Panorama-cinéma retourne au TIFF cette année après une absence de 4 ans ! Notre chroniqueur Mike Hoolboom, l'un des plus célèbres et attachants cinéastes expérimentaux au pays, nous livrera ses impressions de quelques films choisis parmi la sélection du festival. Ne manquez pas la chance d'assister à l'évènement par procuration, mais surtout de vous abreuver de la verve singulière et revendicatrice de Mike, qui ne manquera pas d'évoquer chez vous des images inspirantes ou horrifiques, comme si vous étiez vous-mêmes dans la salle bondée du Ligthbox. — Olivier Thibodeau, éditeur Festivals |
:: Music (Angela Schanelec, 2023) [Dart Film & Video / Faktura Film / et al.]
Si vous savez déjà ce qu’est le cinéma, alors n’allez pas voir Music d’Angela Schanelec. Le film nous arrive enveloppé dans un déguisement narratif. Les personnages sont drapés d’un éclairage soigné, mais les liens qui les unissent restent mystérieux. Grave et magnifique, une série d’images exquises nous offre le temps de réfléchir à cet art perdu du regard. Au-delà de son cadre mythologique (Œdipe, apparemment), la mission principale du film est de restaurer le temps, de donner à son auditoire une manière de recadrer le temps, de le sauver de la bombe à fragmentation de la vie numérique.
L’un des traits les plus précieux de la pratique du zen est « l’esprit du débutant ». Comme Suzuki le racontait souvent à ses jeunes pupilles américains dans les années 1960 : « Dans l’esprit du débutant, il existe de nombreuses possibilités, tandis que dans celui de l’expert, il y en a peu. » Qu’est-ce que cela signifie de regarder un film dont chaque photogramme est profondément éclairé par une intersection d’histoires dont l’auditoire n’a aucun moyen de connaître les causes et les conséquences ? À moins de lire des revues comme celles-ci, bien sûr. L’inévitable frustration pourrait mener l’auditoire à changer de chaîne ou à réinventer la fonction qu’il attribue au cinéma.
« Dès qu’il existe un sentiment de frustration, on doit le combler avec quelque chose. C’est un peu comme la mère qui suralimente son enfant. Elle le fait pour que l’enfant n’ait plus faim, parce que cet appétit est si terrifiant. Cela m’apparaît comme une tentative de supprimer l’appétit — et donc de supprimer la capacité des gens à réfléchir à ce qui manque vraiment dans leur vie, à ce qu’ils désirent, et à ce qu’ils peuvent faire pour l’obtenir. » Adam Phillips [1]
Après de longues journées ensevelies sous les demandes trop nombreuses, même mes ami·e·s cinéphiles friand·e·s du cinéma le plus marginal se tournent vers le confort d’images qui font tout le travail pour eux et elles, qui requièrent un minimum d’efforts à décoder. Ce film m’a poussé à me demander à quoi ressemblerait la pornographie si elle était déréalisée par Angela Schanelec. Où chaque scène surviendrait comme un spectre incroyablement beau ou un fantôme parfaitement énigmatique. Quels nouveaux horizons notre vie érotique attend-elle de dévoiler ?
Le plan d’ouverture est une peinture en mouvement, offrant au regard un paysage hostile de pierres et de mousse au-dessus duquel une couverture de nuages s’installe lentement. C’est une couverture révélatrice. Ou, comme Oscar Wilde l’a déjà fait remarquer : offrez un masque à une personne et elle vous dira la vérité. Chaque paysage apparaît comme celui-ci, comme une scène que se disputent la vie et la mort, une compression intemporelle née de la croûte terrestre, nonchalamment indifférente à la simple présence humaine. Imaginez un film mis en scène par un arbre. Comment les êtres humains paraîtraient-ils sous son regard inébranlable ?
