DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
L’équipe Infolettre   |

RIDM 2019 : Partie 4

Par Claire-Amélie Martinant, Olivier Thibodeau et Maude Trottier


photo : Agat Films & Cie

ADOLESCENTES
Sébastien Lifshitz  |  France  |  2019  |  135 minutes  |  Portraits

Adolescentes, de Sébastien Lifshitz, m’a tant émue que je peine à savoir par où entamer ce texte. Peut-être en disant d’abord que le film m’a beaucoup fait penser au magnifique Genèse de Philippe Lesage (2019), non seulement par la parenté de sujet que les deux propositions convient, mais par la même délicatesse avec laquelle la caméra capte la spontanéité de ses personnages, en se tenant au plus proche d’eux tout en étant mue par un rare sens de la pudeur, de même que par la sensualité qui se dégage de la photographie, avec ses halos naturels, ses couleurs vibrantes et cette façon si tactile de laisser la lumière se déposer sur la peau des choses. Or, si les deux films se penchent aussi avec une égale tendresse sur la tourmente caractéristique du temps des premiers émois et des prises de position balbutiantes, Adolescentes propose quant à lui une expérience temporelle d’un ordre bien précis, puisqu’il déploie les parcours d’Anaïs et d’Emma au travers du passage du temps, en les suivant de l’âge de 13 à 18 ans.

Ce travail au long cours, qui nous donne à voir à travers une diachronie très fluide les deux amies vivre les aléas du système scolaire français, le rapport tensif aux parents, tout l’amour qui recouvre les situations cocasses de l’amitié au quotidien, accroche dans son filet les évènements tragiques de 2015. Des inserts des séquences télévisuelles des attaques du Bataclan viennent ainsi s’inscrire du dehors dans la trame de l’expérience intime, fournissant matière à larmes, à débats en classe, à polémique par exemple entre Anaïs et sa mère. Tourné en province, dans la ville tranquille de Brive-la-Gaillarde, Adolescentes ne pouvait vraisemblablement pas prévoir le tournant politique qui s’est alors mis à impulser le film. Le cinéaste en fait l’occasion de mieux marquer et thématiser l’écart qui caractérise les terrains familiaux foncièrement distincts des deux filles, lorsque notamment nous sont montrées les allégeances respectives des familles aux partis de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron, dans la foulée de l’élection de 2017. C’est dès lors un portrait agrandi que projette le film, le contrepoint du milieu social s’y faisant le réceptacle des problèmes qui lui sont inhérents, et que tentent de résoudre les deux adolescentes selon les moyens psychologiques dont elles disposent. Tandis qu’Anaïs, qui est issue d’une famille de classe moyenne, arrive à se positionner devant la maladie de sa mère, l’apathie de son père, l’incendie de sa maison, la mort de sa grand-mère et un chagrin d’amour lancinant, avec toute la force de l’empathie et de l’esprit terre-à-terre, Emma, qui vient d’une famille davantage bourgeoise et éduquée, bataille son tempérament artistique contre une mère dont l’amour pour sa fille prend pour visage une critique incessante qui laisse celle-ci aux prises avec un problème de confiance en elle. De fait, autant Anaïs nous présente un visage délié, souvent rieur et animé, même sous le coup de l’irritation vis-à-vis de l’attitude de ses parents, autant la placidité du regard d’Emma accuse une rébellion soumise qui rappelle par moment la Charlotte Gainsbourg de L’Effrontée de Claude Miller (1985).

Outre le naturel et la subtilité avec lesquels le film enregistre la gamme d’émotions et de sentiments qui exalte et rythme la vie de tous les jours, Adolescentes, de par son montage incisif et elliptique, présente des effets d’entrechoquement qui, d’une part, font en sorte qu’on ne s’y ennuie jamais, et qui, d’autre part, construisent des surprises émouvantes, en aménageant dans le train-train des séquences qui en brisent la monotonie et en relèvent la beauté éphémère. Le film semble ainsi vouloir délicatement protéger la vie d’Anaïs et d’Emma, tout en nous en faisant le don incommensurable. (Maude Trottier)

 


photo : Les Films Luc Moullet

ANATOMIE D’UN RAPPORT
Luc Moullet et Antonietta Pizzorno-Moullet  |  France  |  1976  |  82 min  |  Un pied devant l’autre, un pas de côté

Elle, revient d’un stage à l’étranger. Lui, tout heureux de retrouver sa compagne, souhaite lui faire l’amour et lui souffle à l’oreille des « Détends-toi » à tire-larigot pensant qu’elle lui joue un tour. Elle, n'y trouve aucun plaisir et se lasse de ce manque de tact prenant conscience que ses besoins n’ont jamais été assouvis. Elle, décide de ne plus se soumettre au diktat du patriarcat et qu’après trois années de vie commune, leur histoire est terminée. Elle quitte le domicile valise à la main pour s’installer, seule, dans une chambre louée qui lui confère l’espace et le temps nécessaire pour y voir plus clair sur leur couple qui bat de l’aile.

