DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Rotterdam 2025 : Partie 4

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Zoopraxi Studio

AN ERRAND
Dominic Bekaert  |  Philippines  |  2024  |  83 minutes  |  Bright Future

Pour un homme de la classe moyenne qui rend un hommage nostalgique à la figure du chauffeur qui, dans son enfance, le fascinait tant, Dominic Bekaert fait preuve d’une surprenante perspicacité, mâtinée d’un humanisme un peu trop bonasse qui compromet la puissance politique de son film, récompensé à juste titre au Festival Cinemayalà de Manille pour le montage et le son. L’œuvre met en scène Moroy (Sid Lucero), un chauffeur à la solde d’un patron sans doute criminalisé identifié simplement comme «Sir» (Arthur Acuña). «Coincé entre deux classes sociales» (les mots du scénariste), Moroy se fait réveiller un matin à Baguio, forcé de quitter le dortoir infâme qu’il partage avec d’autres ouvriers pour aller faire une commission pour son patron, qui souhaite que son employé se rende à Manille pour aller chercher un t-shirt Givenchy qu’il affectionne, ainsi qu’une poignée de médicaments. Le protagoniste s’embarque donc pour un voyage de 500 km aller-retour, au cours duquel nous apprendrons à comprendre sa situation grâce à une série de flashbacks harmonieusement intégrés au récit.

Dès le début, le message semble clair, pour peu qu’on privilégie une posture gauchiste. Le caprice ridicule que doit subir le héros est un symbole du schéma de domination insensé qui régit le monde du travail, où les moindres désirs des riches deviennent les ordres des pauvres. La mise en scène semble d’ailleurs appuyer ce message, montrant un personnage prisonnier de sa voiture (donc de son travail), surcadré par les miroirs du véhicule, forcé d’assister aux échanges insouciants d’un boss oisif avec sa copine de luxe, coincé toujours à l’orée d’un monde de richesses inaccessible, errant le reste du temps dans les antichambres du pouvoir, dans des salles d’attente avec d’autres employés de service, d’autres chauffeurs qui ne semblent avoir d’autres sujets de conversation que les frasques de leurs patrons respectifs. On pense parfois à une version unilatérale du Réjeanne Padovani (1973) de Denys Arcand où, plutôt que de miser sur l’opposition entre le mode de vie des riches et des pauvres, on s’intéresse uniquement aux limbes dans lesquelles pâtissent les ouvriers, forcés d’attendre l’expression des envies de leurs supérieurs qui à tout moment peuvent les laisser tomber. Les travellings sur les chorégraphies serviles des chauffeurs, qui à la queue-leu-leu retournent au travail après leur pause, soutient d’autant plus cette interprétation.

Le problème, c’est que l’humanisme rosi que préconise l’auteur tend à diluer son propos. Cette idée que «Sir» est aussi un être humain sensible et fragile avec ses propres problèmes ne fait pas grand-chose pour la cause, surtout qu’il contredit en quelque sorte l’importance accordée autre part à son intransigeance et son manque de considération. On sent donc que Bekaert ne se porte pas entièrement à la défense de son protagoniste, qu’il n’a pas de désir de voir changer la game. Il en va de même pour l’ajout du personnage de Rex, dans le processus d’adaptation de la nouvelle d’Angelo Lacuesta. Rex est un chauffeur de légende, que vénère le cercle d’amis de Moroy, un homme qui non seulement sait manier les armes, mais peut aussi truquer sa propre mort. C’est un personnage de cowboy idéalisé qui obsède le héros, une figure de macho surpuissant dans un monde d’hommes brisés, mais où les symboles patriarcaux de la domination demeurent trop peu contestés pour évoquer un véritable désir de changement. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Deux Beaux Garcons Films / Daroma Productions

EID
Yousef Abo Madegem  |  Israël  |  2024  |  90 minutes  |  Harbour

Mon premier film bédouin. Produit avec l’argent sale d’Israël, Eid n’en éclaire pas moins certains recoins d’ombre de la culture mondiale, à savoir celle de cette minorité arabe du Néguev, dont on découvre principalement ici la tradition du badal (le mariage d’échange), où l’on marie simultanément deux membres d’une famille à deux membres d’une autre selon quelques contrats paternels. Les choses vont mal pour le personnage titulaire, qui travaille sur un chantier de construction avec des collègues qui le méprisent et l’insultent constamment. Un artiste dans l’âme, il est amoureux de Dunia, une actrice parisienne avec qui il souhaite bâtir sa vie; il voit donc d’un mauvais œil son mariage forcé à une vieille fille sans éducation qu’il négligera à la manière d’un adolescent capricieux  la scène de noce, qu’il passe gelé à danser avec une cigarette dans la gueule, fait presque penser à la posture dédaigneuse de Benjamin dans The Graduate (1967). Or, on découvre bientôt que l’infantilisme du personnage, mais aussi son désir d’expression artistique, proviennent d’une régression liée à un incident traumatique, soit le viol subi aux mains d’un influent patriarche que personne dans sa famille n’a osé punir.

