ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Berlinale + WdK 2023 : Partie 2

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau

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prod. Postofilm

BONES AND NAMES (KNOCHEN UND NAMEN)
Fabian Stumm  |  Allemagne  |  2023  |  104 minutes  |  Perspektive Deutsches Kino

Tout est autobiographique dans Bones and Names, tout est emboîtement : Joni, le romancier diégétique, copain du protagoniste Boris, écrit à propos de sa propre vie, avec quelques bémols funestes pour son amoureux, tandis que la réalisatrice qui dirige ce dernier met en scène ses expériences traumatiques à elle. Il s’agit surtout ici d’une occasion pour le réalisateur (et interprète) Fabian Stumm de s’interroger sur son travail, de jouer un acteur qui médite sur le métier d’acteur, adoptant pour l’occasion une posture réflexive miroitante. Il nous convie ainsi à une savoureuse incursion dans les coulisses de la création dramatique, dont il expose les aléas, les écueils, mais aussi les fulgurances avec un humour parfaitement à-propos.

Usant d’un style épuré d’inspiration théâtrale, avec des champs-contrechamps très simples et de nombreux décors blancs minimalistes, l’auteur laisse beaucoup de place au travail des comédien·ne·s, qu’il met presque toujours en scène dans des mises en scènes, qu’il s’agisse de répétitions ou d’entrevues, faisant sentir une présence omnisciente, lourde, parfois complice, parfois oppressante derrière l’écran. Il dévoile ainsi de façon ludique les rouages du métier et les dynamiques interpersonnelles qui les sous-tendent à l’occasion de multiples mises en abîme et de saynètes savoureuses, parfois hilarantes, où l’on voit les personnages peaufiner leurs rôles ou discuter de l’art et des dérives du jeu : de l’interprétation « excessivement sentimentale » de Maria Schell ou de la pertinence de devoir montrer sa bite à l’écran. « En tout cas, jamais je n’accepterais un plan de nudité frontale » dira d’ailleurs Joni, qui discute un matin au lit avec Boris, juste avant de se lever et de révéler à la caméra tout le bas de son corps nu.

Les choses deviennent particulièrement corsées et fascinantes lors des scènes impliquant l’actrice franco-allemande Marie-Lou Sellem, qui interprète la réalisatrice française archétypique qui dirige le film dans lequel joue Boris, et qui contrôle le plateau avec une poigne assurée et revancharde. Et bien que toute la distribution soit admirable, j’aurais envie de louer spécialement le travail de Sellem, qui est parfaitement dans le ton, incontestable dans son autorité, contradictoire et absconse dans ses instructions, mais chez qui on sent surtout une certaine fragilité dans la fureur. Notons aussi le travail remarquable de la jeune Alma Meyer-Prescott, brillante d’espièglerie dans le rôle de Josie, la nièce de Joni, une sorte d’actrice en devenir qui, avec une copine de son âge, aime bien faire des blagues au téléphone aux dépens de pauvres gens. « Are you Dark? », demande-t-elle à une personne sélectionnée dans le bottin téléphonique, « Then turn on the lights! », allant même jusqu’à convaincre un célibataire de banlieue qu’elle est une professeure de 18 ans avec enfant. Comme ses contreparties adultes, Josie se heurte aussi d’ailleurs à des autorités qui recherchent à la cadrer. Elle constitue à ce titre un énième miroir dans un film qui en regorge, où le faux se confond constamment avec le vrai, et qui, malgré ses quelques imperfections, constitue néanmoins un premier long métrage fort pertinent. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Terratreme Filmes

CIDADE RABAT 
Susana Nobre  |  Portugal / France  |  2023  |  101 minutes  |  Forum

Ce qui est intéressant des films comme Cidade Rabat, ces films qui se laissent découvrir au rythme d’une protagoniste qu’on apprend à connaître sans qu’elle ne se dévoile dans la facilité du scénario, c’est que le moment où ils décident de se terminer est souvent fondamental dans la lecture rétroactive de l’œuvre. Ainsi cette exploration du quotidien d’une assistante de production de plateau de cinéma âgée de 40 ans n’est pas un portrait évident ni une vision héroïque de sa vie. C’est plutôt, à force de patience et d’empathie, une identification où chaque pelure qui se détache de la façade d’Helena (impressionnante Raquel Castro dans un premier rôle imposant) fait comprendre une dimension supplémentaire d’un personnage à l’humanité parfaitement mesurée, jusque dans ses petites démesures. Le film aurait pu se terminer par son passage à la réalisation, par son affection pour le gym mal-en-point où elle effectue des heures de travail communautaire, sur l’acceptation du deuil de sa mère, sa réconciliation avec sa sœur ou encore son rapprochement avec sa fille qu’elle ne voit qu’une fois par semaine…

