DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

RIDM 2022 : Partie 5

Par Thomas Filteau et Olivier Thibodeau

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6


prod. Vidéographe

LE SPECTRE VISIBLE
Sarah Seené et Maxime Corbeil-Perron  |  Québec  |  2022  |  18 minutes  |  Compétition courts et moyens métrages

Bien que son sujet (l’expérience vécue d’individus frappés par la foudre) revête un intérêt singulier, le film se distingue surtout grâce aux enivrantes compositions visuelles de Seené et Corbeil-Perron qui, au rythme d’une obsédante trame orchestrale, permettent de matérialiser la part de mysticisme inhérente à l’expérience de mort imminente narrée par les intervenant·e·s. Produit dans le cadre de la résidence du 50e anniversaire de Vidéographe, Le spectre visible est un amalgames de témoignages en voix off recueillis auprès de cinq survivant.e.s et d’images argentiques créées a posteriori pour illustrer leurs dires. Or, si cette tactique de mise en scène échoue finalement à former un tout cohésif, à cause notamment de la qualité variable des enregistrements sonores, elle recèle néanmoins plusieurs fulgurances visuelles et narratives qui contribuent somme toute à une expérience de visionnage fascinante.

Ce qui commence comme une série de mises en contexte un peu banales et factuelles des événements provoque surtout notre fascination via l’insondabilité des images à l’écran, incluant la présence obsédante de flammes giratoires maniées par une jongleuse de feu, lesquels s’apparentent dans leur ballet fiévreux à quelque phénomène cosmique insaisissable. C’est l’incarnation sur pellicule d’une force mystique tramée en filigrane, un peu comme les inserts impressionnistes constitués de flashs lumineux et de zébrures électriques. Les séquences subséquentes servent surtout à représenter de façon littérale les lieux décrits par les intervenant·e·s, soit les fermes de mouton ou les terrains de golf où ielles se trouvaient au moment du trauma. Or, si ces images plus prosaïques semblent parfois génériques ou fragmentaires, c’est aussi pour mieux s’apparenter au souvenir. Captées avec une insouciance étudiée sur un support physique texturé, à la manière des film de famille pré-analogiques, ces images sont à la fois évocatrices et élusives, rappelant une consistance onirique proche de l’inconscient. Elles sont pourtant insuffisantes quand vient le temps d’illustrer certains aveux plus spectaculaires ou métaphysiques. Les histoires de boules de feu, de brûlures arborescentes, de voyages astraux ou de messages extra-planaires éludent ainsi l’enrobage mystique consenti par les auteur·rice·s à certains autres éléments, au cœur d’un film certes imparfait mais néanmoins captivant. (Olivier Thibodeau)

Projection : 25 novembre à 20h30 (Quartier latin)

 


prod. Spectre Productions

LES VOIX CROISÉES [XARAASI XANNE]
Bouba Touré et Raphaël Grisey  |  France/Allemagne/Mali  |  2022  |  122 minutes  |  Panorama – Horizons

Animé par un souffle épique, Les Voix Croisées propose une incursion généreusement documentée à travers l’histoire du peuple malien dans le sillon du colonialisme français, s’intéressant plus spécifiquement au village de migrants de Somankidi Coura, où les travailleurs partis en France sont revenus en 1977 pour fonder une coopérative agricole afin de transcender les effets délétères des monocultures (de coton et d’arachides) imposées par les envahisseurs. Il s’agit également d’un hommage vibrant à l’irrésistible chercheur photographique Bouba Touré, coréalisateur et narrateur du film décédé au mois de janvier dernier, en cours de post-production de cet opus touffu dont le développement s’est étiré sur dix ans. Né en 1948, émigré en France dans les années 70, où il fait des études de projectionniste à l’Université de Vincennes et capture dans ses photographies les luttes des travailleurs migrants (d’abord pour la sortie des « foyers », taudis infâmes aménagés par les marchands de sommeil, puis pour la régularisation des sans-papiers), Touré est l’un de ces hommes à travers qui semble couler l’histoire. C’est un réceptacle diachronique dont le trop-plein se déverse ici d’une façon furieuse et chaotique grâce au travail archivistique de son collaborateur de longue date, Raphaël Grisey, un autre photographe ethnographique. Débutant avec des images subjectives de son appartement encombré du 11e arrondissement, à Paris, où s’empilent les affiches, les enregistrements audiovisuels et les photographies qui servent de matériau de travail, le film constitue une invitation de la part de Touré à s’embarquer pour un long, tortueux et mémorable périple à travers les méandres du postcolonialisme. De la détresse totale jusqu’à l’espoir d’un avenir rosi par l’autodétermination alimentaire.

