DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Berlinale + WdK 2024 : Partie 6

Par Ariel Esteban Cayer, Alexandre Fontaine Rousseau, Sylvain Lavallée et Olivier Thibodeau

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prod. Yabayay Media / Antipode Films

NO OTHER LAND
Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor  |  Palestine / Norvège  |  2024  |  95 minutes  |  Panorama Dokumente

Le réalisateur et vlogueur palestinien Basel Adra fait ici une constatation particulièrement simple et perspicace à propos du conflit qui menace d’anéantir son peuple. Frappée d’un avis d’expulsion massif, le plus grand depuis le début de la colonisation de la Palestine en 1967, sa région natale de Masafer Yatta est assiégée par les soldats et les bulldozers israéliens, qui détruisent systématiquement les maisons ancestrales de ses concitoyen·ne·s. Mais lorsqu’il est question de raser une école, l’ex-Premier ministre du Royaume-Uni Tony Blair s’en mêle, participant à une opération photo de sept minutes dans le lieu concerné, suite à laquelle l’ordre de destruction est levé. « C’est une histoire de pouvoir », dira alors Adra. Et s’il parle ici de pouvoir politique, celui du gouvernement britannique, et par extension celui de l’État hébreu, son film de lutte artisanal, qui s’apparente beaucoup au Five Broken Cameras (2011) d’Emad Burnat et Guy Davidi, montre plutôt l’exercice d’un pouvoir plus prosaïque : la force de la loi, appliquée grâce à la puissance des armes et de la technologie.

Faisant la chronique du grand ménage effectué dans Masafer Yatta par Israël afin d’étendre sa mainmise sur le territoire cisjordanien, Adra et ses collègues (Rachel Szor, Hamdan Ballal et Yuval Abraham, un journaliste israélien) se précipitent sur les lieux de chaque exaction, filmant les expulsions forcées et la destruction des chaumières, la fusillade et la mutilation des hommes protégeant leurs outils de construction, le bétonnage des puits et le sectionnement à la tronçonneuse des conduites d’eaux, les heurts quotidiens, surtout, entre les villageois·e·s et l’armée chargée de faire froidement appliquer la « loi ». Ielles filment également des actes criminels, commis par des colons armés, qui lancent des pierres sur les vitres et les caméras et qui tirent sur des membres de la famille d’Adra à bout portant. L’équipe de tournage poursuit ainsi le vaste archivage d’un génocide dont l’inéluctabilité transparaît dans le passage des saisons, des années, sans que rien ne change. Et s’il parvient aussi à exposer la camaraderie et la résilience des membres de la résistance, le film nous laisse sur une note pessimiste à propos du désir brisé d’enfanter que contemple Adra, craignant l’instabilité sociopolitique actuelle, qui selon l’épilogue, semble loin d’être réglée… (Olivier Thibodeau)

 


prod. CASKFILMS / Volte Film

DIRECT ACTION
Guillaume Cailleau et Ben Russell  |  Allemagne / France  |  2024  |  216 minutes  |  Encounters

