Notre rédacteur Olivier Thibodeau était au Festival Anima, le festival international du film d’animation de Bruxelles, et y a fait la découverte de quelques longs métrages d'animation étonnants. Retour sur quelques films.
La présente couverture festivalière est dédiée à Dick Tomasovic, programmateur et professeur liégeois extraordinaire, auteur du livre
Le corps en abîme: sur la figurine et le cinéma d'animation (2006). Un amateur de genre comme on les aime, mais un peu dédaigneux de la critique cinématographique, qu’il targue de négliger le cinéma d’animation ou de manquer de mots pour le décrire. Forcé par ses interventions de constater mes propres lacunes en la matière, je me suis attelé à la tâche, de sorte que je puisse aujourd’hui vous proposer une tentative protozoaire de véritable critique d’animation. Et quel meilleur objet que l’excellent festival
Anima de Bruxelles, dont je vous offre ici un survol partiel mais passionné? En espérant qu’il vous goûte!
REVENGEANCE
Bill Plympton et Bill Lujan | États-Unis | 2016 | 86 minutes
Fidèles à leurs habitudes, le vénérable Bill Plympton et l’homme-orchestre Jim Lujan nous livrent ici une tranche bien grasse d’Americana, d’autant plus juteuse que leurs traits et leurs styles d’animation combinés sont éminemment caricaturaux, exacerbant avec une maline ironie les nombreux archétypes et conventions de genre dont est tissé le récit. Largement influencé par le film noir américain, ce dernier met en scène une version dérisoire du détective dur à cuire, le talentueux et versatile Rod Rosse, «
the One Man Posse » (vu précédemment dans le court-métrage éponyme de 2011). Chauve et binoclard, accompagné dans ses enquêtes par sa vieille mère ridée, Rod dévale l’autoroute californien dans sa décapotable ruineuse à la recherche de Lana, héroïque jeune archère ayant dérobé le journal intime de son employeur, le sénateur et ex-catcheur Deathface, également leader de la bande de motards des
Inland Emperors. Mais tout n’est pas si simple dans l’univers tordu de Plympton et Lujan, où la déformation des corps accompagne celle de la vérité, forçant Rosse à errer parmi des méandres narratifs semés d’embûches, lesquels justifient gaiement une série de péripéties spectaculaires et excentriques.
D’emblée, il importe de dire que, même s’il multiplie sans arrêt les références au cinéma de
live action américain, évoquant tour à tour Harold Lloyd, Howard Hawks et David Lynch, le présent film transcende aisément le contraignant prosaïsme de celui-ci, notamment dans sa représentation des corps. Les corps sont grotesques chez Plympton, et ils servent donc d’autant mieux leurs fonctions stéréotypées que leurs torses monumentaux, leurs graisses poilues et leurs membres télescopiques permettent sans cesse d’accentuer les traits classiques des archétypes hollywoodiens. Ainsi, les catcheurs se muent en montagnes, paradant des pectoraux plantureux sur de petites jambes filiformes, les femmes fatales en incarnations serpentines et les motards en globulaires machines à merde. Mais la caricature des archétypes emprunte également ici des voies contrapuntiques, faisant de la maigrelette Lana et de la mère gâteuse du protagoniste des guerrières invincibles, maîtresses des bolides automobiles, de l’arc à flèches et du pistolet foudroyeur, toujours prêtes à voler au secours de Rod. Or, ce dernier ne correspond pas non plus aux modèles issus des récits policiers, s’apparentant plutôt aux personnages du
slapstick des premières heures. On le découvre ainsi d’abord comme une table ambulante, arpentant sinueusement le balcon du motel sordide où se terre sa plus récente proie, un monstrueux Mexicain qu’il appâte avec un carton de cigarettes, un sextuor de bières en canettes et une poignée de revues porno. Profitant de l’inattention du goujat, le protagoniste émerge alors de sous la table et lui passe les menottes, jubilant de sa propre supercherie. S’ensuit alors une lutte furieuse entre les deux, la visqueuse masse velue et son chétif poursuivant, lequel émerge pourtant victorieux, concrétisant ainsi la victoire de l’ingéniosité sur la masse critique, incarnée en outre par la créativité économe du film lui-même.
