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prod. Fanoos Films
THE CROWD
Sahand Kabiri | Iran | 2025 | 70 minutes | Bright Future
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux Graines du figuier sauvage (2024) en visionnant The Crowd de Sahand Kabiri, qui, à son humble manière, essaie lui aussi de repenser l’Iran sous un prisme plus égalitaire, misant sur la puissance du collectif pour mettre en échec les forces réactionnaires du patriarcat. La prémisse du film est extrêmement simple : pour souligner le départ de leur ami Raman, un groupe de jeunes queers et de marginaux·ales essaient d’organiser une grande fête en son honneur dans un hangar abandonné appartenant à la famille de son copain Hamed. Ce qui devrait être une simple démarche s’avère pourtant semée d’embûches : le processus de deuil irrésolu entourant la mort récente d’un des leurs, qui divise puis réunit ses ami·e·s autour de discussions nostalgiques à son propos, la menace invisible mais omniprésente de la police des mœurs, mais surtout l’intervention musclée du frère d’Hamed, Mahmoud, qui voit d’un mauvais œil la transformation du local familial en « bordel ».
Tourné dans un style direct et dépouillé, faisant la part belle à des échanges verbeux axés sur l’anecdote et l’épanchement candide des cœurs, le film mise, dans la plus pure tradition du cinéma iranien, sur l’honnêteté crue de personnages intenses qui nous donnent librement accès à leur intériorité. On découvre ainsi la douleur de la bande quant à la mort de leur camarade, pour qui les un·e·s blâment les autres, mais autour de laquelle on finit par se souder en se remémorant les bons moments passés avec le défunt. Cela dit, on s’appuie surtout sur la représentation du collectif comme force motrice afin d’asseoir le message progressiste du film. La séquence d’ouverture, où la popote collective et les regards de désir entre les invité·e·s d’une fête tissent une toile aérienne entre ielles, mais surtout la manne de séquences dédiées au nettoyage et à la préparation du hangar évoquent la valeur du travail commun dans un but émancipateur. Car, contrairement au cinéma américain mainstream, la scène de rave finale ne vise pas à idéaliser un univers exclusif de délices bourgeoises, mais un univers inclusif de libération queer.
On découvre dans le processus une sorte d’organisation occidentale idéalisée des collectivités marginales, où le pouvoir du care s’inscrit non seulement dans le fait que tout le monde mette la main à la pâte et participe à la création de slogans préventifs (« Si vous voyez des personnes saoules, donnez-leur de l’eau, ne les tripotez pas »), mais aussi dans les marques d’affection entre hommes et la mise au banc des machos. Comme chez Rasoulof, on encense ici le pouvoir des réseaux sociaux comme espace alternatif qui échappe au contrôle étatique et on tend vers une libéralisation générale des mœurs (qui va même un peu plus loin, vers une célébration esthétique des corps homosexuels). On exalte surtout le pouvoir de l’organisation communautaire comme antidote à la résurgence machiste en provenance des éléments frustrés de la famille traditionnelle, en l’occurrence le frère d’Hamed, qui représente une autorité intransigeante à combattre dans une perspective d’émancipation. En cela, The Crowd est une modeste réussite qui mérite d’être soulignée, ne serait-ce que pour le grand courage de la production et la posture visionnaire des cinéastes. (Olivier Thibodeau)
prod. Twenty Nine Studio & Production
L’ARBRE DE L’AUTHENTICITÉ
Sammy Baloji | République démocratique du Congo | 2025 | 85 minutes | Tiger Competition
Le documentaire de Sammy Baloji s’ouvre sur un plan de drone réussi comme peu d’entre eux savent l’être. La caméra s’avance au-dessus d’un village de la République démocratique du Congo, survolant de très haut une communauté, traçant des parallèles humaines contre le serpentage verdâtre du cadre et travaillant dès lors à entomologiser notre vision de cette disposition d’habitations englouties par l’imposante nature qui les borde. Restant un long moment en surplace par-dessus le hameau, la caméra finit par descendre progressivement, suivant un angle parfaitement perpendiculaire à sa première trajectoire, au fur et à mesure qu’émergent des maisons et de la forêt les enfants du village qui accourent ; la caméra se dépose même au sol en petit hélicoptère provoquant des vagues de poussière. Malgré la perfection qui amorce le plan, Baloji n’y tient pas au point de dissimuler son dispositif, qu’il préfère affirmer comme un instrument scientifique, une manière de gagner en perspective sur une situation, tout en refusant de tenir à l’état de sujets distants les Congolais·e·s qu’il filme. L’éthique du geste a déjà de quoi convaincre.