Se sentant comme un objet de désir, elle amorce un dialogue entre eux malgré les réticences de son compagnon, qui lui n’y voit que frustration et coup de poing dans le ventre, comparant la douleur ressentie à celle de Prométhée lorsque l’aigle chaque jour lui dévorait le foie. « Je ne veux pas me vanter, mais j’ai bien l’impression que si tu es restée avec moi, c’est parce que ces trois dernières années, vraiment, t’as pris ton pied assez souvent ». Elle lui rétorque que « Non, c’est pas vrai. C’est une comédie que je me jouais moi-même ». Petit à petit, elle reprend possession de son corps, se le réapproprie et tente de lui faire comprendre. « Tu t’es déjà occupé de mon sexe, toi ? Peut-être que tu sais même pas où il est ? D’ailleurs ça ne m’étonnerait pas que tu le saches pas ». Et lui qui réplique « Pendant que t’étais pas là, j’ai connu une fille qui m’a tenu exactement le même discours. Ça m’agace d’entendre le même langage chez toutes les filles maintenant. J’ai l’impression que vous avez toutes perdues votre individualité ». Deux êtres qui ne se comprennent plus et qui pourtant échangent longuement, discourent à toute heure et expriment enfin le fonds de leur pensée. Ils composent ensemble un nouveau terrain d’entente englobant les avancées sociales des années 70 en France. Celles du Mouvement de libération des femmes, qui œuvrent pour la libre disposition du corps, le droit à l’avortement ainsi que l’égalité des droits moraux, sexuels, juridiques et économiques.

Véritable autofiction du couple (Luc Moullet et Antonietta Pizzorno-Moullet), Anatomie d’un rapport dissèque avec un humour caustique à souhait les formes d’oppressions subies par les femmes et l’égoïsme latent des hommes, trop longtemps considéré comme la norme. Les dialogues incisifs et impitoyables se livrent une guerre des sexes sans merci, nous faisant rire aux éclats et bien plus qu’une fois. Étonnant observateur, Luc Moullet nous fait goûter à ses talents pour la comédie absurde et décalée, tout en dévoilant les dessous d’un mouvement politique et social, péremptoire et décisif. Rarement l’intimité et la sexualité furent ainsi discutées par le couple au cinéma et rien que pour cela, ce jeu en vaut franchement la chandelle. (Claire-Amélie Martinant)

 


photo : ONF
 

LE FOND DE L’AIR
Simon Beaulieu  |  Québec  |  2019  |  78 min  |  Compétition nationale longs métrages

En s’inspirant de son intérêt pour le hardcore et les énergies inhérentes au métal, Simon Beaulieu prend le contre-courant des documentaires environnementalistes et climatologiques pour dessiner une fresque de notre train-train quotidien, de notre contemporanéité cauchemardesque. Dérangeant, angoissant, parfois même agressant visuellement, Le Fond de l’air se veut un essai sur notre dénégation à réagir face aux urgences climatiques et aux discours alarmistes pronostiquant la sixième extinction massive, celle de l’homme provoquée par l’homme. « Nous avons très peur de choses très dangereuses qui se sont passées dans le passé, mais nous sommes très mal équipés pour nous représenter une catastrophe qui aura lieu dans l’avenir et d’une taille telle que ce n’est pas à notre niveau. Nous ne pouvons pas imaginer quelque chose de cette taille qui est la disparition du genre humain. »

Ponctuant métronomiquement le film, les archives sonores extraites d’allocutions et de médias divers, citent les propos d’une pléiade d’intervenants intellectuels qu’ils soient philosophes, essayistes, journalistes, activistes, photographes, réalisateurs, écologistes, ingénieurs, anthropologues ou professeurs. Celles-ci et ceux-ci s’insurgent contre le modèle économique capitaliste qui vise la croissance par le profit et la production intensive incitant la société à consommer à outrance. Les conséquences de cette vision unilatérale se révèlent désastreuses sur la biodiversité et réduisent à néant les ressources naturelles. En outre, ces voix s’élèvent contre l’usage manipulateur et trompeur des nouvelles technologies, qui faussement prétendent améliorer notre vie, combler des besoins irréels alors qu'elles nous éloignent toujours un peu plus de notre « soi ». Ces paroles comme provenant d’outre-tombe nous supplient de réagir, nous implorent au changement radical, et à la supplantation de l’industrialisation par notre bon sens.

