AVA
Léa Mysius | France | 2017 | 105 minutes | Compétition internationale
Papier ? Crayon ? « Léa Mysius ». Il faut l’écrire, pour mieux s’en souvenir. C’est une nouvelle réalisatrice, à la mise en scène formidable, une sorte de fulgurance fragile, cousine de la démarche déjà remarquable de Céline Sciamma, mais qui sait aussi s’abreuver dans l’onirisme inhérent au cinéma, celui de la variété des registres de narration, d’un montage habile, d’une énergie totalement décomplexée à montrer la jeunesse s’émanciper dans un monde de plus en plus sombre. C’est Pierrot le fou cinquante ans plus tard, un petit film qui fait penser par moments aux hallucinations surréalistes de Jodorowsky, tout en dénichant dans son rapport poétique au monde suffisamment de personnalité pour s’arracher à la citation et la nostalgie.
Ava est même carrément anti-nostalgique : c’est un film de scissions profondes, entre une fille et sa mère, une ado et son monde, un film qui se sert de ces divisions pour provoquer des explosions libératrices, dans son langage (formel et dialogué) et dans sa fuite de l’ancien monde à la recherche d’un nouveau. La prémisse a du génie dans sa simplicité forte et sans ambages : la jeune Ava a une déformation oculaire qui lui cause une perte de la vue graduelle en basse lumière. Bientôt, elle n’aura plus du tout de vision nocturne. À cette vulnérabilité s’ajoute la parole prophétique d’un homme qui lui murmure à l’oreille un jour de plage que le monde s’écroule, qu’on voit bien, en regardant un tant soit peu autour de soi, à quel point ce monde est effectivement en train de s’écrouler. Nous nous retrouvons ainsi avec une ado de treize ans qui devra apprendre à s’orienter à l’aveugle dans un monde qui ne cessera de s’obscurcir.
La peur du racisme systémique, de la montée de l’extrême-droite, des inégalités et de la dévoration des filets sociaux par les réinvestissements privés est au cœur d’Ava sans en être le sujet, tellement que Mysius parvient à faire un film de révolutionnaire sans jamais être didactique. C’est en cela qu’elle est différemment ludique qu’un jeune Godard, mais c’est aussi en cela qu’elle lui ressemble, d’autant plus qu’elle partage avec l’idéologie de la nouvelle vague la volonté de mélanger les genres, de faire du cinéma pour rénover le cinéma, pour jouer avec les modes narratifs. Sa disipline consiste à ne pas aller là où on l'attend, à ne jamais filmer pareillement des scènes quotidiennes (parce que la mise en scène cinématographique a aussi la responsabilité de nous faire découvrir à nouveau la singularité de tout événement), à savoir oublier des personnages pour les bonnes raisons, à savoir en trouver de nouveaux en cours de chemin, là où on ne pensait d’abord voir que des figurants. Par exemple, cette femme « au regard d’aigle », qu’on rencontre dans un café, sur un cellulaire et à son mariage, créant une forme de circularité qui emboîte le film tout en lui laissant ses espaces de liberté.