Mais Cidade Rabat, en concluant sur une alléchante pâtisserie dégustée en solitaire sur une terrasse portugaise, postule plutôt pour le fait de la découverte et de la rencontre de cette personne à la vie subordonnée (à sa sœur, à sa fille, au gym, au réalisateur, etc.), dont on ne comprend pas tout à fait l’apparent retrait du monde au premier regard. Elle qui est habillée, molletonnée, même au lit avec son amant musicien, semble se protéger d’un monde qui ne cesse de la demander, de l’exiger pour de petites choses devenues lourdes parce qu’elles ne sont jamais grandes. Le potentiel d’Helena est évident, sa créativité, son sens de l’introspection, déjà esquissés dans la magnifique introduction où les portes d’appartement de son bloc sont décrites par sa voix off poétique, premier indice d’une âme artiste prise dans la périphérie des choses qui l’intéressent réellement et qu’elle n’a pas encore su s’approprier.

Film sur une femme forte, résiliente, professionnelle, qui se fait respecter sans jamais être froide ni hautaine, un personnage « complet », aimante et précise à la fois, fiable et solide même quand elle est parfaitement éméchée, Cidade Rabat est une œuvre de la bordure, à la photographie bellement neutre, à l’image d’une protagoniste dont on se passionne progressivement, au fil d’une exploration sociale du Portugal contemporain, comme une recension patiente, sans coups d’éclat mais sans innocence non plus. La réalisatrice Susana Nobre démontre en cela qu’elle est une voix incontournable du nouveau cinéma portugais, après Jack’s Ride (2021), qui était une intéressante balade en taxi, plus écrite, moins réussie, mais qui préfigurait déjà cette grande capacité qu’a la cinéaste à donner une présence aux individus que la société considère comme « normaux ». Les travailleur·euse·s, les immigrant·e·s, mais aussi les flics, les collègues, personnages qui quadrillent une réalité économique et des tensions raciales placées en sourdine, évitant autant l’émoi que l’indifférence. Et en se terminant là où il se termine, son film prouve qu’il est totalement conscient de cet exercice d’équilibriste et de la douceur tout engagée de sa proposition.(Mathieu Li-Goyette)

 

 
prod. Vice Studios

PAST LIVES
Celine Song  |  États-Unis  |  2023  |  105 minutes  |  Compétition

Alors qu’on disait de Cidade Rabat que les derniers plans ont parfois, dans les films qui se laissent découvrir, la capacité à provoquer une lecture rétroactive d’une œuvre, c’est tout le contraire avec le beau premier film de Celine Song, Past Lives, récente sensation de Sundance qui s’amène avec les gros sabots de A24 à la compétition berlinoise. Le plan inaugural capture immédiatement l’attention : un homme coréen à gauche du cadre (Teo Yoo) attablé à un comptoir de bar, une femme coréenne au centre (Greta Lee) qui lui parle fixement et fait dos à un homme blanc bien new-yorkais tout à la droite (John Magaro — l’émouvant pâtissier de First Cow [Kelly Reichardt, 2019]). « Quel lien les unit ? », se demande une voix hors champ qui les scrute et qui lance quelques hypothèses amusantes. Les deux Coréens sont-ils en couple ? Sont-ils amis ? Est-ce que la femme est plutôt en couple avec l’Américain ? Une disposition en triangle amoureux qui dès lors laisse planer sur le film une trajectoire qu’il faudra atteindre éventuellement par un chemin plus ou moins sinueux, avec un sens de la prospective et de la réminiscence narrative que maîtrise la réalisatrice, dramaturge avant d’être cinéaste et qui pourtant donne ici une véritable leçon de montage. Past Lives n’a rien du théâtre. C’est du cinéma. Et de l’excellent cinéma.

