1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10
prod. Norte Productions, CG Cinéma, Rita Productions, Sensory Ethnography Lab (SEL)
DE HUMANI CORPORIS FABRICA
Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor | France/Suisse | 2022 | 115 minutes | Les nouveaux alchimistes
On suit un gardien taciturne et son cerbère dans un labyrinthe d’étroits corridors et d’escaliers ténébreux. Pour chacune des lourdes portes à franchir, la formule est digitale et son secret s’épuise dans un bip de supermarché. Après un passage obligé par l’antichambre ou le purgatoire de ce qui se révèle un hôpital — soins palliatifs ou mort cérébrale annoncée pour lundi : on laisse au patient la fin de semaine pour s’éteindre, sinon on débranche — on croise les premières âmes en peine et les premiers suppliciés : vieilles dames errant après leur ombre dans l’enfilade des couloirs, quinquagénaire les yeux grand ouverts qui serre les dents tandis qu’on lui enfonce une vis dans le cerveau. Vient ensuite la longue épreuve des corps éventrés, seins coupés, vertèbres arrachées, colonnes martelées... Passé l’aiguille plantée dans un œil, l’intestin brûlé au lance-flamme ou le tuyau enfoncé dans une verge, on peut alors pénétrer dans la chambre mortuaire où l’on habille les trépassés du jour comme des bébés.
À quoi ressemblent les Enfers dans un monde d’où les dieux se sont enfuis ? En descendant littéralement dans les entrailles malades des hôpitaux et des patients qui y sont traités, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor mettent en œuvre une étrange catabase qui retourne un documentaire hyper-technologique en grand film d’horreur mythologique. Les patients sont des écorchés vifs, les vivants sont des morts auxquels les chirurgiens, grands enfants surdoués rompus aux Mécano et aux jeux vidéo, tentent d’accorder un sursis dérisoire. Armés d’instruments formidables, la médecine ni le cinéma n’ont jamais été aussi près de voir (les organes internes, les origines du mal, la mort à l’œuvre, la vie palpitante), et pourtant on ne voit rien car on ne sait pas ce que l’on voit : la fibre la plus fine et le moindre globule sont mis à nus mais les images, aussi précises soient-elles, résistent à l’interprétation. À la croisée des Mystères, du cirque Barnum et du manège à sensation, ce film est une curieuse initiation d’où l’on ressort l’estomac dans les talons. (Marie Eve Loyez)
prod. Avalon, Kino Produzioni, Diputació de Lleida, Elástica Films, Vilaüt Films, TV3
ALCARRÀS
Carla Simón | Espagne/Italie | 2022 | 120 minutes | Panorama international
Vainqueur de l’Ours d’or à la plus récente Berlinale, Alcarràs adopte une perspective marxiste parfaitement organique sur la réalité crépusculaire des travailleurs agricoles catalans, ouvriers attachés à la terre, à ses fruits, mais sans pourtant les posséder, créant de la valeur pour autrui sur un domaine qu’ils n’ont même pas les moyens de se payer. La famille Sollé habite depuis des générations sur la propriété de la famille Pinyol, logés dans une fermette conviviale parmi les pêchers dont ils sont chargés de récolter les fruits pour une grosse compagnie qui les payent désormais à perte. C’est le statu quo, jusqu’au jour où le jeune Pinyol décide de raser le verger pour y mettre des panneaux solaires, laissant aux Sollé le temps d’y vivre une dernière récolte avant que les tractopelles se mettent à l’œuvre. La menace du progrès et de son bras mécanisé se pointe d’ailleurs très tôt dans le récit, émergeant d’abord du hors-champ, comme une entité sournoise dont le bruit emplit l’horizon et sème la terreur chez un groupe d’enfants jouant aux explorateurs de l’espace dans une vieille bagnole abandonnée. Or, c’est déjà le début de la fin lorsqu’une excavatrice vient déloger la vieille bagnole devant les yeux ébahis des petits, contribuant simultanément au leitmotiv du spectre inexorable venu d’ailleurs et de l’expropriation forcée…
