photo : Scout Pictures
G AFFAIRS
Lee Cheuk Pan | Hong Kong | 2018 | 105 minutes
Une première œuvre ? Vraiment ? Il a fallu que j’aille vérifier pour m’en assurer, mais oui, Lee Cheuk Pan n’avait travaillé jusqu’ici que comme assistant-réalisateur sur des films insignifiants (de la série B hongkongaise, surtout, mais aussi le Contagion [2011] de Steven Soderbergh). Or, ce qui nous frappe ici, ce n’est pas tant que son G Affairs soit si maîtrisé — il ne l’est pas — mais qu’il nous propose une expérience formelle aussi complexe, une « vue de l’esprit » en quelque sorte, c’est-à-dire une coupe stratigraphique de l’inconscient collectif hongkongais obtenu par courant de conscience mnémologique. Un film qui nous propose un double voyage socioculturel et phénoménologique touffu à travers les souvenirs d’une poignée de personnages excentriques, un film qui fait de l’anecdotique et du sensuel sa sève vitale, au grand dam de quiconque aura préféré assister au déroulement chronologique de l’enquête policière qui sert ici de prétexte à la caractérisation d’une cité-État aux mille secrets et, presque accessoirement, de ses habitants accablés.
La scène d’ouverture dit tout, avec son panoramique circulaire compresseur de temps, qui invite d’emblée le spectateur à ausculter le matériau narratif chrono-métamorphique de l’œuvre, bref à participer au jeu de blocs mémoriels que celle-ci nous propose à titre de narration. On y voit un violoncelliste à l’ouvrage sur fond de corbeaux jaillissants, puis son appartement miteux, une femme empressée d’en sortir, un policier lubrique en action sur le sofa et une tête décapitée atterrissant sur le parquet, éléments qui partagent ici parallèlement l’espace sur des lignes de temps superposées. Voici là une matrice formelle exemplaire pour un film qui, à partir des particules éparses d’un thriller urbain, sculpte si habilement dans le temps, extrayant de celui-ci mille cristaux bruts qu’il nous laisse admirer pêle-mêle, comme en vrac, à l’instar des fragments de souvenir qu’il va pêcher parmi le microcosme urbano-estudiantin qui l’obsède. Il ne s’agit donc pas simplement de fournir des indices biographiques en vue de résoudre le mystère de la tête volante, mais pour le mystère de la tête volante de fournir des indices biographiques à propos des personnages du récit, et par extension, des indices sociologiques à propos de leur milieu, de stimuler la pensée par l’exercice de la pensée, celle des gens, celle des lieux, au travers notamment d’idées librement associées (les « G affairs » du titre : G comme Gun, Gang, Gum, G-Shock, Gonorrhea, étiquettes thématiques apposées au matériau mémoriel comme par l’esprit traumatisé que Lee Cheuk Pan s’évertue si hardiment à mettre en images). Il y aura bien sûr quelques lieux communs et quelques inepties qui s’ajouteront à la mixture, mais rien qui ne soit pas compensé par quelque composition héroïque ou quelque idée de mise en scène inusitée, rien qui ne participera pas en tout cas à l’alléchante proposition noésique en laquelle consiste l’expérience même de G Affairs. (Olivier Thibodeau)
photo : Pollux Barunson Production
IDOL
Lee Su-jin | Corée du Sud | 2019 | 144 minutes | Compétition Cheval Noir
Comment expliquer, comment résumer Idol ? C’est un casse-tête à 10 000 morceaux dont chaque pièce est avancée sur la table par le réalisateur, qui les pousse du doigt avec un air faussement innocent, et dont l’image d’ensemble est laissée incomplète, inachevée, trouée, faisant même douter au spectateur que, si certaines manquent, d’autres s’y retrouvent peut-être par mégarde. Et la métaphore ludique, employée à escient, rend aussi compte de la posture spectatorielle dans laquelle Lee Su-jin nous invite à nous asseoir pour jouer avec lui. On sait comment le cinéma sud-coréen peut être chaud, fiévreux, délirant. On sait comment leurs histoires, souvent poignantes, et leurs mises en scène, souvent enlevantes, peuvent nous embarquer dès le premier quart de tour pour nous laisser, au générique, complètement épuisés. Idol — avec son hit-and-run inaugural, son déplacement de cadavre, son maquillage de la réalité, ses enquêtes inextricables, ses mensonges éhontés, ses innombrables double-cross, sa course à la chefferie, sa vengeance paternelle, ses flics à deux balles, ses prostituées à deux faces, ses immigrants illégaux, ses enfants illégitimes, ses familles dysfonctionnelles — avait tous les éléments pour nous happer. Il n’en sera rien.
