Photo : Ready Fictions
FEELS GOOD MAN
Arthur Jones | États-Unis | 2020 | 94 minutes | Documentaires de la marge
Récipiendaire du prix spécial du jury pour le meilleur documentariste émergent au festival de Sundance, Feels Good Man est une odyssée aussi terrifiante que divertissante dans l’univers de la sous-culture d’internet, à la découverte du pouvoir des mèmes qu’on y retrouve. Dans le cas de l’illustrateur Matt Furie, c’est avec effroi qu’il a vu les transformations radicales de sa création, Pepe the Frog, après l’avoir laissée évoluer entre les mains des internautes. Créé par Furie en 2005, qui en a fait le personnage principal de sa bande dessinée indépendante Boys Club, Pepe est une grenouille anthropomorphique vivant paresseusement dans son appartement. Initialement partagée sur son compte Myspace, l’icône de cette grenouille, avec sa tête et son sourire décontractés, est vite réutilisée par divers groupes d’intérêts conflictuels, constituant l’un des mèmes les plus populaire à ce jour.
Pour sa première réalisation, Arthur Jones tisse adroitement des liens entre diverses sphères rattachées l’une à l’autre et à nous tous, indirectement, via les implications sociales, économiques et politiques qui découlent des nombreuses ittérations du mème qu’est devenu le pauvre Pepe. Le film débute naïvement, avec la genèse de l’expression fétiche du personnage, « feels good man », puis nous transporte quelques temps plus tard, alors que sa tête se retrouve régulièrement dans des publications anonymes du célèbre forum 4chan. Devenu un mème de plus en plus populaire suite à son utilisation sur les réseaux sociaux par Katy Perry et Nicki Minaj, de nombreux utilisateurs de 4chan s’en emparent à des fins nationalistes ou haineuses. Le phénomène grandit et devient rapidement hors de contrôle lors de la campagne électorale américaine de 2016, alors qu’il est associé et utilisé par le parti de Trump et les groupes de la droite alternative. Ultimement, le pauvre Pepe se retrouve officiellement placé dans la liste des symboles haineux et c’est alors que son créateur, ayant perdu tout contrôle sur sa propre création, décide par divers moyens de se la réapproprier.
Le documentaire suit ce combat en montrant chronologiquement l’évolution de Pepe en tant que mème, donnant alternativement la parole à son créateur et à certains de ses utilisateurs, accompagnant le tout de courtes animations qui mettent en vedette ce cher Pepe et contribuent à dynamiser la mise en scène. Mais au-delà du malheur de Furie, le film ratisse si large dans son exploration des effets du même qu’il devient une étude importante de l’iconographie populaire, qu’il aborde d’une perspective sociologique, économique et politique, prenant ainsi le pouls de toute la culture américaine d’aujourd’hui. Il s’agit en outre d’un document important sur la propriété intellectuelle à l’ère du numérique ainsi que sur le pouvoir de la réappropriation culturelle. En effet, malgré que le combat diégétique de David contre Goliath semble impossible à gagner, une certaine lueur d’espoir se fait sentir éventuellement, lorsque l’image de Pepe est reprise par les manifestants hongkongais, laissant présager la réhabilitation potentielle de ce mème injustement entaché. (David Fortin)
Photo: Couple 3 Films
LAPSIS
Noah Hutton | États-Unis | 2020 | 108 minutes | Section Camera Lucida
Malgré quelques facilités, particulièrement dans le « dénouement » convenu de la crise prolétarienne centrale, Noah Hutton livre ici la crème du film de science-fiction low-tech du XXIe siècle. Pour ce faire, il compte sur une performance magnétique de Dean Imperial, mais surtout sur une mise en scène d’action limpide, fluide et excitante, doublée d’un montage adroit, catalyseur du suspense et applicateur d’un vernis symbolique tout eisensteinien au récit (gracieuseté des câbles proliférant et des insectes diligents montrés en inserts). Le scénario, touche-à-tout, aborde une pléthore de sujets d’anticipation fascinants (iniquités technologiques, mécanisation des travailleurs, automatisation du labeur, charlatanisme médical, monopolisation des ressources, opportunisme économique, intelligence artificielle) qu’il synthétise avec humour, mais avec un succès et une organicité relatives. Il bénéficie surtout d’une direction artistique rétrofuturiste irrésistible et économe, d'une exploitation savante des décors naturels et d'un travail de narration extrêmement efficace, caractérisé par une focalisation interne extrême sur le personnage de Ray, qui, malgré ses airs de Tom Cruise dans Tropic Thunder (2008) et son maniérisme à la Tony Soprano (l’autre protagoniste évoque un « 70s mobster »), constitue en fait la quintessence du héros populaire, un peu bête certes, ignorant surtout des magouilles orchestrées par les puissants qui déterminent entièrement son avenir. C’est un dinosaure qui, comme nous, se trouve complètement perdu dans « l’Éden » technologique qui l’entoure, à la merci totale d’un environnement confondant qu’il ne comprend pas vraiment.
