DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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RIDM 2022 : Partie 3

Par Olivier Thibodeau

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prod. Moserfilm

THE ONE WHO RUNS AWAY IS THE GHOST
Qinyuan Lei  |  Allemagne, Chine  |  2021  |  72 minutes  |  Panorama – Horizons

Mégalopole manufacturière et commerciale, Shenzhen est située dans le Guangdong, entre Hong Kong et la Chine continentale. Or, je connais bien cette ville, par procuration, ayant travaillé de longues années dans des entrepôts de marchandises ici au Québec ; je reconnais à l’écran ses boîtes anonymes remplies de crayons et de pinceaux en monceaux destinés à l’usage de nos enfants, et que les enfants-vedettes du film transforment innocemment en compagnons de jeu. Car au-delà de sa fonction de journal filmé, exutoire poignant pour une autrice exilée qui hésite à voir dans ce centre urbain cyclopéen son domicile (« home ») après l’avoir quitté pour l’Allemagne durant de longues années, The One Who Runs Away is the Ghost est une occasion privilégiée pour le public international de découvrir l’amont du flot de marchandises dont son marché est inondé, de découvrir les gens qui vivent parmi les boîtes, qui vivent dans cet univers de commercialisation pure où même les femmes sont des commodités.

Filmé à hauteur d’enfants dans le supermarché d’électroniques SEG, le film fait la chronique du quotidien de deux fillettes et leur ami, enfants de quelques commerçants locaux, alors qu’ils déambulent parmi les corridors défraîchis et les objets amoncelés, multipliant les jeux et les histoires pour mieux chasser l’ennui. Écho de l'enfance vécue par la réalisatrice, qui intervient en voix off de façon sporadique pour livrer de touchants témoignages, l’œuvre oscille entre une sublime poétique prolétaire (particulièrement dans ses rares plans extérieurs, gorgés de mélancolie) et la représentation douce-amère d’un monde où seuls l’imaginaire et la camaraderie peuvent encore nous permettre d’échapper à l’horreur du consumérisme.

Adoptant une posture majoritairement observationnelle, ponctuée par l’occasionnelle parenthèse lyrique correspondant à son récit personnel, Qinyuan Lei s’attarde presque exclusivement au temps passé par les enfants, dont l’imagination et la vivacité détonnent fortement avec l’aspect prosaïque et déprimant des lieux. Et c’est d’ailleurs là que jaillit le sens du film, dans cette friction constante entre la beauté (l’innocence, la gaieté et la créativité) de l’enfance et la laideur du monde adulte, où les boîtes de carton, les bidules électroniques superflus, les reçus de livraison et les couloirs miteux de nos prisons quotidiennes constituent des fins en soi. Malgré le caractère adorable des enfants, on peine ainsi à se réjouir de leur bonne humeur, on peine à se défaire d’une impression fataliste quant à leur avenir, surtout que ces petites risquent de devenir des objets de troc à leur tour, au sein d’une économie familiale où les femmes sont destinées à « appartenir » à autrui, et où la progéniture d’ouvriers est destinée à devenir ouvrière à son tour. On parle même fréquemment d’une « tempête » métaphorique qui se prépare, et dont les récits enfantins sont remplis. Paradoxalement, il n’y a donc que la subjectivité mélancolique de la réalisatrice qui nous serve de bouée, elle qui, au moins, trouve ici l’occasion de réfléchir de façon perspicace sur la situation…

Projection : 21 novembre à 14h00 (Cinémathèque)

 


prod. Robert Morin

7 PAYSAGES
Robert Morin  |  Québec  |  2022  |  74 minutes  |  Panorama – Contre-courant

En 2017, Robert Morin signait Le problème d’infiltration, sans doute son film le plus accompli, doté de sa mise en scène la plus complexe : une exploration savante de la monstruosité suburbaine par le biais d’un hommage au cinéma d’épouvante expressionniste. Aux antipodes son œuvre précédente, il produit aujourd’hui son film le plus simple, au style le plus épuré : une chronique contemplative, statique, qui flirte non pas le genre, mais avec le cinéma expérimental, et ce, malgré une finale pétaradante qui évoque une sorte de cauchemar d’anticipation hollywoodien. 7 paysages, dans la langue vernaculaire si prisée du réalisateur, réfère ainsi à sept plans, sept compositions picturales qui serviront de seul matériau pour montrer le passage des saisons dans un coin de nature sauvage non-identifié. Il s’en remet donc presque entièrement à la météo pour varier le contenu des images — la présence animale étant très rare au sein de l’œuvre. Cela dit, le succès du film n’est pas seulement imputable ici au contenu somptueux desdites images, mais à la qualité des cadrages, au travail sonore minutieux (effectué par Catherine Van Der Donckt) et à un brillant montage qui sert à la fois de ponctuation et de syntaxe au texte.

