Partie 1 |
Partie 2
INDÉPENDANCE
Mario Bastos | Angola | 2015 | 110 minutes
Considérant l'apport des dizaines de témoins oculaires qu'il contient, des centaines de photographies d'archives et de vidéos d'époque, ainsi que des treize monographies figurant au générique, il serait douteux de croire qu'
Indépendance ne fusse pas le document cinématographique définitif sur le sujet de la guerre d'indépendance angolaise. S'attaquant ici de front à un pan d'histoire extrêmement complexe mettant en scène pas moins de quatre factions antagonistes majeures, se déroulant sur presque quinze ans et à travers presque dix pays (Congo-Léopoldville, Congo-Brazzaville, Portugal, Brésil, Cuba, Algérie, Zambie...), le réalisateur angolais Mario Bastos (aussi connu sous le nom de Fradique) parvient à créer une œuvre d'une densité parfois étourdissante, un mitraillage incessant d'informations qui, même si le spectateur ne parvient à en assimiler qu'une fraction, aura néanmoins le mérite de pourvoir maints éclaircissements à propos d'un des combats émancipatoires les plus ardus de l'histoire coloniale.
Le tout commence avec une mise en contexte sociopolitique qui nous ramène au Luanda des années 50, films d'époque à l'appui, alors que les succès obtenus par les mouvements d'indépendance dans les pays limitrophes de l'Angola laissent entrevoir l'espoir de mettre fin au régime colonial intransigeant du Portugal salazariste. Nous assistons alors à la formation progressive de groupes révolutionnaires éclectiques, qui n'auront cesse de se défaire et de se reformer dans les vingt années suivantes, s'opposant l'un à l'autre dans des querelles fratricides immensément dommageables à la cause, et qui finiront même par provoquer une guerre civile pour le contrôle du pays après le putsch du 25 avril (1974) au Portugal. Or, c'est l'évolution chaotique de ces différents groupes qui constitue le sujet principal du film, lequel s'affaire studieusement à retracer leurs philosophies oscillantes et leurs nombreux mouvements stratégiques.
Scrupuleusement scrutés, les incessants déplacements internationaux des différents groupes et de leurs nombreux représentants (étudiants forcés de quitter le Portugal pour l'Afrique, militants réfugiés au Congo ou au Brésil, prisonniers envoyés au Cap Vert, révolutionnaires formés en Algérie...), ainsi que leurs témoignages entrecroisés en viennent vite à former une toile extrêmement dense de faits complémentaires. Mais l'influx constant d'information ne se limite pas au discours touffu des têtes parlantes puisque l'entièreté de leurs propos sont accompagnés par des suppléments visuels quelconques, qu'il s'agisse de vidéos d'époque, de documents annotés (extraits de lettres personnelles ou de décrets officiels) ou de photos noir et blanc, aussi annotées (de flèches au crayon marqueur ou de noms écrits en marge). Le travail de recherche ainsi démontré est monumental, mais étant donné les tortueuses ramifications du conflit, et les allégeances politiques éclectiques de ses participants (UPNA, UPA, FNLA, MPLA, UNITA...), il est parfois ardu pour le spectateur de s'y retrouver. Certes, le film expose les événements de manière chronologique et limpide, mais leur extrême densité contribue finalement à créer une
impression du conflit plutôt qu'une véritable compréhension synthétique.
Annonçant ses couleurs dès le générique d'ouverture, où la pseudo-3D employée pour ajouter du relief à une série de photos défilantes préfigure les tactiques ludiques utilisées plus tard par la production pour dynamiser le laborieux processus d'excavation archivistique que constitue le film,
Indépendance varie sans cesse le type de documents utilisés pour illustrer les propos de ses sujets, réglant en outre la mise en scène de ceux-ci au diapason du film d'enquête, même parfois du film d'aventure. Ainsi, on peut voir l'action du feutre encerclant les photos pertinentes sur des bandes alignées de pellicule photographique ou celle du stylo soulignant les éléments importants des textes pourvus en exemples. Les nombreuses mappemondes utilisées pour illustrer les mouvements des révolutionnaires sont assorties de flèches mouvantes ou montrées sous des loupes rotatives. Les bords de photos sont marqués du nom de leurs sujets, et semblent consignées dans de vieux albums brunis. Même la narration récurrente d'une jeune révolutionnaire (obtenue par la lecture en voix off de sa correspondance retrouvée) contribue à évoquer un certain processus de fictionnalisation, au même titre d'ailleurs que les séquences d'animation, dont le caractère expressionniste transcende la simple illustration des faits au profit d'une douloureuse dramatisation. Et même si le film n'en est pas moins dense, ces différentes tactiques aident grandement à faire passer la pilule, et à rendre digestible le spectacle cruel de vingt-cinq ans de luttes indues, luttes anti-colonialistes et fratricides, qui comme nous la savons maintenant, devaient déboucher sur un autre vingt-cinq ans de luttes fratricides...