L’empreinte rétrofuturiste est savoureuse et on la voit d’emblée, avec un zoom langoureux sur une télévision cathodique pénétrée de câbles VGA qu’un technicien prépare maladroitement pour la présentation d’une vidéo d’introduction à l’intention des nouveaux « câbleurs » du secteur de la technologie quantum. La nature exacte de cette technologie demeurera élusive tout au long du film. Tout ce qu’on comprend, c’est que les câbleurs ont pour but de brancher ensemble de gros concentrateurs cubiques sis un peu partout dans la forêt, selon des informations fournies par une compagnie monolithique, diégétiquement invisible, mais scénaristiquement omniprésente, pour les besoins d’une clientèle corporatiste invisible et omniprésente également. Le protagoniste, désireux de ramasser l’argent nécessaire pour payer les traitements de son frère atteint d’une maladie du futur baptisée Omnia, est conscrit malgré lui parmi leurs rangs, forcé de se lancer tête baissée à au service d’une compagnie qui exploite sa candeur et sa précarité pour en faire un esclave. Comme nous, Ray ne comprend rien au monde environnant ni à sa technologie, qui empiète de manière fongique sur la nature, et c’est pourquoi sa quête nous semble toujours si évocatrice, intelligible et captivante. C’est qu’il existe un étau qui se resserre inexorablement autour de lui et de nous, simultanément, indivisibles dans notre appréhension de son prochain mouvement. La forêt étrangement lumineuse du film constitue à cet égard un arrière-plan parfait, puisqu’elle contribue à une aura de mystère constante en plus de pourvoir une parfaite représentation métaphorique de la fausse liberté pourvue par le travail à la solde. (Olivier Thibodeau)
Photo : Prod. Finecut
MY PUNCH-DRUNK BOXER
Jung Hyuk-ki | Corée du Sud | 2019 | 115 minutes | Section Camera Lucida
Byeong-Goo est pris dans un cadre de porte. Le corps hésitant, la tête si penchée qu’elle ne peut regarder que le sol, tout l’être confiné dans un état d’apathie dont il peine à se défaire depuis trop d’années. Byeong-Goo (Um Tae-Goo) était boxeur, maintenant il distribue des flyers et astique des miroirs dans le gym de M. Park (Kim Hee-won). Qu’a-t-il pu se passer entre son heure de gloire et son présent ridicule ? C’est ce que chante la voix-off de My Punch-Drunk Boxer, premier film assez impressionnant de Jung Hyuk-ki.
Byeong-Goo n’était pas n’importe quel type de pugiliste, tout comme cette voix-off n’est pas l’énième litanie sur un martyr sportif. Adepte du pansori, l’art du chant traditionnel coréen riche de narrations mythologiques, Byeong-Goo est à l’art ancestral de son pays ce qu’un drunken master est à une la bonne vieille bouteille d’alcool de riz (ou de soju dans ce cas-ci) : un champion d’ivresse, fort d’une sorte de contrôle du corps au-delà de tout contrôle, agglomérant ses mouvements de pieds erratiques et provoquant des tourbillonnées de coups de poings vrillant dans l’air du ring dès que le caisson du soribuk se met à résonner.
Aussi sympathique soit-elle, My Punch-Drunk Boxer excède rapidement le gabarit de la comédie romantique sud-coréenne. La présence d’un véritable auteur s’y flaire quelques plans à peine après l’ouverture, et la capacité de Jung à constituer une galerie de personnages à la fois riches et fortement caractérisés par un comique de corps évocateur d’un burlesque cinématographique à l’universalité éprouvée se décline dans diverses stratégies du cadre. Le film repose sur une mise en scène qui préfère l’invention à la monstration, palliant sa pauvreté de moyen relative par une structure narrative complexe (parfois trop), rythmée par un présent où Byeong-Goo a les épaules molles, les cheveux longs et une gêne maladive, des traits qui font le charme du personnage en même temps qu’ils invalident ses chances de réussite. À l’inverse, Byeong-Goo est méconnaissable en flash-back, avec sa coupe courte, sa posture héroïque, sa dégaine de gangster qui ne demande qu’à gagner. La dichotomie temporelle structure le récit, le rythme, lui procure des épaisseurs mnésiques qui reviennent le hanter au fur et à mesure que le héros retrouve la forme qui pourrait lui permettre de franchir les seuils du présent.