Le reste du film est fait de la chronique douce-amère d’une récolte ultime. S’attardant à l’existence des personnages de cette façon intime et prosaïque qui est celle du drame contemporain, le film œuvre à représenter deux types d’organisations évanescentes — la structure familiale intergénérationnelle maillée, mais surtout le rapport direct à la terre qu’entretiennent les ouvriers des champs. En effet, s’il nous offre un accès privilégié à la vie de habitants de la ferme, il s’attarde spécialement, et de façon assez inédite, à représenter le travail manuel que ceux-ci effectuent à l’ombre des arbres fruitiers. La nostalgie du labeur « naturel » que l’on ressent ici, dans des plans extérieurs gorgés de lumière, se retrouve alors parasitée par cet impératif de rendement capitaliste qui fait que les êtres humains sont aujourd’hui devenus des machines ou des opérateurs de machines — « travaillez moins pour plus d’argent en vous occupant des panneaux solaires », dira d’ailleurs Pinyol au patriarche réfractaire de la famille Sollé. Les scènes de cueillette sont belles et les paysages sont magnifiques, mais la cadence est infernale ; il faut aller vite, vite, vite, mais sans prendre les trop petites pêches ou manquer l'une des grosses sur les branches. Et quand la palette remplie de fruits vient s’écraser au sol, c’est un drame déchirant qui fait pleurer tout le monde. Réduit à sa plus simple expression symbolique, c’est donc une idylle champêtre souillée par des impératifs de production erronément baptisés « progrès » que vient décrire le film, d’une façon humaniste à la fois subtile et puissamment évocatrice, au fil d’un récit trop long, au vu de l’intelligibilité immédiate des idées à démontrer, mais d’une rare majesté tragique. (Olivier Thibodeau)
prod. CJ Entertainment Moho Film
DECISION TO LEAVE [HEOJIL KYOLSHIM]
Park Chan-wook | Corée du Sud | 2022 | 138 minutes | Les incontournables
Les prémices de Decision to Leave ont tout pour tromper les amateur·trice·s de cinéma coréen : l'enquête policière sur la mort d'un homme antipathique, le détachement conjugal du protagoniste et l'obsession grandissante de ce dernier pour la veuve du défunt, principale suspecte, suffisent à appâter les charognards de notre imaginaire accoutumé au sadisme des œuvres de Park Chan-wook. Les indices potentiels et souvent fallacieux s'accumulent, et des cas secondaires viennent s'entremêler à l'histoire principale, encombrant le récit d'informations qui attirent notre attention sur sa structure procédurale. La narration va jusqu'à nous rendre complices de la suspecte lorsqu'elle trompe l'enquêteur, ce qui contribue à la montée du suspense et à notre impression grandissante (mais constamment remise en question) de sa culpabilité. Notre horizon d'attente la place dans la case toute faite de la femme fatale et nous nous préparons aux sordides tournures qu'un remaniement coréen pourrait faire prendre à cet archétype.
La mise en scène de Park Chan-wook, quant à elle, est remarquable dans les deux sens du terme. Les scènes d'interrogatoire sont l'occasion de jump cuts et de plans ingénieux qui font monter l'intensité, puis de coupures d'axe qui inversent la dynamique de pouvoir entre l’enquêteur et la suspecte. C'est alors que, inopinément, le déclic s'opère et nous comprenons que ce pervers récit policier n'est qu'un prétexte à l'élaboration d'une histoire d'amour; la prise de photos d'une cicatrice prend la forme d'un strip tease, l'indécente filature excite les deux tourtereaux, l'interrogatoire se transforme en un rendez-vous romantique, puis en scène de ménage. Même les autres enquêtes du policier en viennent à trouver leur résolution dans les volutes de la passion. Remarquons que les scènes d'action sont pratiquement dénuées de violence et presque toujours contrecarrées par une musique orchestrale d'excellente facture (composée par Jo Yeong-wook [A Taxi Driver, 2017; Lady Vengeance, 2005; Oldboy, 2003]), qui connote l'espièglerie et la cocasserie, comme le bras droit du protagoniste, un cancre gourmant, ainsi que divers suspects ridicules tel Slappy, le rustre gifleur pleurant sa maman. La mort et la violence se trouvent banalisées par cet excès d'humour noir, lequel dédramatise la portée des actes attribués à la suspecte et nous autorise l'attachement émotionnel.