La mise en scène d’un homme brisé, dont la fragilité est accentuée par les yeux doux et le visage enfantin de Shadi Mar’i, est très intéressante au sein de l’univers musulman très codé dans lequel il évolue, de même que l’allusion à une agression homosexuelle impunie par les pouvoirs en place. Et si cette vulnérabilité s’exprime ici dans une forme d’irritabilité juvénile, d’une espèce de sensibilité de gamin morose, c’est que le personnage devra apprendre à grandir, pas seulement pour lui-même, mais pour sa femme également, qui, comme lui, n’a pas choisi son prétendant. Il est d’ailleurs très édifiant de découvrir que, même si le film s’intéresse principalement à Eid, il se permet néanmoins d’ouvrir d’intrigantes parenthèses vers le monde féminin qui sied en marge, et qui lui aussi est peuplé d’êtres blessés. La scène où les mères peinées viennent réconforter la pauvre épouse dévastée, seule dans sa chambre lors de sa nuit de noces, est un exemple parfait de cette sollicitude douce et désespérée qui noue ici les femmes dans l’absence de pouvoir décisionnel et politique. Au fil du récit, on verra d’ailleurs avec joie l’évolution de la femme d’Eid qui prend de plus en plus sa place à l’écran, jusqu’à développer une ascendance sur lui qui culmine dans une scène où elle le domine presque physiquement. Malheureusement, c’est le point de vue du héros qui finit par primer, c’est lui qui est considéré comme le vecteur de son émancipation à elle, dans la plus pure tradition locale. Au moins, la finale, où se fane l’égoïsme de ses rêves, nous laisse avec un peu d’espoir, confirmant qu’il s’agit bien ici d’une étude de personnage, consciente qu’il en existe d’autres alentours. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Guillaume Vallée

LE MIRAGE DES MAINS ULTRA RÉALISTES
Guillaume Vallée  |  Canada  |  2024  |  14 minutes  |  Short & Mid-length (Programme Fine Grain)

Des mains qui se serrent, qui s’empoignent, s’absorbent, se modèlent, des mains ultra réalistes qui s’ouvrent l’une l’autre comme des coraux de peaux abîmées dans le velours de la vidéo pétrie par Guillaume Vallée. Le dernier film du cinéaste est une introspection sur la masculinité dans ce qu’elle a de virile, paternaliste, fière, s’imposant de ses mains dans un monde fait pour qu’on y laisse sa trace en le manipulant. Pendant qu’en voix off le texte de Thomas Messias pose les bases de l’empire que constitue la main de l’homme, l’image de Vallée implose sur les formes manuelles de son médium analogique. Les images se superposent en suivant ces doigts-guides qui s’arrachent la matière et notre attention avec elle, avant que la noirceur ne vienne provoquer ponctuellement des pauses, ouvrant à de nouvelles amplifications, vers de nouvelles mains, de nouveaux usages et manières de les voir comme le symptôme d’une masculinité qui cherche à empoigner quelque chose.

le mirage des mains ultra réalistes n’est pourtant pas un film « contre » les hommes, puisqu’à partir de ses premiers constats, il préfère ensuite observer quelles agentivités la main entretien face aux autres mains et en particulier celles des amis, quelles tensions l’on reçoit de ces amitiés masculines qui se sentent toujours obligées à une certaine distance démonstrative, quelles fixations finalement l’on tire esthétiquement des mains comme icône, image symbolique, rémanente. La main posée, tordue, féroce, toutes sortes de mains qui se questionnent sur leur influence et leurs petites et grandes dominations, des mains enfin qui refusent de s’enfermer dans les vieilles images que les mains amicales de Vallée s’efforcent de grafigner au point d’en faire jaillir de la douceur, près de l’accolade, de l’amour. Voici les mains d’un cinéaste qui prend soin, qui sauve, qui étreint. Des mains qui sont parmi les meilleures à œuvrer dans le cinéma expérimental. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Albert Sackl

MILENA FINA ON THE PHONE
Albert Sackl  |  Autriche  |  2025  |  30 minutes  |  Short & Mid-length (Programme Fine Grain)

Albert Sackl et sa partenaire Milena Fina tournent ensemble l’un des plus beaux films de couple imaginables. Autour de la table le tandem s’observe, d’abord les mains, ensuite le bas du visage appuyé sur les mains, puis le visage seulement, puis éventuellement le téléphone, chaque geste menant au suivant alors qu’une Bolex montée sur un rail se décale latéralement dans un va-et-vient continuel. À coup de deux photogrammes par positionnement, en alternance rapide, le processus crée une sorte de stéréoscopie illusoire, comme si l’on fermait l’œil gauche puis l’œil droit, puis le gauche, puis le droit… durant 30 minutes.