Si ce premier film ne cesse enfin d’étonner, c’est grâce à ses interprètes (Um Tae-goo livre une performance extrêmement attachante), à son idylle qui prend le contre-pied des romances à la carte habituelles, à son discours culturel surtout, qui incarne avec force une allégorie de la Corée contemporaine, marquée par un rapport évanescent à son histoire et aliénée par des aspirations universalistes avec lesquelles elle peine parfois à réconcilier son héritage traditionnel. Sous ses allures standardisées, My Punch-Drunk Boxer est bel et bien une surprise, une œuvre à l’onirisme typiquement coréen mais à la vigueur rockyesque, une leçon d’humilité cinématographique émouvante qui enchaîne avec adresse ses courtes droites cinéphiles avec de bonnes gauches engagées. (Mathieu Li-Goyette)
Photo : Fourth Culture Films
THE RECKONING
Neil Marshall | Royaume-Uni | 2020 | 110 minutes | Sélection 2020 | Ouverture
The Reckoning, c’est un peu un passage obligé pour le festival cette année, presque un chemin de croix tant le nouveau film de Neil Marshall, sur la chasse aux sorcières dans une Angleterre pestiférée, est lassant, dans sa narration et dans le maniement des codes de genre, se situant sciemment à mi-chemin entre le film d’exploitation et le drame de prestige. Il soulèvede façon ostentatoire mais insouciante l’une des questions philosophiques fondamentales quant à la représentation de la violence faite aux femmes dans le cinéma de genre, à savoir la fragilité de la ligne de démarcation entre dénonciation et exploitation. Il s’agit là, en effet, d’un problème central au film de rape revenge, dont la présente œuvre se réclame ouvertement via sa scène de torture vaginale publique. Mais plutôt que se positionner, Marshall nage entre deux eaux, se complaisant dans la mise en scène de la torture, fétichisant le personnage du bourreau, mais louant simultanément la résilience de la protagoniste, à laquelle il rend la liberté après mille calvaires, un peu comme dans ses films précédents mais d’une façon plus cruelle encore. Il évite de se compromettre puisqu’il exploite sans cesse la violence, mais sans jamais s’y commettre, refusant d’en révéler les véritables séquelles, mais aussi d’embrasser sa propre cruauté en tant qu’auteur. Autrement dit, il reste, comme toujours, à la frontière du cinéma d’horreur sans jamais oser y pénétrer.
Tout est baigné ici d’un halo de respectabilité, grâce à un travail d’éclairage superbe qui sert souvent de mise en scène, à des acteurs tous pittoresques et à une production excessivement léchée, qu’emblématise le caractère glamour des pauvres paysans, vêtus de pardessus et de tricornes émeraude. Mais soulignons surtout à ce compte l’esthétisation de la protagoniste, qui semble prête pour une séance photo même après les pires supplices, les coups de fouet, les perforations dermiques, les déchirures labiales, la privation de sommeil et les nuits passés sur le sol d’une geôle humide. Elle est victime d’une violence dont on refuse de nous montrer les véritables stigmates, physiques mais surtout psychologiques, se révélant moins humaine dans sa souffrance que dans sa capacité à endurer la souffrance, simple symbole de résilience dans un monde d’êtres symboliques, immuables, sans nuance, coincés dans un ballet mécanique qu’émule parfaitement la progression du récit. La formule est cyclique, axée sur le passage des jours (interminables) durant lesquels l’héroïne est soumise à la question par un seigneur pervers et un inquisiteur obsédé. Elle résulte en un enchaînement abrasif de scènes de torture, de scènes d’exposition des méchants et de scènes oniriques mettant en vedette le mari fantôme de la protagoniste et le diable, dont elle enlace le corps musclé pour mieux montrer ses fesses à la caméra. L’héroïne marshallienne a toujours été sacrificielle, mais jamais d’une façon aussi extensive ; jamais elle n’a été l’outil si flagrant d’une tentative frauduleuse de dénonciation de la violence misogyne. C’est une chimère née d’une hypocrisie devenue indubitable, l’héroïne forte à la peau vulnérable, aux vêtements amovibles, guidée même après la mort par la main sûre de son mari, une facture sur laquelle on réclame le beurre et l’argent du beurre. Le cul de la crémière, surtout, à qui on donnera un glaive ensuite, pour décapiter le fermier… (Olivier Thibodeau)