S’élevant dans l’air et retombant au son d’un bouton de radio actionné du bout des doigts, ces sirènes d’alerte se voient superposées d’archives visuelles (de l’ONF) et de prises de vues réelles, comme autant d’échantillonnages d’instants de vie partagés par les terriens. Ainsi la caméra subjective capte les scènes banales et journalières du lever, de la douche, de la préparation avant le travail, d’éboueurs, d’employés d’un hôpital ou d’un bureau, etc. Notons ici que le réalisateur utilise la nouvelle technologie largement décriée dans son film. La GoPro agit comme un réflecteur de notre réalité qui, à l’inverse du selfie, fait du spectateur le personnage principal du film qui se balade parmi le décor à la manière d'un jeu vidéo. Cette perception voyeuriste, témoin de l’ère actuelle, se voit enrichie d’une ambiance sonore puissamment présente, presque étouffante, venant cuirasser cette étude sociologique comme pour enfoncer un peu plus le clou et dénoncer notre propension naturelle à faire l’autruche. En parallèle, la caméra thermique (un autre jouet technologique) se fend une place dans cette dystopie, ouvrant une fenêtre sur une prémonition futuriste aux allures fantomatiques et présentant ce qu’auraient pu être les derniers instants des hommes sur la terre. Notre civilisation courant à sa fin, cet homme masqué aux apparitions récurrentes est là pour nous le rappeler. Il nous suit comme la peste, usant de subterfuges effrayants, comme autant de piqûres de rappel nous forçant à admettre la situation incomparablement préoccupante dans laquelle nous nous trouvons. Pour obvier à notre propre condamnation à mort, il est primordial d’agir et vite. En prenant le taureau par les cornes, le réalisateur nous convie à un spectacle démonstratif de l’absurdité qui nous englue et nous astreint à une introspection individuelle et collective. (Claire-Amélie Martinant)

 


photo : Invasión Cine

PIROTECNIA
Carlos Federico Atehortùa Arteaga  |  Colombie  |  2019  |  83 minutes  |  Histoire revisitée

Il y a quelque chose d’assez génial dans l’humble offrande intime que constitue cette mosaïque de documents audiovisuels, quelque chose qui transcende la quête radicale diégétique pour tendre vers l’universel, du récit personnel vers le récit humain, de l’histoire du cinéma colombien vers l’histoire du septième art tout entier.* La démarche initiale du réalisateur est pourtant très simple : interroger la nature du mutisme spontané qui afflige sa mère depuis son enfance, grâce notamment à l’apport de témoignages personnels, d’entrevues et de vidéos familiales restaurées. S’agit-il d’un mal réel ou d’un mal simulé ? Voici la question qui sert ici de pierre angulaire, et qui, grâce au foisonnement d’idées géniales qui émanent de l’auteur, permet l’édification d’une stèle magnifique aux milliers de « faux positifs » (ces cadavres de civils déguisés en cadavres de guérilleros) disséminés par le gouvernement colombien pour manipuler l’opinion publique. La narration en voix off possède tous les airs de la vraisemblance et on donnerait à Atehortùa Arteaga le Bon Dieu sans confession, mais seulement si la mélancolie enivrante de la bande sonore ne semblait pas aussi manipulatrice. Notons à ce sujet que certaines images documentaires de son passé semblent avoir été mises en scène, celles de l’appartement parental par exemple, où les traces d’une tentative d’exorcisme maternel sont encore toutes fraîches, de sorte que la véracité de tous les documents présentés devient immédiatement l’objet d’une remise en question. Cette remise en question constitue d’ailleurs l’inspiration du réalisateur pour le foisonnement des trames sous-jacentes au récit central, et pour la solidification arachnéenne de son propos. En effet, puisque la confusion entre vérité et mensonge constitue le propre du médium cinématographique, il est tout à fait organique et naturel d’en interroger l’histoire dans le sillon du faire-semblant potentiel attribué au réalisateur et à sa mère. On remonte ainsi jusqu’en 1906, où la tentative d’assassinat du président Rafael Reyes est immortalisée dans une série de clichés post-factum, mis en scène pour les besoins d’une narration qui aura tôt fait de se mêler à la vérité officielle. C’est le début d’un récit national centenaire qui, dans le dessein de rallier la population à la cause d’une Colombie unifiée, mêle allègrement le faux au vrai, et dont l’auteur remonte brillamment la filière grâce à une superbe inflorescence imagière qui nous ramène jusqu’au scandale récent des faux positifs, dernier jalon d’un processus de manipulation tous azimuts qui trouve son reflet partout dans la culture colombienne, mais aussi dans l’ensemble de la culture mondiale contemporaine. (Olivier Thibodeau)

*Critique publiée une première fois dans notre couverture du Festival international du film de Rotterdam 2019