On pourrait critiquer la cassure opérée au milieu du film, qui propulse le récit vers une nouvelle direction à la manière de Psycho (1960). Ce genre de pari est risqué, mais il a ici le mérite indiscutable de complexifier la relation amoureuse des deux amants pour l'élever au rang de la tragédie. La lenteur qui s'installe, d'abord frustrante, et qui rabrouera le public assoiffé d'action, institue en fin de compte une langueur coïncidant parfaitement avec les sentiments des personnages, justifiant la suite des événements. En émerge l'universelle crainte de se laisser aller aux sentiments les plus forts lorsqu'on pressent les inévitables conséquences qu'ils pourraient provoquer. L'amour fou défie la raison et menace de nous consumer; il faut s'y abandonner complètement ou y renoncer à temps, au risque de tout perdre. (Anthony Morin-Hébert)
prod. Les Films du Bélier, My New Picture, Remembers
COMA
Bertrand Bonello | France | 2022 | 80 minutes | Les incontournables
Les rêves qui structurent le plus récent film de Bertrand Bonello, Coma n’apparaissent jamais comme des figures d’accompagnement. Il ne s’agit pas d’exutoires, de lieux alternatifs ou libérateurs devant la solitude d’un confinement pandémique, mais des amalgames de fiction composites que l’œil d’une jeune fille innomée (Louise Labèque) absorbe passivement alors que son regard trace les contours d’une chambre qu’elle ne quitte presque jamais. C’est un son ou un éclat de lumière qui attire l’attention, qui dirige la caméra tour à tour vers les poupées qui prennent vie et performent un scénario décalé de soap, ou vers l’écran d’un ordinateur sur lequel disserte Patricia Coma (Julia Faure), sinistre figure à la lisière de l’influenceuse et de la gourou philosophe, et qui tente successivement de vendre un malaxeur, présenter la météo ou donner une leçon d’allemand. Ou encore, c’est le film lui-même qui rêvasse au cours de quelques séquences qui troquent la prise de vue réelle pour de l’animation.
Exploration efficace d’une relation fiévreuse à l’imaginaire devant l’expérience prolongée de la quarantaine, Coma se penche petit à petit vers l’horreur, empruntant notamment une atmosphère et une bande son lynchéenne pour réfléchir les symptômes d’un quotidien restreint à la virtualité. La voix de Deleuze répète : « Méfiez-vous du rêve de l’autre. » Mais il est déjà trop tard pour l’avertissement, puisque dans ce regard dévorant, insatiable d’images, les mondes se confondent, totalement indifférenciés. Se brume la frontière entre le rêve de l’autre et le mien, la distinction entre le sommeil et le réveil, et lorsque le songe devient cauchemar, le réel auquel revenir s’est effacé. Si la jeune fille quitte l’appartement, c’est par les caméras de surveillance disséminées dans la ville qu’on la traque, et le no man’s land du sommeil offre seulement la cartographie d’un espace de limbes, alors qu’une caméra subjective explore une forêt sombre, terre sans surveillance peuplée d’inquiétantes figures masquées. Si Bonello arrive à composer un huis-clos ludique, à faire un portrait de génération qui ne fait jamais l’objet d’un jugement mais d’inquiétude empathique, les séquences d’ouverture et de clôture, qui dédient le film à sa fille en s’adressant directement à celle-ci, semblent excessives dans la gravité du ton employé et dans le désir d’une explicitation qui se referme par un discours sur la passation des rênes de la narration. Le corps du film se présente alors formellement comme la marge de cette dédicace, la crise précédant l’espoir d’un réveil, recomposant malheureusement les frontières face auxquelles il avait pu lui-même générer le doute. (Thomas Filteau)
PARTIE 1
(No Bears, Plan 75, Before I Change My Mind, Jerk)
PARTIE 2
(A Piece of Sky, Notes sur la mémoire et l'oubli,
Fumer fait tousser, Promenades nocturnes)
PARTIE 3
(Alma Viva, Grand Paris, Jacky Caillou, Will-O'-the-Wisp)
PARTIE 4
(De humani corporis fabrica, Alcarràs, Decision to Leave, Coma)
PARTIE 5
(La Fièvre de Petrov, La edad media, Diaspora, Aftersun)
PARTIE 6
(Call Jane, Queens of the Qing Dynasty, Klondike,
Samurai Wolf, The Banshees of Inisherin)
PARTIE 7
(The Maiden, Italia, le feu, la cendre, Tori et Lokita, Cette maison)
PARTIE 8
(Human Flowers of Flesh, Les pires, Rimini, La maman et la putain)
PARTIE 9
(La dérive des continents (au sud), The Novelist's Films, Sparta, Paradoxe)
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |