ALL YOU CAN EAT BUDDHA
Ian Lagarde | Canada | 2017 | 85 minutes | Temps Ø
Pour son premier long-métrage, Ian Lagarde nous offre un film tentaculaire. Tentaculaire parce qu’il s’enroule et s’entortille autour de nous pour nous tenir captif. Tentaculaire aussi parce que ce film — complexe dans sa simplicité et savamment maîtrisé — nous tend au moins huit perches, nous ouvre au moins huit portes, grâce auxquelles on peut tenter de l’approcher. 1° Objet de curiosité. Mike, « énhaurme » vacancier à la mine patibulaire dont d’incessants zooms in accentuent le mystère, débarque seul dans un « tout inclus » et devient vite un objet de curiosité pour tous les touristes, tout comme ces touristes deviennent aussi un objet de curiosité pour lui, et tout comme la pieuvre sur la plage devient un objet de curiosité pour tout le monde. En bref, nous sommes tous le bizarre de quelqu’un d'autre. 2° L’être et le paraître. Valentino, après le speech d’introduction lors duquel il souhaite à l’envi bienvenue aux touristes, termine, entre ses dents et pour lui-même, en les envoyant tous balader. Le G.O. cache sa québécitude sous un polyglottisme tape-à-l’œil. Les touristes dissimulent leur fadeur sous leur sun tan fluo. Seul Mike reste lui-même, gros, gras, suintant, taciturne, à bout de souffle et avare de mots. Est-ce pour cette raison que « toutes les femmes lui tournent « autour » (comme se le demande, déconfit, le G.O.) ? 3° Dérives de la surconsommation. Mike, personnage à l’appétit gargantuesque que rien ne semble sustenter, bouffe et s’empiffre, gros-jean-comme-devant, jusqu’à plus soif. Jusqu’où sa gloutonnerie le conduira-t-il quand tout sera englouti et que plus rien ne restera ? À commettre un acte cannibalistique dont la bande-son nous offre génialement une idée du spectacle qui se trame hors-champ. 4° Spiritualité perdue. Quand on a tout ce qu’il nous faut — la maison, la voiture, la bonniche, le chien, le chat, la santé et l’argent pour aller dans le Sud — mais que nous sommes impuissants devant l’anorexie de notre fille et que nous croyons tout perdu (et que nous ne croyons plus en rien), le moindre Obélix de service peut devenir notre plus précieux Bouddha. 5° Désir inassouvi. On le sait, le propre du désir est de n’être jamais satisfait. Chaque plat présenté à Mike est l’annonce d’un second, qu’il dévorera voracement, afin d’en voir paraître un troisième… et ainsi de suite. Chaque plat est un « nouveau départ » qui ne promet toutefois jamais d’arrivée à celui qui semble s’ancrer sur cette île. Est-ce envie ? Est-ce besoin ? Lui-même pose la distinction qu’il ne semble plus faire. 6° Déliquescence. Mike est (sans doute) diabétique, mais il bouffe, il boit, il fume et ne bouge pas beaucoup. Il se détruit à petit feu. On dirait même que la gangrène lui ronge le corps. Dans cet hôtel où tout plaisir peut être satisfait, la corruption nous guette. L’hôtel lui-même, à force de noces, se détériore. Poussons la logique : trop de plaisir tue. 7° Aveuglement. Arrivé sur le resort rose nanane et jaune banane où les feux d’artifice tonitruent pour enterrer le tonnerre, seul le carré écranique télévisuel laisse entrer la misère qui sévit à l’entour de ce paradis artificiel, misère dont les graffitis sur l’autobus qui fait la navette entre ce havre de pacotille et l’aéroport donnent la mesure. Veut-on vraiment voir du pays ? 8° Solitude. Mike, dont on ne sait rien (et dont on ne saura rien), désire se faire petit, malgré son gigantisme. Il veut qu’on lui « foute la paix ». Mais il excite malgré lui la curiosité, même s’il reste low profile, surtout parce qu’il reste low profile. Rien à faire, on ne peut fuir les regards (ni son passé), même sur une île perdue au milieu de nulle part. À moins de s’enfoncer dans la mer, retrouver la pieuvre de nos rêves. Oui, le premier long métrage de Ian Lagarde, minuscule et gigantesque, est un bel objet de curiosité auquel il faut prêter attention, un joli spectacle tentaculaire. (Jean-Marc Limoges)