Car la raison de cet éloignement maintenu tient bien dans le point de vue que cherche à travailler le photographe-cinéaste, en constituant une focalisation marquée par l’anthropocène à travers un film-essai scindé en trois parties bien distinctes. La première, racontée à partir des années 1930, présente un magnifique herbier décolonial de la station biologique de Yangambi, dont les archives journalières recueillies entre 1937 et 1958 ont été découvertes il y a quelques années. Compilant le temps de fleuraison des arbres, la température moyenne environnante et les centimètres de pluie, ces archives ont permis depuis à des scientifiques d’étudier avec précision l’évolution des changements climatiques ainsi que l’absorption de carbone dont est capable cette forêt centrale du Congo, la deuxième plus importante au monde après celle d’Amazonie.
Or, l’herbier ouvre à une autre histoire cachée parmi les arbres, celle du premier fonctionnaire noir du pays, Paul Panda Farnana, agronome de formation, plus encore, premier Congolais sorti d’une université, volontaire lors de la guerre de 1914-1918, et finalement mort mystérieusement, en 1930, au moment où il était de plus en plus impliqué dans la reconnaissance de l’indépendance économique de sa nation. L’injustice coloniale qui a fini par, sinon à le tuer, au moins à épuiser Farnana, précède dans le film son envers, montré à travers la perspective d’Abiron Beinaert, un scientifique flamand qui n’a pas connu Farnana mais qui travaillera quelques années plus tard dans la même station biologique que lui, permettant par le biais de son journal de poursuivre la narration du lieu dans une deuxième partie aux allures concentrationnaires.
En se reportant de plus en plus à des images des ruines délaissées, L’arbre de l’authenticité nous plonge dans l’inhumanité typique de l’institution coloniale en nous mettant dans les souliers d’un collaborateur de bonne volonté, plutôt porté par la science (il sera un grand innovateur de l’agriculture de l’huile de palme) que par les abus de pouvoir. En offrant cet opposé qui rejoint la première partie par leurs extrémités scientistes respectives, Baloji parvient à la fois à signer un poème écrit à la chlorophylle et à livrer une charge anticoloniale écrite au sang des opprimé·e·s, liant inextricablement les deux à travers des dynamiques d’exploitation qui rarement ont paru aussi fortement imbriquées l’une dans l’autre.
Quant à la narration du troisième segment que nous ne voudrions pas gâcher ici, disons que le cinéaste poursuit son habile jeu dimensionnel de focalisation et qu’il achève de nous convaincre de la beauté courageuse de son projet et de notre hâte à découvrir ses prochains. (Mathieu Li-Goyette)
prod. Rosa Film / Sinefilm / Ay Yapım
AND THE REST WILL FOLLOW
Pelin Esmer | Turquie / Bulgarie / Hongrie | 2025 | 114 minutes | Harbour
Je me suis battu pour l’intégrer à mon horaire, au détriment de ma santé mentale et physique ; j’avais trop un bon feeling à propos de ce septième film de la réalisatrice turque Pelin Esmer, qui revient cette année au festival pour la troisième fois. La première mondiale du 1er février m’a d’ailleurs donné raison, me révélant une œuvre subtile, maîtrisée, tendre, nuancée et perspicace sur l’art de raconter, mais surtout sur l’art de se raconter soi-même, de creuser des zones d’ombre et de cultiver des ambiguïtés, de réécrire les rôles et de gérer les traumas. Une œuvre qui possède aussi le mérite de nous faire découvrir l’excellente Merve Asya Özgür dans le rôle principal d’Aliye, une jeune femme de ménage rêveuse qui entretient une relation téléphonique avec un célèbre réalisateur qu’elle admire (Timuçin Esen), et dont elle attend avec impatience le passage au festival de films (fictif) de Söke, sa ville natale, où se situe le romanesque hôtel-cinéma où elle travaille.