THE PRICE OF MEMORY
Karen Marks Mafundikwa | États-Unis/Jamaïque/Royaume-Uni | 2014 | 90 minutes
Au-delà de la piètre qualité de cette production documentaire artisanale et de la candeur, parfois extrême, de sa mise en scène,
The Price of Memory constitue un vaillant effort de représentation du mouvement jamaïcain pour la réparation, mouvement à l'origine rastafarien mais aujourd'hui pan-caribéen. L'aspect horrible des premières images du film, et l'amateurisme criant de la réalisatrice, scénariste et productrice Marks Mafundikwa sont très rébarbatifs à prime abord, mais ils sont bientôt compensés par la pertinence du spectacle de l'histoire en marche. En effet, même si la séquence d'ouverture, sorte d'introduction personnelle et historique de la situation géopolitique en Jamaïque, risque de laisser le spectateur pantois, l'ajout d'images historiques capturées sur le vif vient vite lui donner un relief insoupçonné. En fait, on pourrait dire que le film en tant que tel, en cela qu'il témoigne non seulement de la maîtrise progressive du médium par son auteur, mais aussi de l'évolution progressive de sa conscience politique, constitue l'incarnation parfaite du processus cathartique que représente le documentaire tourné en mode journal filmé. Alors qu'au début la réalisatrice multiplie les effets de caméra douteux (ralentis, changements de focus, fondus...), incluant même quelques effets naïfs de disparition des corps, son style s'affine rapidement et prend en maturité. Quant à la nature personnelle de son discours, celui-ci se trouve vite renforcé par l'apport du témoignage de différents intellectuels locaux, et particulièrement celui du charismatique fermier rastafarien Ras Lion, figure de proue du mouvement jamaïcain pour la réparation. Certes, les inserts demeureront désespérément non-spécifiques du début à la fin du film, et la qualité visuelle ne s'améliorera pas, pas plus d'ailleurs que les cadrages, mais le contenu des images ne cessera de gagner en pertinence, si bien que l'œuvre constitue au final un document important dans l'approfondissement des luttes post-coloniales caribéennes.
Prenant comme point de départ la visite de la reine Elizabeth II à Montego Bay en 2002, événement lors duquel une délégation de Rastafariens lui remet une demande formelle de réparation, la réalisatrice amorce un long parcours de recherche personnel sur l'histoire passée, présente et future de sa Jamaïque natale, commençant en amont par un voyage à Londres, Liverpool et Bristol, lesquels furent à l'époque les trois plus importants ports de négriers en Angleterre. Comme dans
Gurumbé, on redécouvre ainsi le rôle de la traite des esclaves dans le développement du capitalisme occidental, et ce dans la perspective d'autant plus pertinente de la réparation. En effet, à constater la richesse du patrimoine britannique tel qu'issu de l'esclavage, et tel que découvert par la réalisatrice lors de son voyage, l'idée de réparation nous semble d'autant plus justifiée, surtout à la lumière des flagrantes iniquités visuelles fournies par Marks Mafundikwa, qui créent une puissante opposition iconographique en montrant tour à tour des images de villes jamaïcaines bondées vibrant au son du reggae et des plans grand ensemble de la vaste campagne britannique, ponctués quant à elle par de douces mélodies classiques. Or, la comparaison la plus choquante qu'elle propose se trouve autre part, soit entre la relative pauvreté des lieux de débat politique caribéens où s'organise le mouvement pro-réparation et le faste de la chambre des lords britannique, où de vieux dignitaires blancs gâteux organisent la riposte, usant pour ce faire d'arguments racistes affligeants et anachroniques. « Les Africains sont de nature indulgente », déclare l'un d'entre eux à cette occasion, « voilà pourquoi il serait contre-nature de leur offrir une réparation quelconque », démontrant ainsi la pérénnité du déterminisme racial qui justifiait à l'époque l'esclavage, prouvant pour la énième fois que plus ça change, plus c'est pareil...