Il n’en sera rien, car Lee Su-jin ne nous propose pas un film émotif, mais intellectuel. Il nous demande, non pas de vivre par procuration le déchirement de ses personnages, mais plutôt de dénouer l’intrigue dans laquelle ils se démènent. Il ne cherche pas à nous faire oublier que nous sommes devant un film, mais au contraire à nous le rappeler, et non pas en recourant à quelque configuration réflexive qui briserait, pour ainsi dire, le quatrième mur, mais par des effets de mises en scène et une cinématographie sciemment distanciatives. Il donne à voir des personnages se jouant les uns des autres, tout en se jouant des spectateurs ou, en tout cas, en l’excitant à faire attention, à se concentrer ferme, à recenser tous les détails et à douter de ceux qu’il retient. Dès la scène d’ouverture, lors de laquelle un homme (le politicien que l’on voit arriver à l’aéroport ? son père ? quelqu’un d’autre ?), en voix off, explique (aux spectateurs ? à des interlocuteurs diégétiques ? lesquels ?) comment il a pris plaisir à masturber son fils pendant son enfance et son adolescence, tout est joué. Alors que le spectateur pousse (littéralement) des cris de dégoût ou d’incompréhension, il omet de répondre aux questions qui viennent de déferler.
Et tout le film continuera ainsi, Lee Su-jin s’amusant à détourner notre attention d’une trame déjà chargée, d’un récit déjà embroussaillé, par des mises en scène qui, toujours, nous distraient de l’essentiel : pendant que des discussions s’engagent, lors desquelles s’échangent des informations de la première importance, il place ses personnages, tantôt dans une grange où l’on essaie de ne pas chercher à comprendre que l’on plume des poulets, tantôt dans un salon de massage où l’on tente de ne pas se laisser émoustiller par la masturbation pratiquée. Il égrène ses implants — publicité d’escortes dans une fenêtre de taxi, fils qui sourit lors de son arrestation — qui ne recevront jamais d’éclaircissements (et qui n’étaient donc peut-être pas des implants). Il prend sans cesse plaisir à désamorcer les émotions qui devraient nous gagner : alors qu’on devrait se réjouir pour la victime qui se libère de ses chaînes, on rit de l’assaillant qui vient de se faire déjouer, alors que l’on devrait souffrir avec le père qui s’effondre sur le plancher, on s’émeut du pitou qui vient bouffer ses croquettes.
Le film se termine donc sans que nous n’ayons eu le temps de mettre en place toutes les pièces du puzzle, d’avoir une idée du tableau complet, du portrait d’ensemble, de nous assurer même qu’il en offrait un, nous obligeant à repasser plusieurs fois dans notre mémoire ses multiples séquences, à nous rappeler tel ou tel détail que nous n’avions pas retenu, dont nous peinons encore à saisir la signification, et en nous incitant à nous demander « C’est quoi le titre déjà ? ». Idol. « Ah oui, c’est vrai… ! », afin de nous enjoindre à en revoir toute la trame sous cet angle pour donner un sens à tout ce qui n’en avait pas. « You want to play a game? » (Jean-Marc Limoges)
photo : Newcity's Chicago Film Project
KNIVES AND SKIN
Jennifer Reeder | États-Unis | 2019 | 111 minutes | Camera Lucida
On se demande vraiment quelle importance revêt ici la sursaturation de musique planante dans la création d’affect*. Les ingénieux raccords (presque toujours en dégradés), la plastique bigarrée, les dialogues savoureux, l’utilisation savante des espaces, le pittoresque des personnages et de leurs costumes, les touches subtiles d’absurde, l’étrange décalage de l’univers suburbain diégétique avec le réalisme estudiantin, bref l’onirisme régnant que la réalisatrice instaure si savamment serait-il à ce point envoûtant si ce n’était de la musique ? Sans doute cette dernière est-elle essentielle au caractère immersif de l’œuvre, mais constitue-t-elle pour autant un recours dramatique déloyal ? Se poserait-on la question si on discutait de la musique orchestrale d’un film d’action ? Pourquoi d’ailleurs chercherait-on des noises au film de Reeder pour certaines grossièretés, pour son utilisation appuyée de la musique et pour le recours paresseux à certains effets visuels, alors qu’il