« Mon nom est Aliye », dit la jeune femme devant un écran, comme pour se pratiquer avant d’envoyer un message à son idole. « Je suis avocate », ajoute-elle avant qu’on cogne à la porte et qu’elle aille se cacher aux toilettes pour revêtir son accoutrement de bonne. Parce qu’elle n’est pas vraiment avocate. Mais qui est-elle au juste, et quel rôle joue-t-elle au sein de sa famille, auprès de son père disparu et du réalisateur Levent, un grognon suffisant à la Nanni Moretti qui est justement à la recherche d’une actrice pour jouer dans son nouveau film ? C’est ce que nous découvrons au fil d’un récit dont les deux trames parallèles se déploient à la manière d’un tortillon de tiges métalliques, qui mène vers une rencontre finale qu’on anticipe avec une excitation grandissante. On comprend surtout, au gré des rencontres et des révélations biographiques, que tout est affaire de perspective, que la construction de soi pâtît autant qu’elle bénéficie de l’apport du regard d’autrui et de la médiation des échanges.
S'accrochant à des personnes et des décors pittoresques avec la générosité inquisitive d’un humanisme bien rodé, le travail d’Esmer est rusé et lumineux, multipliant les échos entre les personnages, mais aussi entre le passé et le présent, la réalité et le cinéma, au gré d’une mise en scène ingénieuse qui accumule les perspectives, les cloisons et les ouvertures. À preuve, cette petite fenêtre qui sépare la cuisine du bar de l’hôtel, flanquée de rideaux qui rappellent l’écran de cinéma, d’où Aliye aperçoit Levent et les client·e·s mélancoliques du bar sans qu’elleux ne puissent apercevoir autre chose que son bras. Petite fenêtre qui a d’ailleurs servi d’inspiration conceptuelle à la réalisatrice, qui lors du Festival du film Nuits noires Tallinn avait découvert une petite fenêtre de la sorte, derrière laquelle elle a trouvé la protagoniste du présent film, au même titre que son alter ego diégétique y trouve ici la sienne. (Olivier Thibodeau)
prod. Elokuvayhtiö Testifilmi Oy
D IS FOR DISTANCE
Christopher Petit et Emma Matthews | Finlande | 2025 | 88 minutes | Harbour
Visant à épancher leurs angoisses et leurs pensées à propos de l’épilepsie qui affecte leur fils, de même qu’à illustrer les stigmates de cette affliction, le couple de cinéastes Christopher Petit et Emma Matthews créent un documentaire de création fascinant, brillamment monté à partir d’images médiatiques et de brefs épisodes de leurs vies captées par la caméra familiale. Iels créent pour l’occasion une narration hypnotique et bigarrée où la voix off constitue une sorte de flux de conscience aux accents allégoriques, tissant des liens surprenants entre les expériences subjectives de la mère, du père et du fils, le futurisme angoissé de William S. Burroughs, la culture du mensonge inhérente au travail de James Jesus Angleton, ex-chef de la CIA, et le réalisme torturé de Matthias Grünewald. Moins probant d’un point de vue factuel que d’une perspective intime, cet étrange amalgame nous force à développer une réflexion qui dépasse largement le cadre de l’expérience familiale, et qui touche à l’obscurantisme étatique, à l’hypocrisie entourant la gestion gouvernementale des drogues, à l’art de la représentation et à la carence de réel provoquée par le recours massif à l’intelligence artificielle.