Encore et encore, on nous ramène à cette image de gens qui regardent. L’action principale, la chose elle-même, apparaît souvent hors champ. Nous avons plutôt accès à son témoin. Le jardin secret que nous avons le droit d’entrevoir n’est pas ce qu’ils voient, mais l’acte de voir lui-même. L’image du témoin est au cœur de toute séquence et de toute interprétation.
Chaque bruit fortuit résonne comme un coup de fusil. L’ouverture d’une porte, des pneus sur du gravier, du papier qu’on plie, même le tapotement d’une cigarette. Dans les films qui ont suffisamment de moyens, les bruits sont habituellement méticuleusement enregistrés pour être ensuite enfouis sous les couches sonores insondables du mixage. Ce n’est pas le cas ici. Le monde entier parle, grogne, se frotte et fait des étincelles, devenant partie intégrante du sort magistral que jette ce film.
[Dart Film & Video / Faktura Film / et al.]
Ça m’a amusé de voir un titre annonçant à l’écran le prix du « meilleur scénario » remporté par ce film à la Berlinale. Je crois que le premier mot est prononcé au moins 5 minutes après le début du film. Et de nombreux passages muets s’ensuivent. Ce film est porté par le vent et les grillons, par la solidarité du sable, ou par les rythmes mécaniques d’une maison.
Une femme trébuche sur une montagne, hurlant de chagrin, laissant échapper de ses bras le corps de son enfant adulte. Un enfant est sauvé d’une maison en pierres entassées les unes sur les autres. Des voitures se séparent lentement sur une route. L’axe central reste le même : tout cela survient par hasard. Et pourquoi pas ? Les choses les plus importantes dans ma vie — mon meilleur ami, ma décision de faire des films — sont toutes survenues par hasard. Une voiture tourne un coin trop rapidement et perd une roue, forçant un groupe d’étudiant·e·s à s’arrêter.
Les chevilles de Jon sont en sang ; il doit être l’enfant abandonné dans la scène précédente, aujourd’hui adolescent. Alors qu’il s’attarde à panser ses plaies, il croise des étrangers. L’un d’entre eux s’approche pour l’embrasser au ralenti jusqu’à ce que Jon le repousse trop fort. L’adolescent s’écroule, frappe sa tête contre une pierre, et meurt. Jon se rend à la police. Le film fait des sauts dans le temps, parfois de plusieurs siècles, parfois d’une journée ou de quelques années.
Iro est gardienne de prison et elle tombe amoureuse de Jon. À sa libération, ils fondent une famille ensemble et vivent avec les parents de Jon dans un village bucolique. Sept années passent et ils ont trois enfants ensemble. Iro appelle Abraham et sa partenaire Yiota, et ils lui parlent de leur fils Lucien, un jeune homme décédé sept ans plus tôt. Celui-ci s’avère être le jeune homme tué par son époux. En proie à une douleur horrifiée, elle se rend à la plage pour ne faire qu’une avec les pierres, puis, plus tard, alors qu’elle est debout au bord d’une corniche, une petite salamandre s’approche de son pied. Elle tombe ou saute vers sa mort.
Le départ du cortège funèbre de la maison familiale est une autre leçon de cinéma en matière de chorégraphie, d’émotion et de rythme envoûtant. Cela signale également la fin, dans un certain sens, bien que le film soit loin d’être terminé. Il reste un autre acte et il est rempli de musique. Je crois que la réalisatrice nous rappelle que nous continuons toujours de vivre après la fin — celle de nos proches, de nos parents, de nos espoirs et idéaux les plus chers. Et la véritable difficulté se trouve là, dans la manière dont nous pourrions transformer en musique ce lieu hanté par les fantômes de ce que nous aurions pu devenir. Ces personnes que nous avons aimées plus que tout.
[1] Robert Rippberger, Tyler Krupp et Rachel Stuart, « Adam Phillips Interviewed in London, October 6, 2010 », New York Times (7 novembre 2011), https://www.nytimes.com/video/opinion/100000001128653/adam-phillips.html
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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.
Traduction : Claire Valade
Music
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