C’est ce qui fait que, malgré les apparentes fausses pistes et les discours sur la société qui ne sont pas menés jusqu’à leur conclusion, on doit surtout retenir Ava comme un ensemble d’éléments qui incarnent bien, si bien, les paramètres qui dictent notre horizon moral collectif. En reliant ces ténèbres humaines à travers la noirceur de la nuit et la peur de cette noirceur (qui justifie parfaitement que ce film devait être tourné sur de la pellicule, en l’occurrence en 16mm), les enjeux que Mysius tend entre son film et le réel avancent ensemble, à tour de rôle, dans le chaos contrôlé de son entropie émancipatrice. (Mathieu Li-Goyette)
NAPALM
Claude Lanzmann | France | 2017 | 100 minutes | Les incontournables
Claude Lanzmann tente de se rendre pour la troisième fois en République populaire démocratique de Corée. La première fois qu’il y était allé, en 1957, la Guerre de Corée s’était tout juste arrêtée quatre ans plus tôt par un armistice tendu, insolvable. Des millions de morts, surtout des civils. Des millions de litres de napalm (3,2 pour être exact). Une immense explosion de douleur, de feu et de chair brûlée suivie de soixante années de fixation : « le grand triomphe de l’arrêt du temps », entend-on dire Lanzmann sur la trame sonore (lourdement) commentée du film. Après une autorisation reportée, le voilà, le mythique réalisateur de Shoah, qui foule les boulevards monumentaux et désincarnés de Pyongyang. Lanzmann est au centre de Napalm, il en est le sujet principal, on voudrait dire tonitruant si sa voix n’était pas si affaiblie. On l’accompagne donc, lui et son ego, à travers la ville ; on le suit, lui et sa libido, au musée militaire, où une officière, première lieutenante à casquette, lui fait visiter les armes étrangères capturées par le régime et affichées comme des trophées de chasse. On l’entend enfin nous raconter, très bellement il faut le dire, une histoire qui peu à peu se révèle être le secret de ce documentaire qu’on pensait être sur la guerre et ses victimes. En routier très conscient de sa propre œuvre (il cite lui-même les paroles d’un intervenant de Shoah), l’auteur n’est qu’à moitié enfoncé dans une apologie de soi, ses confidences servant aussi de biais pour tourner autour du napalm et de ses victimes.
Alors voilà qu’il raconte cette histoire : faisant partie d’une délégation internationale envoyée en 1957 pour témoigner de la situation nord-coréenne d’après-guerre, Lanzmann, qui a alors 33 ans, rencontre une infirmière qui, chaque matin d’une semaine, viendra lui administrer des médicaments par piqûre. Vient dimanche, le dernier jour. La femme, un peu plus jeune, qu’il décrit comme une femme d’exception, finit de lui administrer son médicament et refuse désormais de quitter la pièce. Il tente de la payer. Rien n’y fait. Il lui offre des vêtements chics qu’il a dans ses valises d’Européen. Rien du tout. Plus que rien du tout : du dégoût. Et puis là, ils s’enlacent, s’embrassent goulûment (c’est Lanzmann qui décrit), passionnément, « bestialement », un baiser interdit dans le pays de tous les interdits. Démarre ensuite une idylle, de quelques heures à peine, que le cinéaste retrace en faisant de nouveau le trajet de cette promenade amoureuse, soixante années plus tard. Raconté avec presque rien (pratiquement toute la seconde moitié du documentaire consiste à filmer Lanzmann dans son bureau en plan buste nous raconter ces souvenirs lointains), Napalm n’en est pas moins prenant, émouvant, sans prétention face à l’Histoire sinon cette prétention qu’a toujours eu l’auteur lui-même à se mettre en scène en rapport avec sa propre œuvre. Ce repli sur le récit intime, bien qu’il ait été le moteur de la démarche documentaire de Lanzmann pour creuser les petits faits de l’histoire, demeure plus problématique ici, puisque le napalm du titre, celui des bombes, finit par se lover en dessous du sein tombant d’une muse orientale et orientalisée, donnant l’occasion au cinéaste-dinosaure d’y aller de quelques observations qui confirment bien l’ambivalence paternaliste et exotique de sa démarche. Si Lanzmann nous plonge habilement dans un quotidien nord-coréen le temps d’y enraciner des émotions en une terre qui les refoule, il ne manque pas au passage de faire la démonstration des limites de son regard. Tellement qu'au dernier plan, lorsqu'on lui demande s'il a tenté de revoir cette femme et qu'il dit que ça ne l'intéresse pas, qu'il souhaite en ne s'y intéressant pas préserver le souvenir de sa jeunesse et ne pas le remplacer par le visage vieillie d'une dame, on ne peut conclure que, pour Lanzmann, les gens n'ont pas droit à leur histoire individuelle et qu'il ne sont plutôt que les témoins d'une histoire collective qui les dépasse. Pour Lanzmann, cette femme n'a au fond jamais existé, si ce n'est qu'à travers cet événement exceptionnel, vécu dans un pays exceptionnel (et par un homme exceptionnel, voudrait-il qu'on ajoute). (Mathieu Li-Goyette)