Dans une perspective de genrrevee, c’est pourtant la représentation des décors et de l’action qui distingue l’œuvre de ses contreparties « réelles ». D’abord dans la crasse qui est celle des bas quartiers angelins, des bars perdus au milieu du désert et des motels miteux, érigés ici en cauchemars expressionnistes aux couleurs chatoyantes, des ovnis scéniques faits chair afin de mieux évoquer la sordidité des décors classiques du film noir, mais avec une touche d’irrévérence toute contemporaine. Ensuite, dans les parenthèses excentriques du récit, notamment la scène sise dans le repaire des Zornistes, ces fanatiques sectaires tout de blanc et de mitraillettes vêtus, vénérant des miss aux visages d’extra-terrestres et des gourous avides de sacrifices humains. Les pyramides mayas s’immiscent alors dans les sables californiens pour mieux y dénoncer la folie religieuse. Magiquement, mais pertinemment, à la manière d’un étrange surréalisme sociologique. Or, ces pyramides sont également le théâtre d’une scène d’action mémorable entre Lana et les fanatiques, Lana qui conduit un rutilant bolide avec son seul pied droit tout en mitraillant ses adversaires de flèches, les aspergeant ensuite de grenades du haut de son véhicule volant, mu par une gravité miraculeuse, seule possible via les largesses du cinéma d’animation et son légendaire irrespect pour la physique terrienne. C’est donc un monde entièrement jubilatoire que les auteurs nous offrent ici, un monde où les balises ne sont plus fixées par les limites tangibles du réel, mais par les limites infinies de l’imaginaire.
Produit de façon indépendante, notamment grâce à la plateforme de socio-financement
Kickstarter, le film arbore un style d’animation savamment économe. Multipliant les traits de crayons grossiers en background, sur les vêtements et les surfaces, des traits métamorphiques en constant déplacement, les auteurs parviennent sans trop d’efforts à dynamiser l’espace et à complexifier le mouvement des personnages. Ils solidifient en outre tous les liquides et les gaz afin de mieux les intégrer au canevas constructivo-expressionniste qui est le leur, transformant ainsi les émissions de CO2 en véritables déjections véhiculaires. L’œuvre profite aussi ouvertement de quelques autres lacunes budgétaires, recourant entre autres aux boucles de backgrounds défilants dans une perspective sciemment humoristique, évoquant notamment la longueur interminable des couloirs du manoir sénatorial en y alignant des dizaines d’affiches de catch identiques. Même la représentation du trafic automobile bénéficie ici de l’allure fauchée de la production, s’appuyant sur un subtil va-et-vient de véhicules juxtaposés afin d’évoquer l’apparence simultanée de cinétisme et de statisme qui prévaut sur les autoroutes sud-californiennes. Notons finalement l’utilisation amusante du point de vue subjectif, destinataire des coups de poings et des coups de pieds généralement réservés au détective du film noir, mais également des coups de roues, réservés plutôt au détective du film de motards. De simples techniques qui viennent encore prouver que l’imaginaire créatif, lorsque libéré des contraintes de production inhérente au système des studios, mais aussi à la prise de vues réelle, pour peu qu’il soit mu par l’amour, saura toujours transcender la grosse machine hollywoodienne. Même sur son propre terrain.
25 APRIL
Leanne Pooley | Nouvelle-Zélande | 2015 | 85 minutes
Énième exemple de l’ignominie du colonialisme britannique, laquelle semble devoir demeurer à jamais impunie,
25 April relate les vains efforts de l’ANZAC lors de la campagne de Gallipoli. Visant à contrôler la route maritime entre l’Europe et Constantinople au début de la Grande Guerre, ladite campagne aura duré 8 mois et coûté la vie à quelques 52 000 soldats, issus surtout des colonies océaniennes, sans pourtant produire aucun résultat concret. C’est l’horreur d’une guerre de tranchées inhumaine qui nous est donc racontée ici, reconstituée à partir des écrits de six participants, tous Australiens et Néo-zélandais, victimes des mitrailleuses turques, mais surtout de l’impérialisme européen. C’est le portrait de six hommes et femmes, des idéalistes naïfs catapultés dans un charnier pestilentiel, forcés d’endurer une guerre d’attrition infâme où les avancées d’un mètre se mesurent en brouettées de cadavres dysentériques.