Coupe franche. 24 ans plus tôt. Nous sommes en Corée du Sud et l’on devine rapidement que la femme du premier plan s’y trouve, qu’elle est cette petite fille qui hésite dans le choix du nom occidental qu’elle devra prendre ; ses parents, un cinéaste et une régisseuse de plateau, s’apprêtent à émigrer au Canada à la recherche d’une nouvelle vie même si celle qu’ils ont présentement, à titre de travailleurs du cinéma, semble tout à fait satisfaisante au premier regard. « Quand on quitte quelque chose, on gagne toujours autre chose », laisse tomber la mère qui photographie celle qui se fera bientôt appeler Nora, pendant que cette dernière joue avec un garçon de son âge, Hae Sung, qu’on pressent être le garçon accoudé au bar du premier plan. Faisant bientôt un saut de 12 ans vers l’avant (et le Canada), puis un autre de 12 ans (vers New York), Past Lives se stratifie et triangule la relation entre ses trois personnages avec une adresse indéniable, reposant sur un impressionnant sens du montage qui interroge une certaine destinée amoureuse. À travers les continents et les cultures, l’éloignement de ces deux amis d’enfance creuse une absence que mettra en relief l’arrivée d’Arthur, écrivain juif qui s’intéressera à la culture coréenne, à sa langue, à sa cuisine, par amour pour celle qu’il a rencontrée dans une résidence d’écriture idyllique. Or l’embourgeoisement shakespearien du récit, son sens un peu manipulateur de sa préméditation affichée dès l’introduction, sa réticence absolue à aborder toute question réellement difficile (au sujet par exemple des immenses écarts économiques qui définissent Hae Sung le col blanc et Nora qui vise un Tony Award…), freinent Past Livesdans son aspiration estampillée « grand film » au point de le faire échouer à transcender son allure de fantasme migratoire bien commode né quelque part dans Greenwich Village.

Mais pour fonctionner, cette histoire de cœur fonctionne à merveille. Et si ce mélodrame à la temporalité ambitieuse tient ensuite si bien la route, c’est grâce à la sensibilité affective de l’écriture de Song, à la qualité de sa mise en scène fluide, qui épouse les silhouettes et les mouvements doux de ses personnages, qui saute d’un lieu et d’un temps à l’autre avec un aplomb qui masse le cœur pour en tirer des larmes. Ainsi tout l’amour de Past Lives semble écrit sur le bord d’une falaise, sur les limites identitaires d’une relation qui se tend entre les États-Unis et la Corée, soulignant d’une part la difficulté de toute immigration, mais aussi celle de toute trajectoire amoureuse qui s’y tresse et qui renforce le déterminisme de ces relations qui naissent parfois dans la nécessité (d’avoir des papiers, une stabilité), au risque d’embrouiller la qualité première des rencontres et de leurs hasards qu’on rêve être un destin. Face aux vies antérieures que se remémorent et s’inventent les personnages dans un devenir qu’ils ne sont finalement pas devenus, Past Lives est un étirement amoureux d’une ampleur formelle telle qu’il marquera assurément l’imaginaire de celles et ceux qui ont déjà eu à regretter de ne pas avoir pu regarder en arrière. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Artichoke Film Production/Salto Film

WHITE PLASTIC SKY (MUANYAG ÉGBOLT)
Tibor Bánóczki, Sarolta Szabó  |  Hongrie / Slovaquie  |  2023  |  111 minutes  |  Encounters

L’animation rotoscopée sied sans doute mieux au cinéma de science-fiction qu’au film dramatique traditionnel  — on pense à Waking Life (Richard Linklater, 2001) — puisqu’elle porte en elle l’idée-même du post-humain, du cyborg, de l’hybride, figure centrale du tristement beau White Plastic Sky. Les corps figés de protagonistes au mouvement laborieux, dotés de traits étrangement humains, cadrent en effet parfaitement avec le concept d’artificialité qui caractérise cette œuvre avant tout esthétique, mais elles incarnent surtout la valse diégétique constante entre le vivant et le non-vivant, entre la vie et la mort. Car bien que le film soit articulé autour d’un récit d’aventure plutôt banal, c’est par les biais des images qu’il convainc, qu’il philosophe, qu’il nous emporte, développant une foisonnante poésie visuelle qui s’inspire tout autant de Ridley Scott que d’Andreï Tarkovski ou de Jeff VanderMeer (Annihilation, 2014).

Ça commence comme un amalgame de lieux communs de la science-fiction et du roman fantastique, alors qu’on catapulte l’auditoire dans une mégalopole scellée sous un dôme de plastique. Il s’agit de Budapest dans un siècle, après l’extinction totale de la faune et de la flore terrestres, exception faite des résident·e·s de la ville, dont l’existence est limitée à 50 ans, après quoi ielles sont forcé·e·s de recevoir un implant cardiaque qui les transformera en arbres, sources d’oxygène et de nourriture pour leurs compatriotes. Mais lorsque Nora, 32 ans, décide de se livrer volontairement à la procédure, son mari part voler son corps hybridé à l’arboretum dans l’espoir de procéder à l’extraction chirurgicale de la graine, outrepassant ainsi par amour les dernières volontés de sa dulcinée.

La trame archi dramatique du film a beau nous garder en haleine, c’est pourtant la richesse de son lexique visuel et ses efforts dialectiques constants qui nous marquent. En effet, ce n’est pas tant la chronique de la vie dans cette cité fantastique qui génère l’affect que la virtuosité de la caméra qui l’arpente — le zoom liminaire nous fait même penser à celui d’Hugo (Martin Scorsese, 2011) — opposant sa propre liberté de mouvement à l’essence carcérale de l’endroit. C’est dans la mise en opposition de la pluie contenue par le dôme et de la pluie torrentielle qui arrose les personnages hors de la ville que le film prend son sens, c’est dans le spectacle alterné du béton et des arbres, des arbres mortifères et des arbres vivifiants, de l’esthétique de la ruine et de l’esthétique du renouveau, du statisme moteur et de la sensualité sexuelle, de l’eau comme source de vie et de l’eau comme source de mort, du réalisme anatomique et de l’artificialité technique, bref de la vie et de la mort elles-mêmes, et de l’ambiguïté subséquente d’un humanisme axé sur l’idée de mort comme point de départ de vie. On s’interroge ainsi notamment sur l’idée du suicide utilitaire comme geste altruiste ou égoïste, à savoir si Nora ne « méprise » pas le temps des autres en écourtant sa vie de 18 ans, alors que d’autres tueraient pour 18 jours de plus… Question intéressante qui, si elle recoupe les préoccupations de précédents notoires, comme Solyent Green (Richard Fleischer, 1973) ou In Time (Andrew Niccol, 2011) par exemple, s’enracine ici dans un discours éco-philosophique passionnant, vibrant, qui semble d’autant plus tangible que la production paraît artificielle. (Olivier Thibodeau)

 

 

TÉLESCOPAGE
Chasse à l'ours

PARTIE 1
(About 30, In Ukraine, Sun and Concrete,
The Survival of Kindness)

PARTIE 2
(Bones and Names, Cidade Rabat,
Past Lives, White Plastic Palace)

 PARTIE 3
(Between Revolutions,
Ingeborg Bachmann — Journey into the Desert,
Superpower, Tótem)

PARTIE 4
(Almamula, Forms of Forgetting,
Mal Viver, Samsara)

PARTIE 5
(Anka, Allensworth, Music, Solmatalua,
Still Free, Revolution+1, Viver Mal)

Notes from Eremocene

PARTIE 6
(Kiddo, Remembering Every Night,
Scenes of Extraction, Suzume)

Jennifer Reeder : Se faire sa case

PARTIE 7
(Art College 1994, The Bride, 
Prendas – Nganga – Enquisos – Machines,
The Demands of Ordinary Devotion,
Koban Louzou, Dwan, Last Things)

PARTIE 8
(Do You Love Me?, Limbo,
¿Dónde está Maria Anne?,
De noche los gatos son pardos,
Lust, In Water)

PARTIE 9
(Afire, Dearest Fiona, Le film à venir,
Moon Night, Smog in Your Heart, Hito, 
Property, Till the End of the Night)

Makoto Shinkai : Peut-être se relever

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Article publié le 21 février 2023.
 

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