L’action, au sens littéral comme figuré, est le sujet du nouveau film de Guillaume Cailleau et Ben Russell, ainsi que le principe qui impose sa mise en scène. Immersion dans la ZAD (« zone à défendre ») de Notre-Dame-des-Landes, un projet d’activisme écologique fondé en 2010 pour s’opposer à l’expansion de l’aéroport du Grand-Ouest en Loire-Atlantique, DIRECT ACTION fait bien plus que documenter un mouvement militant où se côtoient anarchistes et fermiers. Il est ici question d’embrasser la matérialité du médium (plusieurs plans s’étirent sur une bobine de pellicule entière, jusqu’à l’épuisement, tout au long des 216 minutes du film) pour illustrer une dialectique du geste posé. En découle une logique de cinéma simple, mais essentielle : montrer les actes de la résistance quotidienne. Résister, ce n’est pas que manifester. C’est faire le pain, labourer les champs, fendre le bois, travailler le métal, s’étreindre, faire la fête, danser sur du punk ou encore composer du hip-hop revendicateur. C’est l’imprimerie, c’est jouer aux échecs (« s’entraîner pour ne pas toujours perdre »), c’est parler aux cochons (les vrais) des tactiques d’interrogatoires des cochons (les autres). Privilégiant les plans rapprochés et les plans de mains, puis les plans d’action et les plans de foule, Cailleau et Russell créent une courtepointe saisissante de la résistance contemporaine. Même une séquence de vol de drone, d’abord incongrue, puis spectaculaire, relève de la présence au monde : moins un regard surplombant qu’une démonstration de connaissance des lieux, qui s’étend au-delà du regard humain et donne un sens viscéral, implacable, à la nécessité de la lutte écologique. Voici tout ce que l’on perdra : le divin comme le reste. La dernière scène du film résume par ailleurs à merveille le projet. Questionnées par trois journalistes suite à une vague d’arrestations, trois militantes insistent : ce qui importe n’est pas l’onde de choc suscitée, mais bien comment elles se relèveront. Ces gestes à poser pour entretenir une « irrépressible disposition à l’insoumission ». C’est être présent. Dans ce cas-ci, c’est filmer. (Ariel Esteban Cayer)

 


prod. Homegreen Films

WU SUO ZHU (ABIDING NOWHERE)
Tsai Ming-liang  |  Taiwan / États-Unis  |  2024  |  79 minutes  |  Berlinale Special

La série des Walker, débutée en 2012 avec No Form, suit Lee Kang-seng, l’acteur fétiche de Tsai Ming-liang, alors qu’il parcourt divers espaces en marchant d’un pas extrêmement lent, dans des plans fixes silencieux souvent très longs. On pourrait croire qu’un concept aussi simple finirait par s’épuiser (et nous ennuyer), mais à chaque nouvel épisode (Abiding Nowhere est le dixième), le cinéaste continue à le travailler autrement. Lee revêt encore les habits rouges du moine Chen Xuanzang (figure importante de la culture chinoise, popularisée entre autres dans le livre Journey to the West), mais cette fois il marche à Washington, passant devant des lieux et des monuments anonymes ou iconiques (Georgetown, Union Station, Washington Monument). Face à cet exercice de la lenteur, l’interprétation la plus évidente est celle de la méditation sereine qui contraste avec le rythme effréné de la modernité, une comparaison à la fois entre deux vitesses, deux temporalités, deux époques, deux états d’esprit. Cela se ressent en particulier dans les plans de foule, quand le moine traverse des espaces publics, bondés et agités, les passant·e·s apparaissant étrangement inconscient·e·s de sa présence (personne ne s’arrête pour le regarder, pour le prendre en photo, comme on pourrait le croire). Cette fois, Tsai introduit un deuxième homme, Anong Houngheuangsy, qui, lui, se promène à une cadence «normale» et s’affaire à ses activités quotidiennes, offrant une autre cadence, à la fois distincte de celle de Lee et de celle de la ville en général. 

Peut-être pourrions-nous lire le film aussi comme une invitation à voir le monde autrement, non seulement par le sentiment d’un temps étiré, mais aussi par la réinvention constante des cadrages, comme pour nous signifier que malgré la simplicité apparente du concept, il ne pourra jamais s’épuiser, il y aura toujours de nouvelles manières de regarder un homme marcher. Tsai poursuit en même temps son travail avec Lee, un acteur qui dicte le rythme de son cinéma depuis son premier film. Le cinéaste a souvent dit que sa mise en scène était ajustée à la lenteur naturelle du corps de son interprète. Et c’est ce corps que la caméra scrute encore, alors que le réalisateur le soumet à une épreuve physique, celle d’une marche à pieds nus, dans des terrains parfois instables, si ralentie qu’elle exige une concentration, une discipline et une adresse inouïes. Il y a là une forme de distillation du cinéma de l’auteur, qui se déleste de tout prétexte narratif pour mieux se concentrer sur Lee et sur les idées qu’il incarne. Son rythme nous absorbe et nous inspire un calme profond : même quand toute trace de récit disparaît, il demeure l’un des acteurs les plus fascinants de l’histoire du cinéma. Et si les Walker peuvent sembler rébarbatifs, l’expérience se ressent plutôt comme celle d’un oasis paisible et confortable, un moment de pause et de répit des plus libérateurs. (Sylvain Lavallée) 