Il est facile de pardonner les quelques défauts d’usage du film, sa durée princière et sa nature légèrement bordélique, au vu de l’amplitude du projet et des nombreuses réalités sociales qu’il aborde. Sa construction antichronologique est d’ailleurs souvent porteuse de sens en cela qu’elle permet d’exposer crûment le caractère cyclique des abus perpétrés à l’endroit des peuples colonisés. Le parallèle entre les luttes des travailleurs migrants dans les années 1970 et 2000 met ainsi en exergue la pérennité d’un problème perpétué par l’apathie d’élites racistes, de même que les films industriels de la Pathé vantant la culture des arachides au Mali trouvent écho dans les images de la désertification du Sahel, qui depuis cinquante ans s’empire au point de devenir bientôt invivable. Ce qu’on nous propose ici, c’est de vivre l’histoire en mouvement, au gré d’une manne d’images d’archives personnelles et institutionnelles étourdissante qui couvre des pans considérables de l’existence malienne depuis l’invasion française de la fin du 19e siècle, s’organisant autour du leitmotiv de la termitière renversée et d’une subjectivité africaine fièrement revendiquée. On se retrouve donc alternativement dans les tranchées de la Première guerre mondiale, sur les bateaux de conscrits et de manœuvres, parmi les ouvriers et les paysans en lutte dans la France des cinquante dernières années, partageant l’espace avec des figures tutélaires comme le cinéaste mauritanien Sidney Sokhona ou le politicien bissao-guinéen Amílcar Cabral. On se retrouve surtout parmi les travailleurs agricoles de Somankidi Coura et leurs magnifiques récoltes de tomates et de millet, porteurs d’espoir d’un Sahel de 2051 recouvert de pastèques, legs des braves comme Touré qui ont décidé de stopper la roue du progrès pour mieux assurer la pérennité de la vie. (Olivier Thibodeau)

Projection : 26 novembre à 18h00 (Cinémathèque)

 


prod. Babylon'13

ONE DAY IN UKRAINE
Volodymyr Tykhyy  |  Ukraine/Pologne  |  2022  |  78 minutes  |  Panorama – Essentiels

One Day in Ukraine nous accroche d’emblée grâce à une scène d’ouverture particulièrement astucieuse. Sous le bruit des sirènes annonçant un énième raid aérien, l’objectif s’attarde sur une volée d’escaliers située dans une station de métro kiévienne. « 13 mars 2022 », nous indique un intertitre, « 2943e de la guerre russo-ukrainienne ». La caméra amorce ensuite sa lente progression vers le fin fond de la station, à la rencontre d’un peuple troglodyte forcé d’y élire domicile sous la menace des bombardements d’un ennemi invisible mais omniprésent. Une vieille dame nous confiera d’ailleurs du tac au tac qu’il s’agit là de l’endroit optimal pour vivre en ce moment, « bien mieux qu’une cave », démontrant ainsi de façon troublante le caractère anodin de la terreur quotidienne vécue par ses compatriotes.

Le film nous propose aussi pour l’occasion quelques montages impressionnistes habiles, usant de raccords rapides entre les images de familles dans des gîtes de fortune et des images de maison dévastées, question de matérialiser à l’écran les souvenirs violents qu’entretiennent ces gens déplacés. Il nous offre en outre quelques comparaisons dialectiques intrigantes entre des plans de petits camions en plastique et de tanks russes, entre des images publicitaires de baguettes brisées et d’oranges pressées et des vignettes de chaumières dévastées, parasitant ainsi la représentation idéale d’une existence « ordinaire » (où les enfants jouent et les publicistes nous vendent du jus) et la vérité d’une population dont les membres sont eux-mêmes devenus des pions dans un jeu funeste entre nations. Et même si l’œuvre ne parvient jamais tout à fait à maintenir le rythme, elle tend à prouver que le documentaire est peut-être mieux adapté à décrire la réalité du peuple ukrainien que la fiction, dont les schémas dramatiques ou épiques, voire convenus, n’exsudent que rarement le sens prosaïque du réel qu’on retrouve ici. Même le militarisme intrinsèque de l’œuvre semble parfaitement logique dans les circonstances.

Fait majoritairement d’images tournées le 14 mars, soit la journée hommage aux (soldats) volontaires en Ukraine, le film constitue lui aussi une sorte d’hommage aux gens mobilisés pour le pays. Il associe ainsi le service militaire à une forme de « care » (soin) en traçant des parallèles entre le travail d’une cuisinière bénévole et d’un groupe de combattants qui arpentent des paysages suburbains dévastés à la recherche d’ennemis. L’exaltation tramée de l’implication citoyenne est d’ailleurs tellement entière qu’il ne semble pas y avoir d’ironie dans le montage alterné entre la préparation d’un repas « pour un héros » et l’arrestation par les militaires de quelques pilleurs, qu’ils attachent ensuite à-demi nus contre des poteaux pour qu’ils « réfléchissent à leur vie », démontrant ainsi une forme de rectitude morale extrême, exacerbée par la situation. Au final, One Day in Ukraine se présente ainsi comme une leçon d'étiquette face à la réalité extraordinaire d’une guerre défensive qui perdure, et à laquelle participent des gens de cœur, fragilisés par un Mal dont les traces se retrouvent partout en filigrane : dans la réalité du rationnement, les alarmes soudaines, les rumeurs de bombardement, les paysages remplis de cratères, les édifices brûlants et les explosions en série, filmées dans des plans d’ensemble dantesques qui nous rappellent avec douleur que, si les Ukrainiens ont tant besoin de volontaires, s'ils sont si endurcis, c’est aussi à cause de l’indifférence internationale… (Olivier Thibodeau)