THE FLORIDA PROJECT
Sean Baker | États-Unis | 2017 | 115 minutes | Les incontournables
The Florida Project, c’est un ouragan de vie qui vous décoiffe, chamboule votre existence par son esprit de célébration et d’allégresse, effaçant toute trace de désespoir, de pauvreté et d’exclusion sociale ; c’est une foire au bonheur, à l’esprit conquérant qui naquit pendant l’enfance puis s’évapora on ne sait où à l’âge adulte ; c’est courir sous la pluie battante, aller fouiner là où c’est interdit « Let’s go anyway! », faire des bêtises parce que c’est drôle, tester la patience des adultes juste pour le plaisir, rire aux éclats, traîner dans le quartier toute la journée en s’inventant d’autres mondes, s’empiffrer de crèmes glacées, s’ennuyer pour repartir sur d’autres explorations encore plus passionnantes, jouer dans son bain pendant des heures, contredire le pouvoir des parents, dire tout haut la vérité, crier pour se faire du bien, imiter le bruit des vaches, etc. The Florida Project, c’est avant tout, l’antithèse de l’ennui. Au cœur d’une Amérique qui tire ses revenus de la consommation compulsive, disposition presque surnaturelle pour l’amas de conglomérats qui ne cessent de naître, de boutiques en tout genre aux formes gigantesques relevant d’un Disney World et qui promettent des merveilles : « Orange World », « Gift Shop », « Twistee Treat », etc., destinées à mieux vous servir en créant des besoins inutiles ; et qui joue le Robin des Bois avec ses laissés-pour-compte, ceux-là même bafoués par le système qui récolte les dernières miettes laissées par les fortunés de ce monde ; c’est au cœur de cette Amérique que Sean Baker a placé sa caméra. Cette fiction qui s’approche dangereusement du documentaire, suffisamment intelligente pour nous en livrer le meilleur, composé d’un dosage habile entre vérité et rêve, portant en elle les penchants d’un pays pour le capitalisme qui la ravage et ses rejetons dérivant à ses abords, nous surprend par son langage cinématographique clair, prononcé et argumenté, et retient l’attention, focalisée sur ses personnages, ceux que l’on croise tous les jours sans les connaître. Par la magie des couleurs qui ornent les constructions de cette zone industrielle et ses habitations à proximité, par la magie de la fougue de ses acteurs — citons la répartie de cette jeune mère indomptable, esseulée, qui ne mâche pas ses mots et a la rage au ventre —, par la magie des bonnes actions du gérant du motel qui veille sur ses locataires comme un père le ferait avec ses enfants, le réalisateur engendre une version bien plus édulcorée que celle de Cendrillon, en proposant une réflexion profonde les « failures » du système tout en nous amenant à l’essentiel, l’humain et sa joie de vivre malgré les situations, en faisant tomber les barrières, celles qu’on a imaginées et qui n’existaient pas, nous laissant le torse bombé et rempli de l’eau-de-vie. C’est un bel exploit qui se doit d’être vu. (Claire-Amélie Martinant)
HISTOIRE QUE NOTRE CINÉMA (NE) RACONTAIT (PAS)
Fernanda Pessoa | Brésil | 2017 | 80 minutes | Panorama international