 


prod. Shambhavi Kaul


prod. Ecce Films / Michigan Films


prod. sixpackfilm

SLOW SHIFT
Shambhavi Kaul  |  Inde / États-Unis  |  2023  |  9 minutes

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CAMPING DU LAC
Éléonore Saintagnan  |  Belgique / France  |  2023  |  69 minutes

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HORSE GIRL
Natalia del Mar Kašik  |  Autriche  |  2023  |  4 minutes

Programme «Imitation of Life»  |  Woche der Kritik

Le sens du titre « Imitation of Life » nous saute aux yeux dès le court métrage d’introduction, Slow Shift, où l’observation documentaire d’un sanctuaire de singes dans les ruines de la cité médiévale d’Hampi se heurte à une mise en scène ostensiblement artificielle. Les paysages rocailleux y sont poussés à l’arrière-plan, derrière des décors de pierres synthétiques qui ne possèdent que l’aspect extérieur du réel. La supercherie est lourdement appuyée, créant un amusant décalage entre l’horizon d’attente du cinéma documentaire traditionnel dit «objectif» et l’idée de manipulation de la réalité qui imprègne tout le discours entourant le concept de subjectivité assumée. Ce décalage est grandement exacerbé par le caractère harryhausenien de la plastique et de l’animation en volume, qui nous replonge directement dans les univers fantastiques de cet animateur célèbre, à des années-lumière de l’idée de réalité que suggère initialement la posture d’observatrice adoptée par l’astucieuse Shambhavi Kaul. 

La frontière entre le vrai et le faux est tout aussi poreuse dans la comédie belge Camping du lac, où les fantasmes cryptozoologiques d’une petite ville bretonne sont abordés à travers les yeux d’une touriste perdue dans l’univers kitsch d’un camping peuplé d’excentriques pittoresques. Ici aussi, on déploie une plastique fabuleuse, utilisée notamment dans la conception d’une version géante du poisson mystique de Saint-Corentin, assimilé ici au monstre du Loch Ness. Une créature dont on repousse l’apparition afin d’encourager la spéculation quant à son existence et qui, dans l’univers caricatural de l’œuvre, évoque une vue de l’esprit cantonnée à l’imaginaire délirant de l’étrange ménagerie de personnages. Car ici, la distinction entre le réel et la fable est une affaire de foi, tel qu’en témoigne la source ecclésiastique de l’histoire du poisson. Le film se développe ainsi à la manière d’une stratigraphie narrative prenant la forme d’un racontar individuel qui s’épanche dans celui d’une communauté tout entière. 

