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Fantasia 2024 : Partie 5

Par Thomas Filteau, Alexandre Fontaine Rousseau, Mariane Laporte, Laurence Perron et Olivier Thibodeau

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prod. Shaw Brothers

KILLER CONSTABLE
Kuei Chih-Hung  |  Hong Kong  |  1980  |  98 minutes  |  Fantasia Rétro

À Fantasia, une tradition est une tradition. Année après année, on peut compter sur le festival pour déterrer deux ou trois pépites du catalogue de la mythique maison de production Shaw Brothers. Il faut dire que la profondeur des archives de ce légendaire studio de Hong Kong paraît presque infinie, les entreprises de restauration et de réédition se succédant les unes à la suite des autres sans que la source ne semble vouloir se tarir. Les deux films présentés cette année sont ainsi tirés d'un troisième coffret Blu-ray Shawscope à paraître plus tard cette année, gracieuseté de Arrow Video.

Bien que The Avenging Eagle (1978) de Sun Chung soit un wuxia exceptionnel, tourné dans les règles de l'art alors que le studio était toujours au sommet de sa gloire, la réelle surprise de la sélection était sans contredit l'atypique Killer Constable (1980) de Kuei Chih-Hung. Mieux connu des amateurs pour ses thrillers occultes extravagants, tels que Hex (1980) ou encore le culte The Boxer's Omen (1983), Kuei détourne ici les conventions du récit de chevalerie héroïque ; son traitement du wuxia est visiblement inspiré des codes du film noir, mais baigne aussi dans une atmosphère glauque rappelant le cinéma d'horreur ayant fait la gloire du réalisateur.

Ce n'est pas seulement parce que le protagoniste du récit est un magistrat impitoyable, n'hésitant jamais à exécuter les individus qui se trouvent devant lui ; ce n'est pas, non plus, parce que tout le film macère dans une ambiguïté morale qui détonne d'emblée de ces figures de nobles justiciers ayant fait la renommée du genre. La mise en scène même de Killer Constable désamorce la noblesse des combats, les chorégraphies des séquences d'action délaissant les démonstrations de bravoure spectaculaire au profit d'une violence lente et démoralisante.

Même les décors et les éclairages contribuent à l'atmosphère asphyxiante de l'ensemble. Kuei campe l'un de ses affrontements majeurs dans un marécage boueux, parfaite représentation du marasme dans lequel sont plongés les personnages de ce récit qui s'enlise petit à petit dans la noirceur. Il n'y a pas d'espoir, pas de rédemption possible au bout du compte : le plan final, d'une tristesse n'ayant d'égal que sa beauté, montre seule sous la pluie battante la fille abandonnée de l'un de nos héros assassinés. Le cinéaste nous laisse sur cette question : à quoi sert donc cette justice sans compassion ? (Alexandre Fontaine Rousseau)

 


prod. Historias Cinematograficas

ELECTROPHILIA (LOS IMPACTADOS)
Lucía Puenzo  |  Argentine / Chili  |  2023  |  90 minutes  |  Compétition Cheval Noir

La caméra d’Electrophilia, de Lucía Puenzo accompagne Ada, une vétérinaire (interprétée par la toujours hypnotique Mariana Di Girólamo) qui a été frappée par la foudre en tentant d’aider une vache à mettre bas dans le cadre de son métier. Traumatisée par l’expérience et terrassée par des symptômes physiques difficiles à ignorer, Ada trouve refuge auprès d’un groupe de survivant·e·s ayant subi le même type d’accident. La bande a été constituée à l’initiative de Juan, un docteur charismatique étudiant les interactions entre l’électricité et le corps humain. Avide de contacts avec cette force énigmatique de la nature que les humain·e·s peuvent seulement prétendre avoir domptée, chaque membre du groupe doit négocier sa relation personnelle à l’électricité. Mais iel n’a pas à le faire seul·e, car aucun des personnages n’est un électron libre dans Electrophilia : comme les particules de charge négative, toustes gravitent autour du noyau qu’est la communauté des électrocuté·e·s.