s’agit en fait d’un des rares incontournables du cinéma indépendant étasunien « pour adolescents ». Une œuvre, qui à l’instar de Gummo (1997) ou de Toad Road (2012), fait le pari du surréalisme social pour mieux incarner l’état d’esprit adolescent dans le limbe suburbain, coincé entre l’appréhension d’un avenir incertain et le confort du cocon familial, dans un non-lieu bizarre où tout semble refermé sur soi, les gens, les mœurs, l’urbanisme et le microcosme scolaire, où sont tous s’enfoncent comme dans un maelström, n’ayant plus comme bouées que leur camaraderie et leur vivacité d’esprit. La narration est un peu lâche certes, mais ce n’est pas un problème, puisqu’elle s’en trouve plus apte à épaissir l’onirisme environnant, ainsi qu’à former une chorale plus vaste de jeunes sans-voix, dont les parcours parallèles et tressés contribuent ici à un foisonnant et hypnotique panorama de l’aliénation adolescente, mais aussi des pouvoirs transcendants de son imaginaire. (Olivier Thibodeau)
*Critique publiée une première fois dans notre couverture de la Berlinale 2019
photo : Dynamite Films
LETTERS TO PAUL MORRISSEY
Armand Rovira | Espagne | 2018 | 80 minutes | Camera Lucida
Figure controversée, à la fois inconnue du grand public et idolâtrée chez une certaine frange d’amateurs de pop art, Paul Morrissey a eu une carrière cinématographique dans l’ombre d’Andy Warhol, de sa Factory et de tous ceux qui y traînaient (comme Nico, Lou Reed, tout le Velvet Underground que Morrissey filma plus que quiconque en étant leur agent). Chelsea Girls (1966), Flesh (1968), Blood for Dracula (1974), ses films marquèrent par leur subversion des formes standardisées du cinéma l’émergence d’un courant indépendant foncièrement gonzo, privilégiant l’improvisation, la mise en présence des corps (rares sont ceux à avoir aussi bien filmé des corps nus que Morrissey) et d’une forme d’anarchie narrative qui parvenait toujours à se ressourcer dans la rencontre (puisqu’on ne sait jamais quelle impulsion la rencontre de deux inconnus provoquera).
À travers cinq lettres tournées en 16 mm lui étant destinées, le cinéaste espagnol Armand Rovira et son scénariste Saida Benzal explorent dans une succession d’expérimentations hétérogènes les différentes facettes de son œuvre, cherchant à rendre l’état de grâce propre à la diversité de son travail tout en puisant dans la construction de sa vie d’artiste. C’est ainsi que le film débute par un segment christique mettant en vedette une sorte d’émule d’Udo Kier (qui a fait ses premières armes auprès de Morrissey), qui cherche la lumière divine en nous partageant sa dépression profonde face au monde capitaliste. La religion ayant toujours eu une place centrale dans la vie de Morrissey (qui, croyez-le ou non, s’est toujours décrit comme un conservateur de la droite chrétienne), cette première lettre nous met en face d’un artiste qui a trouvé dans la spiritualité une forme d’ancrage au monde en plus d’un catalogue d’icônes à partir desquelles travailler.
Car le cinéma de Morrissey, cinéma d’excès, de dilatation extrême, de radicalisation par le dispositif cinématographique (la caméra y provoque des émois, des débordements), est aussi une forme de style de vie, comme en témoignent les deuxième et troisième lettres. La seconde — la plus courte — sur laquelle on entend seulement la voix rauque d’un survivant de cette époque (l’ex-éphèbe Joe Dallesandro), nous raconte les démêlés avec la drogue de l’acteur fétiche de Morrissey et Warhol. Plaquant cette voix de vieux sage (« Junk always wins. Junk is not a kick, it’s a way of life ») sur des images de skate park, Rovira présente ce portrait crépusculaire et fantomatique comme pour mieux nous amener vers sa troisième lettre, celle qui porte sur la fictionnalisation d’une actrice de Chelsea Girls, qui n’aurait pas eu une grande carrière à la suite de ce premier succès (à l’instar de la majorité de ceux qui prirent part à cet âge d’or de la Factory au cinéma) et qui, obsédée par son image passée, embourbée dans ses photos souvenirs de Manhattan, regarde en boucle la même outrance de Gloria Swanson dans Sunset Boulevard (1950).