Projection : 26 novembre à 20h00 (Cinéma du Parc)

 


prod. Memory

CROWS ARE WHITE
Ahsen Nadeem  |  États-Unis  |  2022  |  99 minutes  |  Panorama – Horizons

Crows Are White se présente initialement comme le récit d’une transposition, où le désir d’Ahsen Nadeem de dévoiler un secret (un mariage avec une femme non-musulmane, dissimulé à ses parents) passe par la recherche d’une révélation étrangère, dans l’observation d’une situation qui puisse lui être analogue et, ainsi, baliser un chemin vers l’aveu. Nadeem se rend donc au Mont Hiei, en banlieue de Kyoto, pour y observer les rites ascétiques d’une communauté bouddhiste Tendai, où l’illumination n’est atteinte que par l’expérience physique limite, dans des rituels passant du jeûne à l’interdiction de sommeil. Mais le projet filmique initial faillit : les moines refusent de discuter d’expériences intimes avec lui, puis la sonnerie de son téléphone portable, qui retentit durant le tournage d’une cérémonie officielle, suffit pour mettre l’équipe de tournage à la porte.

C’est dans ce moment de défaite que Nadeem rencontre Ryushin, qui deviendra la figure tutélaire du documentaire et le correspondant tout indiqué à la narration humoristique et autodérisoire du réalisateur. Le jeune moine bouffon, amateur de heavy metal, lui permet alors de dévoiler les contradictions silencieuses derrière la pratique bouddhiste rigoureuse. Si c’est également sous la contrainte familiale que Ryushin est devenu moine, sa posture de dévot libertin relève moins du secret coupable que de l’accueil d’une existence paradoxale. Ses désirs consommateurs, la gloutonnerie occasionnée par les vitrines de desserts ou sa consommation d’alcool prennent l’apparence de contradictions quotidiennes qui n’entravent pas tant sa stature religieuse, mais deviennent plutôt l’assise d’une éthique du non-jugement.

La réalisation du documentaire devient alors l’instrument menant au dévoilement du secret, moins par son caractère initiatique que par la nécessité d’apposer au récit une conclusion essentielle. Il faut bien finir le film et, Nadeem le répète, il ne peut se boucler que d’une façon : par la rencontre avec ses parents. Mais il est également clair que Crows are White agit tout autant comme le déclencheur d’une divulgation que comme un détournement qui la précède, comme si le film devenait lui-même une tentation permettant de différer le moment de la révélation. Dans ce qui apparaît alors comme un détour nécessaire pour le dissimulateur, on ne sait parfois où situer l’honnêteté de la démarche, qui dans ses analogies peine à développer un investissement avec ses sujets au-delà du comique ou du jeu de correspondance. L’impression finale est que chacun des deux pans du récit s’avère une excuse pour encadrer et refléter l’autre. Néanmoins, malgré l’absence d’un discours réflexif approfondi sur sa démarche, on peut se fasciner pour ce film-labyrinthe qui questionne en filigrane la possibilité et l’exigence d’une confidence, lorsqu’elle se tapit entre le désir ou l’injonction de se livrer, ou qu’elle dissimule elle-même un réflexe, celui de capter le secret de l’autre comme une étape à son propre cheminement moral. (Thomas Filteau)

Projection : 27 novembre à 16h00 (Cinéma du Parc)

 

Rewind & Play

PARTIE 1
(The Eclipse, Forêts, Jet Lag, Way Ahead of Us)

PARTIE 2
(Terra Femme, Beyond the River Banks,
Geographies of Solitude, Dry Ground Burning)

PARTIE 3
(The One Who Runs Away is the Ghost, 7 paysages,
Nowhere to Go but Everywhere, Myanmar Diaries)

PARTIE 4
(J'ai placé ma mère, back home,
The Dead and the Others, All That Breathes)

Tolyatti Adrift

PARTIE 5
(Le spectre visible, Les Voix Croisées,
One Day in Ukraine, Crows are White)

PARTIE 6
(What About China?, Anhell69, Luminum,
Churchill, Polar Bear Town)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 25 novembre 2022.
 

Festivals


>> retour à l'index