Poussant ses recherches encore plus à fond, profitant à cet égard de sa profonde immersion au sein des intellectuels du mouvement pour la réparation, la réalisatrice insiste beaucoup sur cette idée de néocolonialisme incarné par la sempiternelle domination blanche, aujourd'hui politique et économique plutôt que physique, c'est-à-dire moins manifeste et plus pernicieuse. C'est d'ailleurs là l'un des premiers contentieux des demandeurs de réparation, qui en plus de servir de compensation financière pour les dommages et intérêts subis par leurs ancêtres, constituerait pour l'entièreté des membres des nations issues de l'esclavage une chance d'araser l'iniquité fondamentale provoquée par leur émancipation brutale au sein d'une économie capitaliste basé sur un savoir, et un capital préalable, qu'ils ne possédaient pas. Voici là l'une des nombreuses pistes de réflexion proposées par le film, qui évoque en outre longuement la question épineuse du rapatriement, épaississant ainsi sa surprenante densité discursive, fruit non pas d'un vaste déploiement de ressources techniques, mais de l'urgence militantiste d'une seule personne. À cet égard, on pourrait dire que la piètre caméra de Marks Mafundikwa est aux caméras hollywoodiennes ce que la pierre des colonisés était aux carabines des colonisateurs, c'est-à-dire une arme en apparence lacunaire, mais néanmoins capable, pour peu qu'elle puisse motiver les passions populaires, de vaincre la puissance du regard occidental.
RÉSISTANCE
Driss Chouika | Maroc | 2016 | 109 minutes
Le réalisateur marocain Driss Chouika transcende ici admirablement les limites budgétaires de son plus récent projet et accouche d'un film historique parfaitement léché, à l'esthétique savamment travaillée, et à la somptueuse photographie noir et blanc. Par contre, force est d'admettre que le contenu de son film n'est pas aussi satisfaisant que le contenant, lequel recèle en fait un récit extrêmement laborieux, pétri d'innombrables redondances. Peut-être est-ce là l'effet obligé de notre surexposition à la scénarisation hollywoodienne, mais on pourrait s'attendre à quelques tressaillements à la vue d'un film sur la guerre d'indépendance marocaine. Or, nous avons plutôt droit ici à un étalage expositoire, mécanique et ennuyeux des événements ayant mené à l'indépendance du pays, étalage que même le vernis rouge pourvu par le récit central d'un jeune révolutionnaire idéaliste ne parvient à égayer. Privé d'excitation quelconque, au-delà de celle provoquée par une poignée de scènes de confrontation avec la police, où l'ensemble des manifestants tombent comme des mouches au terme d'un court et insatisfaisant montage, le spectateur est forcé de se rabattre sur un enchaînement de scènes où rencontres secrètes dans des caveaux sombres et dialogues chuchotés à la sauvette dans les ruelles de la ville entretiennent vainement l'illusion d'une guerre en cours.
De manière attendue, on suit ici le parcours d'un jeune homme pour qui l'éveil nationaliste provient d'un violent trauma. Abderrahmane nous apparaît ainsi d'abord comme un humble mécanicien, heureux de son récent mariage avec une jeune femme dont le père sera bientôt dévoilé comme un délateur à la solde de la police locale. Initialement réticent à l'idée de rejoindre le mouvement nationaliste, il change soudainement d'avis suite à l'exécution sommaire d'un ami lors d'une manifestation populaire. Une fois à l'intérieur du mouvement, il finit vite par monter en grade, suite à l'assassinat successif de ses frères d'armes, et à en obtenir la chefferie. Or, cette montée en grade n'est que factuelle puisque le leadership d'Abderrahmane ne transparaît jamais vraiment au cours du récit, sauf par le biais de déclarations exponentiellement sentencieuses de sa part, au même titre d'ailleurs que sa progression psychologique, qui se résume simplement à une solennité grandissante. En effet, tout ici est superficiel : la narration comme la caractérisation. Les événements s'enchaînent platement au gré d'une causalité simplissime et les personnages, dans leur militantisme commun, leurs motivations homogénéisantes et leur caractérisation lacunaire finissent tous par se ressembler, si bien qu'on en vient à préférer le pittoresque machiavélisme du méchant agent français Jean-Pierre que l'incommunicable héroïsme d'Abderrahmane et de ses comparses.