La scène d’ouverture du film est cruellement évocatrice, nous plongeant
in media res au cœur de la Bataille de Chunuk Bair, colline stratégique servant de promontoire entre le camp de l’ANZAC et le Détroit des Dardanelles. On y voit des silhouettes tordues et déchiquetées en point de vue subjectif, des figures de celluloïd ombragé dont le sang de synthèse nous apparaît presque réel, maculant même nos mains tremblantes. Nous sommes ainsi plongés directement dans l’enfer de la guerre, prisonniers d’un canevas expressionniste digne des pires œuvres d’Otto Dix. Malheureusement, le film se mue ensuite en reportage traditionnel, alternant recréations d’époques serviles, mappemondes didactiques et têtes parlantes, recréées à partir des photos et de la correspondance des six sujets à l’étude. Certes, les techniques d’animation permettent alors de créer certains éclairages pittoresques, exacerbant notamment la beauté des couchers de soleil sur la mer Égée, mais elles demeurent désespérément cantonnées à des tactiques « documentaires » usées.
Il faut attendre presque la mi-parcours pour que le film diverge finalement du récit de guerre classique et transcende la simple illustration des faits, utilisant la spécificité du médium pour sonder les détails microscopiques des décors et pour matérialiser la pensée des sujets, ajoutant ainsi un relief inestimable à cette grande fresque tragique. On descend alors parmi les sombres mouches, dans un univers grotesque de succion lascive qui nous rappelle quelque luciférienne microphotographie, puis plus bas encore, dans un harem de poux où les bougres fument la chicha en pachas. En effet, on comprendra bien vite qu’il n’y a pas que l’exiguïté des tranchées ou l’omniprésence de la mort qui pèsent sur les soldats, mais aussi la réalité prosaïque de la vermine grouillant aux alentours, laquelle est illustrée ici de façon dantesque et menaçante, au même titre que l’amoncellement des cadavres sur les champs de bataille. Car si les témoignages des sujets regorgent de détails sordides, la mise en scène se les accapare bientôt, poussant ainsi son traitement du récit bien au-delà du simple réalisme.
Or, c’est peut-être dans la poésie visuelle que
25 April atteint son faîte d’expressivité, transformant en oiseaux effarouchés les paquebots éventrés, faisant pousser des pelouses verdoyantes aux pieds des soldats nostalgiques de leur patelin pastoral ou des coquelicots parmi les mares de sang, symboles évanescents du sacrifice requis par trop de jeunes idéalistes, tourbillonnant vers les cieux à la manière de leurs pauvres âmes meurtries. En effet, c’est grâce à cette poésie que le film se distingue de la pure tradition documentaire, dont il s’émancipe en outre par la dénaturation brillante d’une des têtes parlantes diégétiques, transformée pour l’occasion en inédite figure spectrale. La magie s’opère lors d’une entrevue avec un soldat à propos de la Bataille de Chunuk Bair. Il nous raconte alors, images à l’appui, toute la fébrilité du champ de bataille, toute la lassitude de ses muscles, forcés d’ouvrir et de refermer constamment la culasse de sa carabine… puis bang ! Il est tué devant nos yeux. De retour à la tête parlante du jeune homme, cet enfant aux cheveux bouclés et aux yeux brillants, nous voyons une tache de sang se former sur sa poitrine, maculant tranquillement son uniforme, forçant ensuite l’évanescence progressive de sa silhouette, aspirée tragiquement vers le Walhalla. Voici en somme une démonstration mémorable du pouvoir divin propre au cinéma d’animation, qui redonne corps aux âmes départies pour mieux nous les ravir ensuite, au même titre que celles-ci ont été ravies à leurs parents et amis, disparues en un instant sous des pluies soudaines de métal brûlant, engeance anormale d’une humanité belliqueuse. À cet égard, les épitaphes pré-génériques se révèlent tout aussi cruelles, montrant le parcours cahoteux des survivants de Gallipoli au sein de l’engrenage colonialiste, dépêchés en France pour y combattre et mourir ou crucifiés pour leurs positions antimilitaristes, pourtant essentielles à toute politique humaniste et à la dé-légitimation du pouvoir impérialiste européen. Malgré ses humbles débuts, où il œuvre simplement à l’aboutage de souvenirs,
25 April se révèle donc finalement comme une ode essentielle à la vie humaine, doublée d’un pamphlet explosif contre ses deux plus perfides ennemis : le complexe militaire et la mentalité colonialiste, dont la froide rationalité fond ici sous la chaleur des cœurs magnifiques de l’ANZAC.