« Je vais vous raconter un truc qui m’est arrivé », révèle d’entrée de jeu la narratrice et protagoniste du film, interprétée par Saintagnan elle-même, dans une assertion qui évoque d’emblée un aveu d’affabulation. Et si le récit de la jeune femme semble d’abord crédible, c’est à la façon du film de hicksploitation : bagnole en panne, bon samaritain en tracteur (qui promet de faire réparer la voiture par un ami élusif), séjour impromptu de l’héroïne dans un camping local. «Ça pouvait être un traquenard, mais puisque personne ne m’attendait à la maison, je n’avais rien à perdre», déclare alors l’actrice, qui réfléchit ainsi à sa place en tant que potentielle victime dans une économie narrative propre au cinéma de genre. Et c’est ainsi que débutent les mises en abîme, qui s’approfondissent à l’occasion d’une visite à l’église, lieu de prédilection pour la prolifération des mythes. C’est là que Saintagnan narre la narration de l’histoire de Saint-Corentin, illustrée à l’écran par une parenthèse médiévale où l’ermite, exalté, donne à un chasseur (qui s’avère être le roi Gradlon) un morceau de son poisson magique. Les mythes locaux s’emparent ensuite de cette fable en suggérant que le poisson, devenu gigantesque, réside désormais dans le lac du camping. On assiste ainsi à une complexe superposition de récits trompeurs, incluant ceux des autres résident·e·s du camping, dont un adepte de cryptozoologie, un vieil États-Unien, père d’une fille mythique que personne n’a jamais vue, et une mère de famille à la pomme d’Adam proéminente. Le chemin vers la vérité se trouve donc vite tapi sous un méandre inextricable de faux semblants. Cette confusion participe ainsi d’une amusante perversion de notre expectative, que supporte à merveille un art raffiné du raccord comique, faisant de ce Camping l’une des plus hilarantes, mais aussi des plus astucieuses comédies belges des dernières années.  

Le court métrage de clôture, Horse Girl, incarne de façon encore plus littérale l’idée d’une «imitation de la vie», lorsque son actrice prend soudainement des poses équines dans une séries de portraits un peu étranges. Mais lorsque celle-ci se met à trotter sur un parcours de compétition, le sens de cette blague métonymique devient indéniable. On assiste ainsi à un film conceptuel dont l’humour fait mouche à la manière de la chute d’une nouvelle, et dont la présence sert de point d’exclamation à un programme où le plaisir du public dérive d’une perversion savante de ses horizons d’attentes. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Hansjürgen Pohland

TOBBY
Hansjürgen Pohland  |  Allemagne  |  1961  |  75 minutes  |  Retrospective

Pour faire de l’art, il faut vivre. Pour vivre, il faut manger. Pour manger, il faut de l’argent. « Our music is our music, but cash is cash. » C’est en ces termes qu’un ami de Tobby exprime le dilemme auquel est confronté le musicien fauché — auquel on vient justement d’offrir un contrat payant, à condition de s’embarquer dans une tournée de six mois qui le détournerait de son idéal créatif. L’art ou la bourse, telle est la question qui taraude le jazzman berlinois alors qu’il erre dans la ville. La difficulté d’être totalement intègre quand on vit dans la précarité, la nuance incertaine séparant le compromis raisonnable de la lâcheté démissionnaire. Ces interrogations traversent le film de Hansjürgen Pohland, tourné dans la plus pure tradition du cinéma-vérité et par conséquent situé quelque part entre documentaire et fiction. Trouvant dans le jazz une expression artistique en parfaite adéquation avec sa propre recherche formelle, le cinéaste allemand signe une œuvre vibrante de vie — à l’image de cette musique placée sous le signe du mouvement constant, fuyant la résolution mélodique dans sa recherche inlassable de réinvention. Tobby, à l'instar de la ville dans laquelle il se déroule, est encore marqué par les cicatrices d’une guerre dont le souvenir semble impossible à porter. Un homme rencontré sur une plage au hasard de ses déambulations lui parle d’ordre et de discipline, alors qu’il replace méthodiquement des chaises en osier en rangées régulières. Mais le protagoniste du film de Pohland n’a qu’une seule volonté, c’est d’échapper au poids du passé en fonçant droit devant, suivant une rythmique éclatée qui se renouvellerait perpétuellement. Rentrer dans le rang, se fondre dans la masse, voilà qui lui semble absolument inacceptable. Et, pourtant, il faut bien gagner sa vie. En pure résonance avec son époque sur le plan formel, Tobby est porté par des préoccupations qui sont en vérité intemporelles, à l’instar de ce choix qui se pose chaque fois que notre héros retourne à la maison : la bière, ou le sommeil ? (Alexandre Fontaine Rousseau)

 

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Article publié le 23 février 2024.
 

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