Dans Frankenstein, la grenouille et l’électron. Les sciences et la performativité queer de la nature, la physicienne et philosophe Karen Barad s’intéresse à la manière dont la matière est le fruit non pas d’une interaction, mais d’une intra-action, une activité qui, plutôt que de se produire dans le monde, produit le monde. L’un des exemples les plus beaux qu’elle donne de cette théorie assez complexe est la foudre. Des études portant sur le comportement de l’électricité ont démontré que, contrairement à la croyance populaire, la foudre ne tombe pas sur terre ; plutôt, ce sont les charges électriques du sol et du ciel qui se cherchent et se rencontrent quelque part entre les deux. Elle y voit un désir qui « ne trouvera pas satisfaction tant que l’intensification ne se sera pas déchargée » [1].

Cette référence ne paraîtra pas hors propos à quiconque a visionné Electrophilia. Si je n’ai cessé de penser à la théorie du réalisme agentiel de Barad en regardant le film, c’est parce que le récit de Puenzo en est un de désirs — charnels certes, mais ce n’est pas là le plus grand intérêt du film (et l’aridité mécanique des scènes sensées être torrides le rappelle malheureusement trop bien). C’est lorsqu’Electrophilia opère une scission entre sexe et sensualité, qu’il explore la pulsion en dehors de sa dimension libidinale qu’il est le plus réjouissant et érotique. Le film nous rappelle que nous sommes des créatures électriques : notre système nerveux dépend des influx d’électricité qui traversent et meuvent nos corps. Qui les mettent en relation, aussi, par des flux traversants, des lignes de fuites et des élans attractifs. Que le désir fait bien plus que nous lier les un·e·s aux autres et nous pousser à l’entrechoc, qu’il est une force agissante nous liant à l’univers — peut-être la plus importante de toutes. (Laurence Perron)


[1] Karen Barad, «TransMatérialités Trans*/ Matière/ Réalités et imaginaires politiques queer» [2015], traduit de l’anglais par Mona Gérardin-Laverge et Romain/Emma-Rose Bigé, Multitudes, no 82 (2021/1) : 185.

 


prod. Ahn Mong-sik

THE TENANTS
Yoon Eun-kyung  |  Corée du Sud  |  2023  |  89 minutes  |  Sélection 2024

Qu’est-ce qui vous traumatise le plus ? Un inconnu qui vous bave dessus, oser un #2 dans une toilette publique, un médecin qui vous propose d’équilibrer votre yin et votre yang alors que vous le consultiez pour un acouphène, un weirdo arborant un chapeau à plumes qui se métamorphose en coquerelle, trépasser d’une surdose de comprimés organiques, griller une cigarette en insuffisance respiratoire, bosser des heures supplémentaires non rémunérées pour une compagnie qui vend de la viande cultivée en laboratoire ou des vacances dans le Sud comme seule échappatoire? Vous pourrez confirmer votre choix ce 4 août à la prochaine représentation du film The Tenants (la réalisation de Yoon Eun-kyoung et non le navet de 2005 qui met en scène Snoop Dogg).

Le verre est à moitié vide pour Shin-dong (Kim Dea-geon), employé acharné de la firme Happy Meat. Ce fervent amateur de ramens sacrifie sa vie conjugale au profit de considérations économiques ancrées dans une mentalité axée sur la productivité. Il épargne, pour ainsi dire, ses rapports humains; les échanges qu’il entretient avec son unique ami, affectueusement surnommé M. Dork, sont des projections holographiques transmises par son cellulaire. Menacé d’expulsion par son propriétaire et ne parvenant plus à rembourser les frais médicaux pour traiter son épuisement professionnel, il décide de sous-louer sa salle de bain à un couple marié afin de joindre les deux bouts; des énergumènes au look vestimentaire anachronique qui lui infligeront de l’insomnie. À force de lents zooms avant sur les fentes d’une grille d’aération, nous comprenons qu’il y a «anguille sous trappe» au sein de cette colocation haute en couleurs.