WINDOW HORSES: THE POETIC PERSIAN EPIPHANY OF ROSIE MING
Ann Marie Fleming | Canada | 2016 | 85 minutes
L’ONF frappe encore, aidant l’incroyable réalisatrice Ann Marie Fleming à produire cette œuvre sublime et touchante, sans doute l’une des plus belles qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie, une œuvre au pouvoir d’évocation universel, imperméable aux barrières langagières et culturelles, une œuvre dont la magnificence humaniste tire encore aujourd’hui de longues larmes sur mes joues rougies.
Window Horses, c’est une cristallisation miraculeuse de toutes les plus nobles vertus humaines : l’amour, la compassion, l’esprit de partage, le génie artistique, la candeur surtout, dont Fleming déborde manifestement, au même titre que son adorable protagoniste Rosie Ming, laquelle nous invite ici à découvrir le monde avec les yeux d’un enfant, vierges et toujours sensibles à l’émerveillement.
Aussi nommé
La vie en Rosie – L’épopée persane de Rosie Ming, le film relate les aventures de la jeune poétesse sino-iranienne titulaire, prisonnière des solitudes enneigées de sa Colombie-Britannique d’accueil jusqu’à la publication de son premier recueil de poésie, le charmant mais naïf
My Eye Full, Poems by a Person Who Has Never Been to France. Contre toute attente, ce recueil attire bientôt l’attention d’un admirateur iranien, qui invite Rosie à un festival de poésie à Chiraz, près du Golfe Persique. Malgré les réticences initiales de la jeune femme et de ses grands-parents traditionnalistes, elle décide pourtant de s’y rendre, revêtant pour l’occasion un sombre tchador qui couvre l’entièreté de ses membres-allumettes, prête à découvrir la vie, la culture persane millénaire, et l’histoire secrète de son père au gré d’un fabuleux récit initiatique parmi les fleurs roses des jardins d’Orient et les bandes irisées du ciel farsi.
Interprété par l’avatar consacré de la réalisatrice, la fameuse
Stick Girl de The Magical Life of Long Tack Sam (2003), Rosie Ming est un petit personnage-allumette doté d’yeux bridés et d’accessoires géométriques roses (jupe triangulaire et pinces à lulus). C’est une touche de constructivisme bonbon dans un monde peuplé de figures cubistes. En effet, tous les personnages secondaires du récit ont des airs de
Demoiselles d’Avignon, évoquant par-là leur relative substantialité face à Rosie, qui ressemble plutôt à un blanc canevas, prêt à s’imprégner des couleurs de la vie et à définir son trait par l’expérience. Mais cette dichotomie exacerbe également la singularité de la protagoniste, dont c’est le récit personnel qui constitue la diégèse, véhicule de sa vision unique du monde et de la poésie qui s’y trouve, mais aussi, son universalité en tant que simple gribouillage bidimensionnel. C’est donc un rapport complexe que la figure de l’héroïne entretient avec son environnement, représentée à la fois comme un blanc canevas dans un monde de personnages aboutis, mais aussi comme un merveilleux possible, celui de la curiosité intellectuelle comme idéal universel. Après tout, ne devrions-nous pas tous vivre nos vies comme de blancs canevas ? Ne devrions-nous pas tous demeurer éternellement réceptifs aux enseignements d’autrui plutôt que se calcifier tranquillement dans les préjugés et les dogmes ? Voici la question centrale que pose le film, et à laquelle il répond fièrement par l’affirmative, forçant l’éclatement jubilatoire des barrières entre Chinois, Perses, Allemands et Canadiens, dont les échanges culturels créent sans cesse de nouveaux possibles, évoquant à chaque fois le plus grand rêve de tous : celui d’une humanité totalement humaniste.