Film sur le passage du temps, sur l’implosion de la personnalité à travers la dévotion à des formes artistiques, Letters to Paul Morrissey, dans ses 4e et 5e lettres, et particulièrement dans cette dernière, redouble d’audace technique, jouant de sa pellicule granuleuse, de ses éclairages parfaitement découpés, pour poursuivre cette ronde de fantômes réflexifs, avatars à la Sgt. Pepper d’une galerie de personnages qui se glissent dans un traitement plastique afin de rendre hommage à ce qu’un corps peut être lorsqu’il est magnifié par le cinéma. « That’s how we establish our relationships. Forever », dit ici Hiroko Tanaka, la musicienne japonaise à la recherche d’une onde inédite, d’un alignement, comme ceux de Morrissey, qui font passer les jeux de l’amour et du hasard entre une caméra et des acteurs comme un théâtre exclusif, où le corps de cinéma quitte définitivement le monde des choses terrestres pour devenir un hommage au souvenir de sa présence. (Mathieu Li-Goyette)
photo : Nikkatsu
WE ARE LITTLE ZOMBIES
Makoto Nagahisa | Japon | 2019 | 120 minutes | Compétition Cheval Noir
Dire qu’il y a quelques idées intéressantes dans ce cocktail punk de références pop est un truisme puisque le film tout entier se présente comme un foutoir d’idées, un terrain de jeu visuel, narratif et artistique où règne l’innovation spontanée d’un auteur (Makoto Nagahisa) qui semble avoir écrit et découpé son récit au fur et à mesure du tournage. Ainsi, la caméra, particulièrement gracile, se trouve-t-elle toujours à l’affût de nouveaux angles à exploiter ; ainsi la progression du récit, la bande sonore et la direction artistique tiennent toutes du pur bricolage, du malaxage, de la suture artisanale d’éléments épars issus du monde des jeux vidéo, de la musique punk, de la musique classique, du film musical, du cinéma d’horreur, mais aussi de la culture kawaii et du style excentrique de mise en scène qui prévaut dans le cinéma de genre contemporain au Japon.
Lâchement basé sur la structure narrative des RPGs à la Mother (1989-2015), où quatre personnages allient leurs talents et sillonnent un monde étrange aux allures familières à la recherche d’items capables de les faire progresser jusqu’au prochain « niveau » (le concept de « niveau » appartenant en fait au jeu de plateformes, tel qu’illustré dans le sublime générique d’ouverture), We Are Little Zombies repose donc, malgré ses nombreuses excentricités, sur une structure narrative ultra-linéaire, découpée en chapitres correspondant à chacun des « niveaux » en question. Même l’idée centrale d’une chronique détaillant l’essor et le déclin du band titulaire est plutôt vieillie, parvenant presque à résorber la portée sociale de son récit a priori dickensien dans une critique édentée de l’industrie du spectacle. Tout commence pourtant très bien, avec la rencontre des quatre jeunes protagonistes au moment de la crémation de leurs parents respectifs, puis l’exploration séquentielle des traumas liés à la mort soudaine de ces derniers. Le tout est rendu dans un style typiquement japonais, par addition de détails pittoresques, à grand renfort de gros plans humoristiques et d’éléments graphiques superposés à l’écran (des flèches par exemple, et du texte, qui vient singer la narration en voix off bipolaire qui enrobe le tout).
Le reste est à l’avenant pour être honnête, mais ça s’étire. L’action bouge vite, mais sans qu’il n’y ait de liens solides qui se tissent entre les différentes séquences, outre un certain désir de toujours trouver une nouvelle idée de mise en scène, un nouveau truc visuel, une nouvelle poudre à nous lancer au visage. C’est comme une Créature (de Frankenstein) qui tourne dans une roue, couturée de parcelles d’imaginaire empruntées par-ci par-là, à Street Fighter II, à Brueghel ou aux Sex Pistols, mélancolique et burlesque à la fois, accoutrée à la plus énième mode clocharde, une Créature postmoderne qui tourne et tourne pour notre amusement sur fond de musique sublime, quelque part entre du Shogo Sakai, du Love Spread, du Mana Ashida et du Puccini. Une proposition à prendre ou à laisser, certainement, mais une œuvre dont la vigueur et l’inventivité sont presque contagieuses, et dont la diégèse recèle assez de merveilles pour qu’il faille s’y aventurer. (Olivier Thibodeau)
JOURS 1-2
(The Art of Self-Defense, Sadako, Sons of Denmark, Swallow)
JOURS 3-4
(Almost a Miracle, Away, Come to Daddy, Critters Attack!, Vivarium)
JOURS 5-6
(The Gangster, the Cop and the Devil, L'inquiétante absence,
Look What's Happened to Rosemary's Baby,
Mystery of the Night, Paradise Hills, The Wonderland)
JOURS 7-9
(G Affairs, Idol, Knives and Skin,
Letters to Paul Morrissey, We Are Little Zombies)
JOURS 12-13
(Alien Crystal Palace, Cencoroll Connect, Door Lock It Comes)
JOURS 17-18
(Culture Shock, The Island of Cats,
Lake Michigan Monster, Night God, Les particules)
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