Il existe beaucoup de permutations possibles pour une série de sept plans, et on sent parfois que l’œuvre constitue une forme d’exercice pratique en ce sens : du premier, on peut passer au deuxième, puis au troisième ou du sixième au deuxième, puis au cinquième. On peut aussi répéter le même plan plusieurs fois en effectuant des fondus elliptiques. La tactique est assez prolifique ici, et jamais la succession des plans ne nous semble ennuyeuse. À la fois l’expérience de visionnage est-elle extrêmement apaisante, proposant une sorte d’abandon à la beauté et la sérénité des paysages naturels, de cette neige cristalline sur la rivière gelée ou de cette brume automnale dorée, mais elle est aussi très stimulante, misant sur l’anticipation constante du spectateur. On pense souvent au cinéma de Michael Snow, art consommé de la répétition et de l’extrapolation, mu ici par le montage plutôt que par les mouvements de caméra. Au-delà du contenu anesthésiant de chaque plan, on pense donc sans cesse au plan suivant. Au diapason de la logique naturelle de la chronique, on anticipe les beaux feuillages d’automne, les chutes de neige ou la lune, mais on espère aussi apercevoir une présence humaine, prégnante dans le cinéma du réalisateur, et sur laquelle nous pourrions projeter nos propres expériences, du moins dégager une sorte d’étrangeté dont on pourrait tirer quelque dialectique écologique. Or, il y aura bien à l’écran quelques chasseurs d’orignaux, quelques motoneigistes et quelques bûcherons qui puissent évoquer ici une sorte de message écologique, mais rien de catégorique. Et c’est là d’ailleurs que réside l’essence du jeu, dans cette leçon cardinale du cinéma morinien sur l’improductivité de la catégorisation, de l’étiquette « fiction » ou de l’étiquette « documentaire », de toute étiquette identitaire en fait, donc de l’idée préconçue selon laquelle un film sur la nature doit nécessairement être un film écologique. Et c’est ce que prouve le réalisateur avec sa finale explosive, volontairement spectacularisante, comme si, par-delà l’expérience contemplative nodale, il s’agissait ici d’une énième blague sur les attentes du spectateur…

Projections : 21 novembre à 18h00 (Cinéma du Musée) / 23 novembre à 18h00 (Cinéma du Parc)

 


prod. Imakoko Media, Inc.

NOWHERE TO GO BUT EVERYWHERE
Erik Shirai et Masako Tsumura  |  Japon  |  2022  |  14 minutes  |  Compétition internationale courts et moyens métrages

Il s’agit d’une trouvaille inespérée que ce touchant court métrage documentaire, oscillant entre le récit de deuil individuel d’un veuf affligé et une sorte d’ethnographie du désastre, reflet des stigmates d’un peuple insulaire confronté depuis toujours à la menace cataclysmique. Le film débute de façon mystérieuse alors que la caméra cadre un vieil homme en costume de plongée, pensif à bord d’un bateau qui déchire les flots. On le voit ensuite se rendre sous la surface de l’eau et arpenter curieusement une série de ruines submergées, recouvertes d’algues vert-de-gris. La photographie sous-marine est extraordinaire, si bien qu’on croit d’abord à un reportage télévisuel de style National Geographic. Or, ce serait sans compter sur l’atmosphère onirique qui règne en ces lieux, sur l’angoissante quiétude qui caractérise ce grand tombeau hydrique et le témoignage que réalise le vieil homme en voix off, évoquant son épouse perdue et confiant son désir de « la ramener à la maison ». Disparue lors du séisme de 2011 et l’incident de Fukushima-Daiichi sur la côte du Tôhoku, celle-ci n’a jamais été retrouvée, si bien que son mari demeure à ce jour endeuillé, contraint à une errance inquisitive à la recherche d’une preuve tangible de sa mort qu’il ne trouvera probablement jamais.

Ce qu’il y a de plus intéressant ici, c’est l’espèce de connexion naturelle qui s’effectue entre la dimension individuelle et sociale de la tragédie, naissant d’un récit personnel habilement documenté et parfaitement évocateur à partir duquel se développe une conscience plus large du traumatisme généralisé provoqué par le tsunami. En effet, si les images sous-marines de la scène d’introduction incarnent admirablement la solitude et le caractère obsessif de la démarche entreprise par le sujet, si la narration des derniers moments passés avec sa femme nous rend son drame — et celui de tous les survivants — tout à fait tangible, c’est surtout dans la succession d’images médiatiques utilisées pour décrire la catastrophe que nous saisissons toute l’étendue du désastre. La séquence est courte, mais puissante, usant d’une série d’extraits vidéo, pour la plupart amateur, afin de capturer l’ampleur et la proximité de la destruction. La représentation des flots déchaînés qui fouettent les maisons et traînent dans leurs sillages des monceaux de débris, les gros plans de l’asphalte qui se fissure à vue d’œil sont impressionnants, mais de la façon usitée des bulletins de nouvelles. C’est le caractère impressionniste de cette séquence, extrêmement condensée et violente, qui nous marque, émulant l’expérience physique de la furie des éléments et par-là, le drame vécu par des milliers de Japonais disparus. La présence des performeurs de la danse traditionnelle du Shishi-odori et des cerfs sauvages suggère quant à elle une sorte d’oraison funèbre persistante, manifestation d’un imaginaire collectif parasité par le spectre de la mort. 