Window Horses tout entier est un vœu d’universalité. Non seulement met-il en scène un personnage aux traits universels et au background hybridé, situant l’action du film entre l’Ouest de l’Occident et le Moyen-Orient, mais il revendique aussi la miction de deux langages universels, le cinéma d’animation et la poésie, dont le croisement crée ici l’avènement d’un esperanto véritable. Certes, on pourrait croire que la poésie est uniquement une affaire de langue, mais ce serait sans compter sur l’importance de sa musicalité, qui transcende à certains égards celle de son vocabulaire ou de sa métrique, permettant notamment à tous ses destinataires d’en dégager une expérience unique. Ici, le pouvoir transcendant de la poésie est illustré de façon brillante puisque chaque poème récité est accompagné d’une série d’images métamorphiques, créées dans un style unique correspondant à l’essence, du moins à l’aura respective des différents textes. Les mots nous lèvent donc de terre et nous font voyager aux confins de l’univers, dans des lieux plus féériques les uns que les autres, et même si ne comprenons pas toujours leur sens, ils nous bercent néanmoins, au même titre que les images elles-mêmes, dont l’aspect non-figuratif les soustrait également à toute signification universelle. C’est donc une question de décodage, de traduction qui s’impose, mais sans paramètres rigides, de sorte que quiconque peut dégager sa propre interprétation du spectacle diégétique. Le thème de la traduction est d’ailleurs central au récit puisque celui-ci relate notamment les tribulations de Rosie à l’endroit d’un poème emprunté au maître chinois Di Di, qu’elle doit se réapproprier en vue d’une lecture publique. Or, ce n’est qu’après avoir réalisé l’impossibilité de le traduire mot à mot qu’elle y parvient finalement, extirpant l’esprit du poème devant les yeux ébahis de son père retrouvé, complétant ainsi avec brio son parcours initiatique, éclosant gracieusement comme les boutons de rose dans le jardin d’Hafiz.
Tout est profondément beau dans
Window Horses. Chaque plan est beau, même les plus schématiques. Chaque personnage est beau, même le prétentieux Dietmar, dont on finit bientôt par percer la coquille et découvrir le jaune lustré. L’Iran est un pays magnifique quoiqu’initialement étrange, où des millénaires de culture défilent devant nous comme autant de merveilles à découvrir. Car bien qu’il s’agisse ici du récit personnel de Rosie Ming, ce récit est éminemment interactif, nous invitant à partager le constant état d’émerveillement dans lequel la jeune femme est plongée, et cela dans une perspective sans cesse impressionniste où le vol est synonyme d’exaltation, où les grappes de fleurs font génération spontanée, embaumant l’air du soir d’un parfum presque tangible. L’histoire aussi prend vie sous nos yeux, au gré des récits d’éminents savants iraniens, défenseurs d’un patrimoine infiniment riche que d’autres voudraient détruire au nom de la « civilisation ». Des flaques pastel se répandent ainsi sur de grandes fresques zoroastriennes, les extirpant de leur sommeil millénaire, au même titre que les icônes de plâtre, qui se libèrent des murs pour mieux donner vie aux merveilleux souvenirs qu’elles contiennent.