Photo : Lamp/Shochiku
SPECIAL ACTORS
Ueda Shin'ichirô | Japon | 2019 | 109 minutes | Section Cheval noir
Quoiqu’il s’agisse d’une suite spirituelle parfaitement correcte à One Cut of the Dead(2017), ce truculent opus de zombies du même Shin'ichirô qui avait tant égayé mon Fantasia 2018, Special Actors ne parvient pas tout à fait à en recapturer la magie. En effet, bien qu’il multiplie tout aussi astucieusement les mises en abyme et qu’il se clôt lui aussi sur une finale cathartique jouissive qui nous met les larmes des yeux, sa structure plus usitée et sa surenchère complaisante de révélations dramatiques déçoivent un peu, pour peu qu’elles empêchent le film d’égaler la munificence inespérée de son prédécesseur. Comme c’était le cas pour ce dernier, le scénario est structuré entièrement autour des questions de mise en scène. L’équipe de tournage fauchée de One Cut est ainsi remplacée par les employés zélés d’une boîte « d’acteurs spéciaux », dont on prête les services à des demandeurs individuels qui nécessitent l’intervention de tiers afin de régler certains problèmes personnels (impressionner les filles, rompre avec un copain violent, décourager sa fille de fréquenter un garçon toxique, tester les employés de son entreprise…). Lorsqu’une étudiante les approche afin qu’ils libèrent sa sœur, tenancière de l’auberge familiale, de l’emprise d’une secte farfelue qui désire s’approprier l’endroit, le timide protagoniste Kazuto, enclin à des vertiges lorsque confronté par des gens agressifs, se joint à son frère Hiroki et à l’équipe de la boîte pour mener à bien la mission.
Le film annonce sa couleur d’emblée avec une amusante mise en abyme. On voit d’abord le visage de Kazuto en gros plan, puis on entend l’intimé d’un réalisateur en hors-champ : « action », crie-t-il, avant que le jeune homme s’exécute maladroitement. S’ensuit une coupe, et le spectateur se retrouve dans la salle d’audition ; le voile se lève alors sur tout l’appareillage cinématographique caché derrière le plan-leurre initial. Et c’est ce que le film s’affairera systématiquement à faire pour le reste de sa durée : dévoiler ce qui se trame dans les coulisses, faisant même desdites coulisses son leitmotiv central, qu’il établit notamment via l’utilisation de travellings latéraux, révélateurs d’éléments dissimulés par les limites du cadre, par la surenchère de motifs visuels et de décors ad hoc ainsi que par la multiplication des scènes de répétitions. Il le fait en outre, et c’est là que transparaît vraiment l’ingéniosité auteurielle, en assimilant l’art dramatique au travail d’espionnage et au charlatanisme le long de l’axe commun de la performance. La profondeur discursive ainsi créée n’est certes pas métaphysique, mais elle est appréciable néanmoins pour une comédie boboche de la sorte — comédie boboche exemplaire cela dit — dont les qualités transplantées permettent d’établir Ueda Shin'ichirô comme l’une des forces en devenir du cinéma de genre japonais. La bonne humeur contagieuse du scénario, l’énergie débordante des acteurs, l’humour satyrique bon enfant, la déférence réitérée du réalisateur pour la série B et la finale délirante où Haruko revêt courageusement les traits de son superhéros préféré (le ridicule Rescueman) afin d’exorciser ses peurs d’enfant nous réjouissent indubitablement. (Olivier Thibodeau)
*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2020
PARTIE 1
(Feels Good Man, Lapsis, My Punch-Drunk Boxer, The Reckoning, Special Actors)
PARTIE 2
(Morgana, No Longer Human, PVT Chat, Slaxx, Sting of Death, A Witness Out of the Blue)
PARTIE 4
(Alone, Bleed With Me, Hunted, Survival Skills, Unearth, You Cannot Kill David Arquette)
PARTIE 5
(2011, Chasing Dream, Climate of the Hunter, Cosmic Candy,
Jumbo, Shakespeare's Shitstorm)
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