 


photo : Corso Film

SEARCHING EVA
Pia Hellenthal  |  Allemagne  |  2019  |  84 minutes  |  Portraits

L’objectif de Searching Eva pique la curiosité : montrer la vie d’une jeune berlinoise dans la vingtaine à l’ère de la constante mise en spectacle du soi. La pertinence du projet n’est pas à défendre, il faut simplement féliciter que l’on réfléchisse de plus belle aux rapports entre la subjectivité et les fonctions qu’endossent les dispositifs de virtualité, un projet qui, par ailleurs, hérite d’une longue histoire passionnante où ce furent par exemple le tableau, la photographie et le cinéma qui ont été analysés dans la perspective des effets de subjectivation ou d’assujettissement qu’ils sous-tendent. Les nouveaux supports étant particulièrement critiques, et souvent rapidement remisés dans la réprobation d’une nouvelle culture du narcissisme, problématiser les enjeux de l’utilisation de l’image dans les moyens du cinéma, de même que documenter les effets induits, relèvent donc d’un pari aussi formel que sociologique, voire anthropologique. Searching Eva relève-t-il la gageure de son ambition ?

Le film s’appuie sur une structure fort simple qui consiste à alterner un écran noir où apparaissent des énoncés de type réseaux sociaux — statuts, questions, opinions, confessions —, des scènes de la vie d’Eva Collé — une personnalité qui s’autodéfinit comme « sex-worker », « writer », « bisexuel », « self-diagnosed autist », « feminist », « anarchist » — ainsi que des stills la mettant en scène nous regardant frontalement, pendant que sa voix off raconte une tranche de vie associée à un moment précis de son existence. Ainsi suit-on la jeune femme se dévoiler, à travers son appétence pour le dévoilement, dans une totale et assez troublante absence de pudeur où s’invitent tout autant son corps nu que son rapport à son entourage, notamment ses parents, d’anciens héroïnomanes, les gars et les filles qu’elle fréquente de près ou de loin, son chat.

Dès les premières scènes, une question émerge : comment le film parviendra-t-il à se déprendre du narcissisme, au sens non pas critique, mais disons psychanalytique, de son propre personnage ? C’est sans doute dans cette difficulté toute pragmatique que tient tout l’intérêt de la proposition. Le dérangement qu’elle produit nous amène à interroger les frontières entre documentaire et fiction, car le film, dans sa mise en récit de vie, fréquente quelque chose comme l’autofiction, mais cette autofiction, justement, est une chose complexe, puisqu’elle repose sur une tension entre le regard que porte sur elle-même Eva, à travers cette espèce de voracité de monstration qui la caractérise, et le regard que porte sur elle la cinéaste, qui s’est vraisemblablement donnée pour mission la neutralité critique. Est-ce que cette neutralité ne cède-t-elle pas trop facilement au propos de son sujet ? Ce n’est pas si clair et cette absence de clarté, si elle présente une problématique très intéressante, aurait pu davantage être poussée du point de vue formel. L’éclairage, les stills, les modes se faisant jour rejouent lourdement une stylistique de magazine à la Terry Richardson, ce qui limite à mon sens drastiquement le potentiel réflexif du film. Un effet de collage et d’esthétisation s’ensuivent, rabattant Eva sur elle-même et sur les poncifs du portrait d’une génération justement trop souvent prise par la lorgnette de ses clichés. En fin de parcours, lorsqu’on entend Eva dire « ...this will be a documentary about a girl raped by capitalism and patriarchy », on pousse un soupir et on se demande si le film réussit ou achoppe. S’il rend justice à l’ambiguïté que son thème appelait, quelque chose de platement topoïque émane de sa mise en abyme de vitrines et je me suis alors demandée en quoi le cinéma, par rapport à l’installation, la vidéo ou tout autre média qui auraient pu peut-être mieux servir la distanciation critique, nous était ici utile, sauf à répandre et mettre minimalement en récit des choses que l’on sait déjà ? Que la forme documentaire tende à être phagocytée par Eva présente à tout le moins la qualité indéniable d’ouvrir des débats féconds. (Maude Trottier)

 

PARTIE 1
(Belonging, Chèche Lavi, 
Mother, I Am Suffocating. This is my Last Film About You.,
Nomad: In the Footsteps of Bruce Chatwin,
Symphony of the Ursus Factory, Wilcox)

PARTIE 2
(143 rue du désert, El Laberinto,
Exodus, Sans frapper)

Ne croyez surtout pas que je hurle

PARTIE 3
(Le chant d'Empédocle, Present. Perfect.,
Workhorse, Les yeux de mon amour)

PARTIE 4
(Adolescentes, Anatomie d'un rapport,
Le fond de l'air Pirotecnia, Searching Eva)

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Article publié le 25 novembre 2019.
 

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