Le film s’ouvre par un carton explicatif : « Entre 1964 et 1985, le Brésil a vécu sous dictature militaire. Au même moment, plusieurs films populaires érotiques arrivèrent sur scène : on les appelait “pornochanhada” [film érotico-comique]. C’étaient les films les plus vus et les plus produits pendant cette période. » Le montage proposé ensuite, fait à partir de dizaines de films d’exploitation au goût douteux dont la plupart, d’ailleurs, étaient totalement oubliés, en rapprochant adroitement diverses scènes extraites ici et là, fonctionne comme un troublant révélateur sociohistorique. Oublions les plumes, les percussions et le carnaval, tassons les lolos et les foufounes. Que reste-t-il ? D’abord, une patente obsession pour l’argent. Les personnages masculins de ces films sont des cadres, des hommes d’affaires, des financiers, des banquiers que l’argent fait fantasmer autant, sinon plus, que le sexe. Colonisé il y a cinq siècles, le pays donne sans cesse l’impression de vouloir s’émanciper du joug qui le retient, de se sortir du bourbier dans lequel il s’englue et d’accéder enfin, grâce au progrès, à la notoriété. C’est un pays — révèle le montage vivifiant de ces films poussiéreux — où la scission est palpable entre ceux qui ont du fric et ceux qui n’en ont pas. Les pauvres, les chômeurs, les ouvriers en viennent même, de par leur infériorité, à susciter les délires sexuels les plus tordus. C’est un pays où tout se monnaie, surtout le sexe. L’homme (ou la femme) asservi(e) — le travailleur, le jardinier, la bonne — ne cesse d’être, de film en film, un objet de fantasmes. Aussi esquisse-t-on un sourire quand, surprenant les domestiques en train de forniquer dans son lit, une bourgeoise s’exclame : « Est-ce ça, le socialisme ? » Oui, le cinéma porno brésilien est un cinéma profondément social. On y voit les classes prolétariennes s’armant pour faire la révolution et renverser le capitalisme. Rafle. Enlèvement. Réquisition. Emprisonnement. Torture. Humiliation. Les dirigeants jouissent — littéralement — quand ils matent. Corruption. Presse. Journaux. Télévision. Médias. On se demande même, si les cinéastes de l’époque n’ont pas utilisé le film porno pour éveiller les consciences plutôt que les endormir. Vendre. Acheter. Réduire. La femme devient un « bien de consommation » qui « empêchera les consommateurs de penser ». Alléchée par les bidous que lui offrira la pub, elle servira à vendre des chars, lesquels seront d’ailleurs, nous apprend ces images collées bout à bout, souvent filmés avec plus de sensualité que son corps : lents zooms avant, travelings soignés, langoureux éclairages, gros plans… Ces films d’exploitation privilégiaient les marginaux à la bourgeoisie, qu’ils attaquaient par la bande. Abus de drogue. Critique de la religion. Acceptation des queers. Illustration du conflit des générations. Le montage, linéarisé par la musique et d’ingénieux raccords, nous donne le pouls d’une société au rythme de la pulsation des questions qui l’ont taraudée. Féminisme. Mariage. Divorce. Avortement. Exploitation. Droit à la jouissance. Crise économique. Pollution. Le montage parvient non seulement à faire surgir les thématiques qui a rongé le pays pendant deux décennies, mais à construire un étonnant récit. Voilà un fin pamphlet qui sait récupérer et réactualiser intelligemment un cinéma d’exploitation boudé, afin d’en faire surgir les thèmes essentiels que cachait sans doute la sexualité clinquante de l’époque, et ce, sans être jamais lourd, ennuyeux ni didactique. (Jean-Marc Limoges)
JOUR 1
(Ava, Napalm, Samui Song)
JOUR 2
(La caméra de Claire, Claire l'hiver)
JOUR 3
(Black Hollow Cage, Les Fantômes d'Ismaël,
Loveless)
JOUR 4
(The Day After, Félicité, The Last of Us)
JOUR 5
(KFC, Mass for Shut-Ins, Sexy Durga, Unrest)
JOUR 6
(Bangkok Nights, Honeygiver Among the Dogs,
Marion, La Zone)
JOUR 7
(Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
Les prédatrices, Summer Lights)
JOUR 8
(All you Can Eat Buddha, The Florida Project,
Histoire que notre cinéma (ne) racontait (pas)
JOUR 9
(9 Doigts, Jeannette : l'enfance de Jeanne d'Arc,
Loving Vincent, Phase IV, Planet ∞)
JOUR 10
(Detective Bureau 2-3 – Go to Hell Bastards!,
Gate of Flesh, Thelma)
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