SAMUI SONG
Pen-Ek Ratanaruang | Thaïlande/Allemagne/Norvège | 2017 | 108 minutes | Temps Ø
On ne comprend pas trop. Une actrice de téléroman quétaine, fuyant, la nuit, dans sa rutilante voiture, les claques de son millionnaire de mari qui enrage de ne pas la voir entrer dans la secte qu’il fréquente, évite de justesse un obscur obstacle sur la route, et frappe un arbre. À l’hosto où elle échoue, elle rencontre par hasard, en fumant sa clope dans le parking, un tueur à gages qui, le jour, s’occupe tendrement de sa vioque en fin de vie. La voyant excédée par les frasques de son jules, il lui propose un soulagement, en échange de quelques liasses. Mais le meurtre n’ira pas comme prévu. Évidemment. Et la femme, après avoir été comme de raison violée par le chef de ladite secte, s’enfuira sur une île où l’on présente, pour se distraire, des films en 16 mm. Elle changera à la fois de visage et d’orientation, élèvera le gosse du gourou et sortira du film dans lequel elle jouait ! Au centre de cette affaire, un briquet, échangé lors de la scène où le tueur lui demande du feu, et sur lequel on insiste, comme Hitchcock dans Strangers on a Train. On croit donc à une relecture. Pas vraiment. On se dit alors que, dans ce film entièrement délavé où les personnages sans consistance s’effacent dans de pâles décors, la voiture — rouge — aura une importance. Non plus. Puis, on remarque, au fond, que c’est un film qui dépense sans compter. Narrativement, j’entends. Pour nous faire comprendre que le gamin est celui du Maître (dont on a ellipsé le viol), on montre longuement le mari tenter de bander (sans succès) devant un film pseudo-porno. Pour nous faire comprendre que le tueur n’est pas entièrement méchant, on le montre longuement prendre soin de sa maman. Et puis, on admet que le scénario est un chapelet d’invraisemblances : comment un tueur à gages peut-il gauchement glisser en marchant si lentement, omettre de finir le bonhomme qu’il a commencé à assommer, puis arrêter de creuser le trou trop peu profond dans lequel il comptait le jeter pour aller se farcir un docu sur les dauphins (surtout au prix qu’il charge) ? Enfin, on doit convenir que le film égraine ses « implants » qui ne sont qu’avalanche de « détails inutiles » : pourquoi insister sur les quatre paires de pompes sur le sol après l’accident, et sur le chien qui tire la langue, pantois, devant la voiture renversée, et sur les poteries de bites que sculpte, à temps perdu, le mari ? Et où menaient ces micro-récits de mecs qui poursuivaient le tueur… jusque dans le monastère où il tentait de voler… après y avoir conduit sa mère qui retrouvait, sans crier gare, la santé… ? Non, vraiment, il n’y avait qu’une seule façon de finir ce film qui n’allait nulle part, c’est en offrant un déboîtement inopiné lors duquel un réalisateur criait, à l’actrice ensanglantée reposant sur le bitume après avoir été flinguée par le moine qui jouait au foot avec le petit, « coupez ». (Jean-Marc Limoges)
JOUR 1
(Ava, Napalm, Samui Song)
JOUR 2
(La caméra de Claire, Claire l'hiver)
JOUR 3
(Black Hollow Cage, Les Fantômes d'Ismaël,
Loveless)
JOUR 4
(The Day After, Félicité, The Last of Us)
JOUR 5
(KFC, Mass for Shut-Ins, Sexy Durga, Unrest)
JOUR 6
(Bangkok Nights, Honeygiver Among the Dogs,
Marion, La Zone)
JOUR 7
(Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
Les prédatrices, Summer Lights)
JOUR 8
(All you Can Eat Buddha, The Florida Project,
Histoire que notre cinéma (ne) racontait (pas)
JOUR 9
(9 Doigts, Jeannette : l'enfance de Jeanne d'Arc,
Loving Vincent, Phase IV, Planet ∞)
JOUR 10
(Detective Bureau 2-3 – Go to Hell Bastards!,
Gate of Flesh, Thelma)
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