Somme toute, c’est probablement dans son remerciement final que le film dévoile le plus éloquemment sa thèse, offrant un hommage à tous les poètes du monde, les enjoignant de continuer « à exprimer si profondément ce que cela signifie d’être humain », chose que le film fait à sa manière en débordant d’humanité, situant la beauté du monde dans tous un chacun, dans leur apport individuel à la culture, mais aussi dans leur réceptivité à cette culture.
Window Horses, c’est une œuvre sans mesquinerie aucune, sans prétention ou lourdeur, c’est une œuvre d’une beauté et d’une grâce inégalées. C’est le meilleur film de cette jeune année, et un intemporel monument à l’espoir d’une potentielle communion planétaire.
MA VIE DE COURGETTE
Claude Barras | Suisse/France | 2016 | 66 minutes
À Fosca Raia, qui en plus de m’avoir gracieusement invité à la projection, me rappelle sans cesse, par ses beaux grands yeux et ses gentilles maladresses, le charme irrésistible des cartoons.
À l’instar de son protagoniste, le cafardeux Icare, surnommé Courgette par sa défunte maman, le premier long-métrage de Claude Barras est une engeance sombre mais délicate, implorant le droit inaliénable au bonheur. C’est un panorama ombrageux percé d’une mince brèche ensoleillée qui s’agrandira tranquillement au gré du récit, et au gré des rencontres que fera le jeune orphelin titulaire, d’abord aliéné par ses pairs, puis sauvé par leur sollicitude grandissante. Démarrant par un matricide involontaire et la prise en charge subséquente du fils meurtrier, le film aborde de front des thèmes durs sans jamais sombrer dans le mélodrame, préférant cultiver un certain réalisme psychologique au sein de sa mélancolique ménagerie, réalisme qui trouve d’ailleurs son reflet dans l’éloquente expressivité faciale des marionnettes qui servent ici d’acteurs.
Fort d’une matrice formelle savamment réflexive, le film nous plonge d’abord dans un atelier d’artiste, soit le grenier sordide qui sert de chambre au protagoniste, et dont les murs sales sont tapissés de dessins colorés. Écartelé entre la misère prosaïque qui règne dans la maison familiale, où sa mère monoparentale vit cloîtrée dans le salon à lancer des canettes de bière sur les personnages de soaps, et l’espoir vain du retour paternel, Courgette soulève alors princièrement son crayon de cire et se met à la confection d’un cerf-volant. Sur la face convexe de celui-ci, un superhéros, dont on comprend bientôt qu’il s’agit en fait du père absent, érigé en icône nostalgique. Sur sa face concave, une énigmatique volaille, référence à ce même père qui, selon sa mère, « aimait trop les poules ». À défaut d’avoir ce dont il rêve, le jeune garçon parvient ainsi à se l’approprier en images, usant de son imagination pour transcender la réalité marécageuse où il est embourbé. Même les canettes de bière qui jonchent le sol de la maison constitue pour lui une source d’émerveillement, devenant bientôt les assises d’une grande pyramide d’aluminium, pyramide qui précipite malheureusement la mort de sa mère. En effet, l’effondrement de la structure a tôt fait d’attirer l’ire de la mégère, qui monte alors à l’étage avec la ferme intention de tabasser le pauvre Courgette. Pris de peur, celui-ci referme brusquement la porte du grenier, provoquant la chute fatale de sa poursuivante. Son monde s’assombrit alors d’autant plus puisqu’il est transféré par la police dans un orphelinat de province, vaste bourbier où finira heureusement par pousser une rose timide de camaraderie et d’amour.