Projection : 24 novembre à 15h00 (Cinéma du Musée)

*Texte publié originalement dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2022

 


prod. ZIN Documentaire

MYANMAR DIARIES
Myanmar Film Collective  |  Pays-Bas/Birmanie/Norvège  |  2022  |  70 minutes  |  Panorama - Essentiels

« Can you hear us? » [Nous entendez-vous ?] répète une femme en voix off à la toute fin de Myanmar Diaries, concrétisant l’idée qu’il s’agit bel et bien d’un appel, un appel anonyme fait par les membres concertés d’une nation assiégée. « Can you hear us? », voilà une question pertinente adressée à l’Occident qui, comme dans le cas des Syriens, des Ukrainiens, des Palestiniens, des Ouïghours, des Hongkongais ou des Kurdes, a le beau jeu de tourner le dos aux problèmes du peuple birman. Après avoir goûté brièvement à la démocratie à la fin de la dernière décennie — on s’en souvient ici avec une grande nostalgie — les habitants de l’actuel Myanmar sont à nouveau confrontés à un gouvernement militaire depuis le coup d’État du 1er février 2021. Tourné dans l’urgence par une série de cinéastes mystérieux, dont on filme la silhouette, le menton, le derrière de la tête ou les alentours, l’œuvre se déploie comme un cri du cœur, bordélique et passionné, mais aussi comme un monument à la mémoire des milliers de morts provoqués par la répression sanglante des manifestants prodémocratie orchestrée par le général Min Aung Hlaing (« Min Aung Hlaing motherfucker », répète d’ailleurs comme un mantra l’un des intervenants au visage rogné). Il s’agit donc vraiment ici d’un film essentiel, d’un inestimable document de premier ordre à propos d’un effort de répression dictatorial qui ressemble étrangement aux tactiques de nos propres gouvernements.

Empreinte d’une subjectivité exacerbée, impuissante à pourvoir une vue d’ensemble de la situation, chaque séquence individuelle équivaut à une voix distincte dont c’est finalement la multiplication qui permet aux auteurs de créer une perspective synthétique, de facture kaléidoscopique, sur leur société. Si la tactique étatique de « diviser pour mieux régner » fonctionne pour mieux isoler chaque cinéaste, leur œuvre commune sert à inverser la tendance tout en rappelant qu’un groupe de manifestants ne sera jamais aussi homogène et inhumain que les forces corporatives ou politiques qu’ils affrontent. À ce sujet, il est intéressant de noter que le caractère intime des séquences aide beaucoup à personnaliser le récit des victimes. Plutôt qu’un bloc monolithique d’opposants au régime, le film présente ainsi des âmes uniques aux styles distincts, de sorte que la qualité et la nature des séquences aboutées ici varient énormément, oscillant entre le récit de deuil poétique, le drame conjugal, le cinéma d’animation, le drame familial et l’exposé prosaïque de la violence qui règne dans les rues, s’épanchant même parfois allègrement dans la fiction horrifique.

Si on se permet quelques envolées lyriques parfois déchirantes, ce sont surtout les images de brutalité policière et d’arrestations politiques captées sur le vif qui constituent le cœur de l’œuvre, laquelle utilise les appareils de captation portables des citoyens à la manière des Bolex du cinéma direct, nous immisçant en plein milieu d’une société totalitaire aux mécanismes étrangement familiers. Ce qui ressort ainsi, c’est le caractère banal, voire universel des violences étatiques, au gré d’images surdéterminées d’hommes en uniforme qui tabassent des gens sans défense, signes ostentatoires d’un mal qui ronge, à divers degrés, l’ensemble des sociétés. Ce qui ressort, c’est la nature dogmatique des ordres et du langage de la violence, que les manifestants sont forcés à leur tour d’adopter puisque c’est le seul langage que semblent comprendre leurs interlocuteurs. Ce qui ressort, c’est l’importance et l’héroïsme renouvelés des luttes démocratiques dans un monde où l’autoritarisme prend chaque jour du galon. D’est en ouest.

Projection : 26 novembre à 20h45 (Cinémathèque)

 

Rewind & Play

PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)

PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)

PARTIE 3
(The One Who Runs Away is the Ghost, 7 paysages,
Nowhere to Go but Everywhere, Myanmar Diaries)

PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)

Tolyatti Adrift

PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)

PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)

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Article publié le 21 novembre 2022.
 

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