Peut-être est-ce dû à la trop grande fixité de la caméra, à la nature arthritique du montage, à l'utilisation lacunaire du hors-champ ou à l'absence notoire de musique, mais on ne ressent jamais non plus l'étendue de la menace gouvernementale qui plane sur les protagonistes, ni le sentiment d'urgence qui en découle. Ces lacunes contribuent en outre au manque de dynamisme de la mise en scène, qui dans son extrême statisme, tend plutôt à produire de beaux tableaux que de véritables scènes, contribuant à créer une illustration et non pas une recréation tangible de la guerre d'indépendance marocaine. Quant aux fusils de plastique qui font
pow-pow sur la bande sonore, mais ne produisent aucune déflagration à l'écran, ceux-ci plombent encore davantage le potentiel spectaculaire du récit, dévoilant douloureusement les limites budgétaires susmentionnées, et compromettant le réalisme historique dont s'enorgueillie la production dans tous les autres départements.
À l'instar d'
Indépendance, le film nous force néanmoins à effectuer un dur constat, soit le fait que les guerres d'indépendance sont véritablement des guerres d'attrition, où seul le sacrifice continuel des agents révolutionnaires aux mains de forces antagonistes irrésistibles peut convaincre les pouvoirs coloniaux de l'indomptabilité des peuples sous leur coupelle. Triste fait, représenté ici par la succession ininterrompue de leaders nationalistes déchus et par la tactique spielbergienne de la colorisation d'éléments noir et blanc, laquelle permet au réalisateur de tracer un parallèle éloquent entre la couleur du sang versé par les révolutionnaires et la couleur du drapeau marocain, lequel sera, pour ainsi dire, toujours dépositaire du souvenir d'une indépendance obtenue par le sacrifice indu de trop nombreux êtres.
STAND DOWN SOLDIER
Jeryl Prescott Sales | États-Unis | 2015 | 80 minutes
Techniquement lacunaire, mais indéniablement sincère, cette petite production maison signée Jeryl Prescott Sales (qui assure également la mise en scène et l'interprétation du personnage principal) recèle un scénario lucide, mais désespérément inégal sur le thème du retour au pays des soldats étasuniens après le service en Afghanistan. Sans jamais prétendre au patrimoine laissé dans l'imaginaire collectif par les classiques du cinéma post-Vietnam (
Taxi Driver,
First Blood,
The Deer Hunter,
Jacob's Ladder,
Born on the Fourth of July,
Combat Shock...)
Stand Down Soldier offre sa juste contribution à la représentation du trauma militaire post-Afghanistan, possédant cette distinction spécifique qu'il adopte le point de vue féminin sur la question, laquelle lui permet d'aborder de front la question épineuse des abus sexuels au sein des forces armées. Malheureusement, à l'instar de sa protagoniste, le film s'avère schizoïde, écartelé entre le poignant récit de l'ex-soldate Stacy, et l'ennuyeux sous-récit de son fils, dont le ton doucereux plombe sans cesse le ton tragique du premier.
