Sow,
Time to the Target,
Reflet dans un diamant mort)
PARTIE 4
(à venir...)
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