Initialement cantonné à une exposition simple mais évocatrice de la situation, une illustration du clivage entre l’avant et l’après, entre l’enfance insouciante de Louis et l’horreur de ses attaques d’épilepsie du point de vue maternel, dans un ton qui frise le mélodramatique, le film fleurit ensuite grâce au pouvoir de la métaphore et du parallélisme politique. Un florilège d’images symboliques vient alors donner du relief aux images documentaires prosaïques du regard absent qu’arbore le fils : différentes œuvres artistiques provenant de son répertoire personnel, mais aussi de nombreux dessins animés se succèdent à l’écran, nous permettant non seulement d’adopter la subjectivité du malade, mais aussi d’évoquer le trou de lapin bureaucratique carrollien que représente l’accès à ses soins de santé. Les métaphores visuelles abondent : les intérieurs ténébreux évoquent une « forêt intérieure sombre », tandis que les réflexions dans les vitres créent un miroir déformant qui vient constamment nous rappeler qu’un double se cache derrière l’apparence normale du jeune homme, et que la tranquillité extérieure dissimule toujours une crise en latence.
Le voyage qu’entreprennent Louis et son père vers la Laponie devient ensuite la métaphore centrale du film, évoquant le tortueux périple d’un individu pour qui le chemin vers la guérison demeure une quête sans fin. Les liens spontanés entre les différentes figures historiques du récit s’apparentent alors à des rêveries poétiques, qui viennent s’ancrer dans différentes réalités sociales contemporaines qui ont surtout trait au mensonge gouvernemental. De la complexité d’obtenir des traitements au cannabis en passant par la mainmise de la CIA sur les stocks de LSD dans les années 1970, des expériences de contrôle psychologique menées par les services secrets américains aux représentations artistiques de la maladie mentale, tout cela finit par s’inscrire dans une logique émotionnelle implacable, cimentée par une voix off littéraire dont l’art consommé du récit de soi est l’un des meilleurs outils du couple pour transcender l’indigence de leur production. (Olivier Thibodeau)
prod. Alisha Tejpal / Mireya Martinez
LANDSCAPES OF LONGING
Alisha Tejpal, Mireya Martinez et Anoushka Mirchandani | Inde | 2024 | 14 minutes | Short & Mid-length
Le duo de cinéastes composé de Mireya Martinez et d’Alisha Tejpal tourne cette fois aux côtés de la peintre Anoushka Mirchandani qui nous invite dans sa famille, auprès de sa mère et de sa grand-mère, à déterrer une histoire intergénérationnelle vécue depuis la partition de l’Inde de 1947. Plus qu’un simple récit d’archives revalorisées, Landscapes of Longing cherche à faire sens d’éléments interreliés comme la douceur de la peau maternelle qui tracent une carte de la familiarité, travaillant des transitions à la fois ludiques et affectives. À travers un reflet, on passe d’une chair à une autre, on explore la lumière pour se rapporter à une écorce, à des cartes à jouer, plaçant la surface contre la mémoire qui résiste, cherchant à la rendre lisible, cartographique sans non plus l’emprisonner dans un cartésianisme génétique. Ainsi Landscapes of Longing travaille la nostalgie du territoire de manière ludique (d’où l’importance des jeux de table qu’on y retrouve et des coupes syncopées par le son tambouresque) afin de ne rien emprisonner dans un symbolisme trop abrupt, faisant aussi la part belle à des scènes de rires où Mirchandani, sa mère et sa grand-mère sont filmées dans une trinité résiliente, encore là à transporter en elles, pour elles et pour nous, l’histoire d’un pays déchiré par le colonialisme. En refusant finalement les excès grandiloquents, le film achève son retournement en faisant de la mémoire une surface qui se consulte, qu’il fait plaisir à toucher des yeux, à flatter du regard, mais qui demeure toutefois une dimension plane, hors de soi, importante mais pas au point de continuer à la laisser nous posséder, nous acidifier jusqu’à l’épuisement. (Mathieu Li-Goyette)
PARTIE 2
(The Crowd, L'arbre de l'authenticité,
And the Rest Will Follow,
D is for Distance,
Landscapes of Longing)
PARTIE 3
(à venir...)
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