Stand Down Soldier, c'est avant tout l'histoire de Stacy, qui après trois tours de service au Moyen-Orient (Irak et Afghanistan), revient dans sa Californie natale avec un sérieux cas de TSPT, revivant sans cesse, par le biais du montage alterné, les traumas subis lors de son lointain séjour. Victime de viol également (aux mains d'un collègue sans scrupule), elle est d'autant plus mésadaptée à réintégrer son foyer, incapable de renouer sa relation avec son mari Jesse, qui compense pour le blocage sexuel post-traumatique de son épouse en allant voir ailleurs. Obsédée par les images résiduelles de la guerre, Stacy se réfugie bientôt dans l'hébétude réconfortante de la drogue, qu'elle se procure par l'intermédiaire d'un infirmier roublard nommé Michael. Mais un jour où elle se trouve avec lui dans sa bagnole de luxe, l'impensable se produit : dans un moment d'inattention, Michael frappe le jeune Luke, petit-fils de Stacy, et s'enfuit lâchement. Or, c'est là que le récit bascule et commence à craquer de toutes parts, provoquant une relégation de la protagoniste à un rôle de second violon, certes comparable à celui qu'elle occupait dans l'armée, mais néanmoins indigne des prétentions du film.
Quoique la qualité de ses dialogues et de sa direction d'acteurs soit parfaitement convenable, l'amateurisme de Prescott Sales transparaît tout au long du film, dans son étalonnage inadéquat par exemple, mais surtout dans son abrasif travail sonore (montage raboteux, prise de son excessivement rapprochée et absence de silences habités). La séquence d'ouverture, malgré sa grande puissance dramatique, fait aussi foi de cet amateurisme, usant d'un montage beaucoup trop littéral et explicatif. Le plan initial montrant le logo du
Yellow Ribbon Program, inutile à l'intelligibilité de la scène, et les fondus incessants entre le bureau de la psychologue et les flashbacks de Stacy plombent en effet cette scène, qui, eusse-t-elle été plus rondement fabriquée, aurait pu constituer un véritable moment d'anthologie. Il faut attendre un peu avant que les raccords-navettes entre la vie présente de la protagoniste et le monde traumatique de ses souvenirs commencent à s'avérer efficaces, lors notamment des festivités de la fête nationale, où le bruit des feux d'artifices rappelle celui des bombes, ou d'une balade en autobus, où les véhicules civils évoquent les tanks qui obscurcissent l'horizon moyen-oriental.
L'introspection du personnage de Stacy est effectuée de façon souvent ingénieuse, et il semble initialement prometteur d'une grande intensité dramatique. Malheureusement, et c'est là que Prescott Sales fait fausse route, cette intensité dramatique est complètement sacrificiée par l'incessant va-et-vient entre le récit de la réinsertion sociale de Stacy et celui de l'accident de Luke, lequel sert en fait à approfondir le background de son fils Jesse Junior, dont l'actuelle copine Billi est la meilleure amie de son ex-copine Terri, mère de son enfant et fille de l'orgueilleuse Veronika, compagne du vertueux Tyrone... Or la multiplication affolante d'insignifiants personnages secondaires et de doucereuses péripéties amoureuses que justifie cette sous-intrigue fait vite basculer l'œuvre dans le monde du
soap opera, où la « mère névrosée » qu'est Stacy se mue soudain en archétype fonctionnel. Le schisme des deux récits provoque en outre de détestables cassures de ton, évidentes notamment dans l'un des plus choquant raccords du film, où l'on passe abruptement d'une scène où la protagoniste trouve réconfort dans les bras d'une amie venue la visiter au centre de désintoxe à une scène de pique-nique champêtre entre Jesse Junior et Billi. L'énorme potentiel dramatique de l'œuvre s'évapore ainsi, compromettant le dévouement de cette dernière à la représentation des souffrances post-traumatiques des ex-soldats, qui ne constituent finalement ici qu'une simple péripétie dans une mièvre saga de banlieue.