La Corée du Sud possède l’un des taux de suicide les plus élevés au monde, principalement dû à la pression académique sur les étudiants. The Tenants critique le système ultra-compétitif du pays et ses effets néfastes sur la jeune génération. Les tensions de Shin-dong transparaissent explicitement par des hallucinations cauchemardesques, rappelant vaguement la nature expérimentale des crises psychotiques du personnage de Jack Nance dans Eraserhead (David Lynch, 1977). Lorsque son œil se démultiplie telle la fresque de Dali dans Spellbound (Alfred Hitchcock, 1945), son regard en abîme suggère une métaphore des mécanismes modernes de contrôle  une sorte de panoptisme foucaldien  ainsi que l’illustration cinématographique de son désordre mental. Les nuances de gris contrastées peuvent participer à communiquer cette idée, mais elles sont pour moi davantage un choix esthétique qu’une nécessité qui en justifie l’utilisation. Le décor fade de l’appartement (un huis clos asphyxiant) se confronte à la prestance des gratte-ciels tournés en grand angle. En ces lieux, on sent le protagoniste prisonnier de son environnement.

La cause de mon stress post-visionnement : des vacances dans le Sud ou l’illusion qu’un séjour près de la mer à l’ombre des palmiers puisse combler le vide intérieur creusé par la société capitaliste. Ce qui semble être la seule solution proposée ici. (Mariane Laporte)

 Prochaine projection : 4 août à 19h15 (Salle J.A. DeSève)



prod. Cine Bazar

LOVE & POP
Hideaki Anno  |  Japon  |  1998  |  110 minutes  |  Underground

Le premier plaisir que renferme Love & Pop se retrouve dans la transition de l’animation à la prise de vue réelle pour Hideako Anno, auteur de l’anime culte Neon Genesis Evangelion (1995). S’il y troque les codes du récit de mecha et de la science-fiction dans lesquels baignait Evangelion pour brosser le portrait d’un groupe d’écolières tokyoïtes à la fin des années 90, les rapprochements thématiques sont néanmoins évidents. Anno se fascine encore ici pour les moments transitoires entre l’adolescence et l’âge adulte, en insistant sur la solitude propre à une jeunesse qui se frotte à un monde carnassier où l’incertitude face à l’avenir se conjugue à l’instrumentalisation des jeunes corps par des adultes cupides.

Adaptation d’un roman de Ryū Murakami, Love & Pop se structure comme une course contre la montre, alors qu’Hiromi (Asumi Miwa) tente de trouver les fonds nécessaires à l’achat d’une bague qu’elle convoite avant la fermeture de la boutique où elle l’a aperçue. Pour ce faire, elle s’adonnera à l’enjo kōsai, un type de travail d’escorte majoritairement pratiqué par des lycéennes. Anno inspecte l’enjo kōsai comme le symptôme d’un contexte ultracapitaliste, alors que la sortie de l’adolescence se révèle comme une période vulnérable où les vies qui s’esquissent prennent la forme d’une commodité à laquelle s’associe une valeur, matérielle ou morale. Il y a une cruelle acuité dans cette représentation du travail du sexe par Anno, tout particulièrement dans la façon de représenter les discours moralisants auxquels fait face la protagoniste comme l’extension d’une parole matérialiste et autoritaire. Dans ce monde ou des adultes s’avèrent enfantins, tel le père de la protagoniste, constamment accroupi pour jouer avec son train en modèle réduit, ce sont les adolescentes, solitaires dans leur chambre, qui portent le poids des interrogations sur la forme que prendra le monde à venir.

Il s’agit aussi d’une exploration des innovations technologiques de la fin des années 90, autant dans la spécificité de son portrait des imbrications entre l’enjo kōsai et l’accessibilité grandissante des téléphones portables, qui permettent à Hiromi de se lier à ses clients, comme dans l’emploi de l’image numérique par Anno. L’usage de la caméra MiniDV, compacte et facilement transportable, s’avère l’occasion d’artifices visuels franchement saisissants, alors que l’objectif se glisse tour à tour dans un verre de bière, sous le tissu d’un chandail, ou s’attache au mouvement de va-et-vient d’un ventilateur, comme si les objets peuplant le quotidien renvoyaient un regard, cynique mais généreux, au monde qui les avait créés. (Thomas Filteau)

 


prod. Entertaining Power / HG Entertainment Film company / et al.