Les jeux de profondeur que la technique permet sont fascinants, déployant notre regard dans l’espace à partir d’un site, d’un point de vue sans cesse interrogé et souligné. Les images, qui donnent parfois l’impression de modèles réduits tellement certains objets saisis dans l’étendue semblent immobiles par rapport à ceux placés à l’avant-plan, réitèrent constamment la séparation entre le regardant et le regardé, produisant du volume là où les images sont censément « plates », en se rapportant finalement aux fondements du cinéma (la persistance rétinienne) et donc à l’histoire de l’observation humaine (qui a tout appris à mesurer depuis deux points disposés dans l’espace — une idée reprise aussi par le téléphone du film). En accomplissant ce merveilleux geste de perception duelle, où des plans de règles et de compas finissent par confirmer le trajet épistémologique de Milena Fina on the Phone, Sackl rapproche la méthodologie scientifique d’une méthodologie conjugale, faite d’angles qui s’alternent et se complètent. Tour à tour, en toute horizontalité, sans qu’il n’y ait le moindre espace pour de l’ascendance, du déséquilibre, voici enfin un point de vue constitué dans l’espace visuel imaginaire qui se crée entre deux positions pleinement paritaires. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Luches Film / Tama Filmproduktion / Rai Cinema

BALENTES
Giovanni Colombu  |  Italie / Allemagne  |  2024  |  70 minutes  |  Harbour

Usant d’un mélange d’animation rotoscopée et de peinture animée, Giovanni Colombu crée un univers fantomatique seyant à son récit funeste d’exécution milicienne sur fond de montée du fascisme dans la Sardaigne de 1940. Un univers dépouillé, où les montagnes et les forêts ne sont faits que de quelques coups de peinture texturée, avec une mise en scène ad hoc où seuls les éléments pertinents de la narration se détachent sur des fonds monochromes. Balentes se révèle donc comme un film de pure motricité, de pure expressivité, gracieuseté de traits mouvants qui esquissent plutôt qu’ils ne détaillent, qui laissent deviner les figures plutôt que de les expliciter, ce qui permet non seulement de conférer aux antagonistes une allure spectrale  les miliciens revêtent pour l’occasion des allures de faucheuses , mais aussi de cultiver un flou autour des personnages qui donne à leur histoire une qualité universelle. Il s’agit surtout ici d’un film où la fluidité des éléments picturaux parvient à transcender l’aspect machinique du rotoscopage, et à développer à l’écran une envoutante forme d’organicité dont l’esthétique contribue directement à la vivacité de l’ensemble.

Élaboré dans la tradition du cinéma muet, avec des intertitres explicatifs et même des coups de pinceau sur l’image pour émuler les rayures qu’on retrouve sur la pellicule  la peinture devenant ainsi doublement matérielle  le film raconte le récit de deux jeunes hommes, qui vont mourir pour avoir pris la décision naïve et malavisée de dérober un troupeau de chevaux chez un paysan afin de leur éviter la conscription forcée. Nous sommes à l’aube de la Seconde guerre mondiale, voyez-vous, dans une Italie fasciste qu’on devine surtout lors d’une séquence où le flot inexorable des drapeaux sur des bruits de foule bourdonnante et les rouées de coups assénés par des corps fébriles sur des corps esseulés évoquent une société en proie à un soudain mal intestin. Narré de manière rétrospective, le film débute par l’enquête entourant la mort des deux jeunes, puis retrace leurs angoisses face au sort des chevaux et les détails de leur «crime» idéaliste qui leur vaudra la mort, alors qu’ils vont de forêts en montagnes jusqu’au ranch où ils «dérobent» les bêtes, puis les chevauchent, à l’occasion d’une scène magnifique de liberté pastorale où l’on oublie un instant le triste contexte sociopolitique. Tout est question de mouvement, cette entrainante envolée ouvrant une douce parenthèse rédemptrice dans la façade d’un monde d’asservissement fasciste. Le train, lui, dont l’avancée incessante au fil du récit constitue un leitmotiv central, représente une force inexorable qui se développe en crescendo, évoquant l’avancée d’une puissance mortelle  nulle surprise d’ailleurs qu’un autre meurtre s’y déroule, un meurtre de représailles qui évoque bien l’esprit belliqueux qui dévore le pays. Mais le mouvement s’accompagne également dans sa fonction suggestive du potentiel incantatoire d’une bande sonore finement travaillée, dont chacune des sonorités relève elle aussi d’une organicité triomphante, pourvoyant au film une texture supplémentaire dans son impressionnant arsenal narratif. (Olivier Thibodeau)

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Article publié le 8 février 2025.
 

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