TELL THEM WE ARE RISING: THE STORY OF BLACK COLLEGES & UNIVERSITIES
Stanley Nelson | États-Unis | 2017 | 85 minutes
Tourné pour la télévision américaine, hélant d'ailleurs du schéma classique propre au téléreportage (à l'instar d'
Indépendance, avec lequel il partage de nombreuses similitudes structurelles),
Tell Them We Are Rising n'en est pas moins intéressant. En fait, ce tout dernier effort de Stanley Nelson (réalisateur de
Freedom Summer en 2014) atteint parfaitement le but de ce type de production, c'est-à-dire de nous faire découvrir une réalité sociale méconnue grâce à l'apport complémentaire de documents d'archive et d'experts volubiles. Ici, ce sont les
black colleges (universités étasuniennes pour étudiants afro-américains) dont on dévoile l'histoire cachée, mais surtout l'importance cruciale dans le développement sociopolitique du pays. En effet, bien qu'on puisse se douter des difficultés rencontrées par les esclaves noirs illettrés récemment émancipés afin d'accéder aux plus hautes sphères de l'éducation, la plupart d'entre nous ignorait sans doute l'influence cruciale qu'auront eu ces institutionsdans l'évolution des droits civiques aux États-Unis. Et c'est précisément là que Nelson entre en jeu, pour combler les trous dans notre propre éducation de Blancs privilégiés.
Pour bien comprendre l'importance sociohistorique des institutions titulaires, il est essentiel, comme nous le propose le film, de retourner au milieu du XIXe siècle, époque à laquelle il était interdit à quiconque, sous peine de châtiment corporel, d'enseigner aux Noirs. La logique était simple : sans éducation, les esclaves noirs et leurs descendants ne pourraient jamais vraiment s'émanciper et surtout, ils ne pourraient jamais briguer de droits équivalents à ceux des Blancs. Car voilà, de quoi il retourne vraiment : d'un esclavage perpétuel assuré par une ignorance perpétuelle, d'où l'idée de l'éducation comme pierre d'assise d'une véritable émancipation, idée à laquelle s'attelèrent d'abord des Blancs philanthropes, puis des Noirs malavisés (tels que Booker T. Washington), lesquels croyaient que la place de leurs étudiants se trouvaient dans des écoles de métier. Ce n'est qu'avec le temps, et l'intellectualisation progressive des Noirs, que ceux-ci accèdent finalement aux outils légaux et philosophiques nécessaires pour leur essor social et leur atteinte éventuelle de l'équité, que le film met en scène comme une excitante et dramatique saga.
Retraçant l'histoire des HBCU (
Historically Black Colleges & Universities) de façon claire et chronologique, usant à chaque étape de documents et de témoignages ad hoc,
Tell Them We Are Rising est toujours parfaitement lisible et instructif. Et son ton ne semble jamais magistral, compte tenu des efforts incessants, et parfois ridiculement excessifs, déployés par le réalisateur afin de dynamiser la mise en scène. Les citations narrées solennellement en voix off se succèdent ainsi inlassablement, les extraits de texte s'illuminent, se déplacent de haut en bas, de droite à gauche, et prennent vie dans la voix d'autres narrateurs, les photos d'époque sont objets de zooms, de recadrages et de panoramiques incessants; on assiste même à quelques séquences de montages hachés au rythme de chansons populaires. À ce titre, notons que le film contient sans doute la plus excitante séquence jamais produite à partir de photos d'étudiants en train de lire, séquence qui, même si elle dénote un enthousiasme compréhensible pour l'alphabétisation des Noirs, semble néanmoins destinée à infantiliser le spectateur.
Au final, on constate que le présent film promeut une thèse semblable à celle de
Price of Memory, articulée autour de l'idée, évidente aujourd'hui mais éhontément négligée au début de l'époque post-coloniale, selon laquelle il n'est pas suffisant de libérer les esclaves du joug de leurs maîtres; encore faut-il leurs fournir les moyens intellectuels et économiques pour véritablement s'émanciper de leur condition de subalternes. Étant donné qu'il s'agissait pour la plupart d'ouvriers ignorants, ceux-ci étaient effectivement mal outillés pour se débrouiller au sein d'une économie rendue abstraite par les tenanciers même de la richesse issue de leur esclavage, dont la présente évocation nous ramène jusqu'au tout début du festival, à
Gurumbé, où l'on traçait déjà un parallèle entre l'entreprise esclavagiste coloniale et le développement du système capitaliste. Ainsi, la boucle est bouclée, par le lien transatlantique ainsi tracé, et ses nombreuses trames sous-jacentes, lesquelles permettent miraculeusement de relier la culture africaine dispersée par le colonialisme européen, et de célébrer celle-ci comme l'une des sources primordiales, mais douleureusement négligée, de la civilisation mondiale.
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