TWILIGHT OF THE WARRIORS: WALLED IN
Soi Cheang  |  Hong Kong  |  2024  |  124 minutes  |  Sélection 2024

Il y a une scène dans Twilight of the Warriors où le personnage de AV (German Cheung), le docteur de fortune de Kowloon, répare le bras disloqué du protagoniste (Raymond Lam) en le repoussant violemment dans sa capsule articulaire. Métaphore parfaite pour décrire ma propre expérience de ce film haletant, énième preuve de la suprématie hongkongaise en matière de cinéma d’action : la vivification de mon corps meurtri par une couverture festivalière abrasive, qui soudain semble retrouver tout son sens dans le pur plaisir d’une expérience cinéphilique exquise partagée entre barjos de genre. Liesse provoquée par l’injection d’adrénaline, l’esthétique grandiose des décors d’antan, et l’excellence chorégraphique de la caméra et des adorables interprètes formant la distribution, qui nous tirent énergiquement dans une épopée martiale aux accents doucereux de drame social.

Puisant allègrement dans l’histoire de Hong Kong, le film met en vedette plusieurs de ses figures légendaires, à commencer par la citadelle de Kowloon, enclave chinoise de 26 kmoù des dizaines de milliers de personnes marginalisées incluant de nombreux réfugiés, s’y entassaient de manière anarchique dans les années 1980, jusqu’à sa destruction en 1993 [1]. Magistralement recréée par la production, cette cité pittoresque sert de toile de fond pour la majorité du récit, qui s’intéresse aux déboires d’un sans-papiers, Chan Lok Kwan, aux prises avec une série de gangsters revanchards menés par le cruel Mr. Big. C’est surtout là que les valeurs de coopération, d’empathie et de communautarisme préconisées par le film viennent s’inscrire, au sein d’une narration touchante où les enjeux dramatiques viennent justifier l’âpreté des combats. Et où d’autres figures légendaires, comme Sammo Hung dans le rôle de Mr. Big et Louis Koo dans celui de Cyclone, le valeureux seigneur de Kowloon, tirent leur révérence et cèdent (malgré eux) leur place aux générations suivantes, incarnées par Raymond Lam, Chun-Him Lau, Tony Tsz-Tung Wu et Philip Ng (mémorable en homme de main psychotique) dans une passation sanglante des pouvoirs.

Malgré la mort de nos héros d’enfance, il s’agit pour moi ici du remède parfait au Roundup: Punishment (2024) de la veille, œuvre typiquement contemporaine qui nous rappelle avec une certaine violence l’effritement des valeurs morales et l’hypocrisie inhérente à une vision conservatrice de l’existence, où l’on démonise les criminels tout en glamourisant toutes les causes du crime, et où l’excentricité est synonyme d’humanité. Non seulement les personnages agiles et savoureux de Warriors conjurent-ils l’image du monolithe insipide interprété par Don Lee, sa plastique fabuleuse nous emporte-t-elle loin de l’imaginaire urbain générique de sa contrepartie et son sens aiguisé du spectacle éclipse-t-il la mise en scène empruntée de Heo Myeong-haeng, mais la présence de véritables enjeux humains, aussi mélodramatique soit leur représentation, nous redonne du cœur à la tâche. Elle nous rappelle surtout que la virtuosité technique n’est rien sans une bonne dose d’âme, et que les questions d’honneur, ou d’éthique, sont toujours plus complexes chez les gangsters et les marginaux que chez les policiers… (Olivier Thibodeau)


[1] Ajoutons ici un bémol, et demandons-nous ce que, politiquement, ce choix de localisation implique pour un cinéma hongkongais sous le joug chinois. Représente-t-il un simple hommage à un mode de vie communautaire perdu ou plutôt la nostalgie vinaigrée d'un territoire chinois phagocyté par Hong Kong?

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Article publié le 4 août 2024.
 

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