L’orphelinat, sis dans un sombre pré automnal, constitue d’abord un purgatoire pour les jeunes personnages. C’est un lieu gorgé d’ombres menaçantes, un lieu exiguë et dépersonnalisé où ils vivent empilés dans des salles de classe, des dortoirs et des cuisines à l’aménagement vaguement enfantin et à l’éclairage expressionniste. C’est un lieu de passage sans débouché, où il n’est ontologiquement possible que d’errer sans but. On découvre ainsi d’abord la noirceur de l’endroit et le désespoir qui y règne, non seulement dans l’accueil glacial réservé à Courgette par ses pairs (le tempétueux Simon et ses silencieux acolytes), mais aussi dans le simple design des personnages. Malgré leur prime jeunesse, on note donc plutôt les meurtrissures que la beauté de ceux-ci, qu’il s’agisse des regards fuyants qu’ils arborent, de leurs nez rougis, de leurs yeux pochés, de leur teint blafard, de leurs postures inconfortables, du pansement collé en permanence sur le front de Jujube ou de la vilaine balafre que porte Alice sous ses mèches blondes, signes de leur usure indue par la vie. Même Raymond, le gentil policier veillant sur Courgette, partage cette mélancolie expressionniste, de sorte que sa propre tragédie se joint bientôt au maelström de chagrin où tous semblent inextricablement embourbés. Or, ce n’est qu’après nous avoir baigné d’une telle noirceur que le film amorce sa lente progression vers la lumière, traînant dans son sillon la ribambelle de petites âmes brisées qu’il nous tarde de voir luire à nouveau dans le firmament estival.
Au-delà des bons sentiments contenus dans le scénario, la progression dramatique s’effectue ici via un certain nombre de contrastes chromatiques. D’abord dans le teint bronzé de la jeune Camille, transfuge de mi-récit et intérêt romantique de Courgette, dont la relative vivacité sert de contrepoids à la mélancolie des autres enfants, qu’elle parvient en outre à extirper de leur torpeur anesthésiante par sa douce sollicitude. Puis dans la blancheur éblouissante des paysages alpins, que les personnages arpentent lors d’une exaltante sortie de groupe, pivot narratif essentiel dans leur pénible processus d’émancipation. En effet, non seulement l’Albine splendeur de la neige contraste-t-elle avec les intérieurs ombragés de l’orphelinat, mais l’immensité de la montagne leur offre aussi une liberté de mouvement inédite. Ils dévalent ainsi gaiement les pentes enneigées, puis ils dansent frénétiquement dans le chalet de bois rond loué pour la nuit, bercés par les rythmes endiablés concoctés par leur charmant professeur de sciences. Même la configuration du dortoir où ils passent la nuit semble toute désignée pour favoriser les rapprochements, puisqu’ils partagent alors deux grandes structures de bois à compartiments, apparaissant comme autant d’oisillons blessés dans un grand nid douillet. La communauté se forme ainsi tranquillement chez les jeunes, dont les blessures individuelles se muent bientôt en traits communs, au même titre que celles du policier lui permettent de s’amouracher de Courgette et Camille. Le laborieux continental des indigents se transforme alors en valse merveilleuse, mais aussi en prescription universelle pour une humanité fragmentée, qui gagnerait sans doute à considérer les maux de l’âme comme un vaste trait commun permettant de faire pont entre toutes nos îles individuelles.
Outre les blessures humaines, le dessin se révèle également ici comme une forme de langage universelle. C’est grâce à lui que Courgette transcende initialement sa vie de famille brisée, mais c’est également par son truchement qu’il se forme une nouvelle famille, épaississant son lien avec Raymond via une correspondance imagière éminemment évocatrice. Il se dote d’ailleurs pour l’occasion d’un certain pouvoir allégorique, usant de vastes mers pour illustrer les pipis nocturnes d’Aamed, mais aussi son esseulement subséquent auprès de ses co-chambreurs, brandissant également la baguette de cire pour ses facultés magiques, celles de faire revivre les dinosaures et d’incarner ses passions indicibles. S’il outrepasse ainsi le pouvoir des mots, il outrepasse aussi le pouvoir des maux, combattant la grisaille ambiante à l’aide de couleurs chatoyantes, effectuant en somme une opération analogue au film lui-même, qui parvient miraculeusement à transformer la misère des jeunes protagonistes en bonheur idyllique par sa seule candeur et sa touchante foi en l’humanité.