Les grandes ondes (Lionel Baier, 2013)
Our Sunhi (Hong Sang-soo, 2013)
Why Don't You Play in Hell? (Sion Sono, 2013)
>> Festival du Nouveau Cinéma 2013
Les grandes ondes
Lionel Baier | Suisse, France, Portugal | 85 minutes
Lionel Baier est un cinéaste suisse. Déjà là, on devrait avoir piqué votre curiosité. Un cinéaste drôle, un peu cochon, qui aime ses femmes très belles, ses métiers très cinématographiques et ses personnages très dégourdis. Chez lui, pas de statique, pas de frottement, même pas dans l'amour. Tout est fluide, chantant et rose, abordant sans gêne le milieu de la critique de cinéma dans Un autre homme, puis celui du reportage radiophonique dans Les grandes ondes. Et, plus que tout, Lionel Baier est un cinéaste suisse qui sait rire de sa Suisse.
Car dans cette satire de l'âme suisse expatriée au Portugal au temps de la révolution de 1972, tout ne repose pas sur les cuisses de Valérie Donzelli, charmante journaliste qui a peut-être trop couché avec son chef d'antenne pour qu'on puisse ne pas avoir de soupçons. Dans cette satire, tout repose plutôt sur le regard du monde face aux Suisses. La fameuse neutralité de l'État, les horloges, l'attention des petites choses insignifiantes et le chauvinisme outrancier. En se moquant si bonnement de ses compatriotes et de lui-même, Baier instaure un ton à mi-chemin entre la comédie française généraliste et populiste (disons, les films de Dany Boon) et la comédie cérébrale de Tati, Suleiman et Andersson.
C'est-à-dire que les gags de l'auteur ne sont jamais totalement dialogués et que sa mise en scène, nettement plus maîtrisée qu'auparavant, fait place à de brillants cadrages qui alignent les culs des personnages le lendemain d'une veille ou encore qui opposent le visage inoffensif de Donzelli à la bouche infernale d'un chat d'assaut. Les effets plastiques, drôles sans nécessairement que la situation soit jouée comme telle, créé des contre-points qui plairont aux amateurs les plus exigeants, tout comme aux adeptes de la tarte à la crème. Du premier au dernier plan, Baier manie les cadres sans les mouvoir, faisant de leur état statique un gag en soi; les personnages entrent et sortent de ceux-ci comme s'ils étaient une micro-scène mise en contexte dans une macro-scène (la situation, la diégèse, la révolution). Le dispositif est fin, quoique pas toujours aussi rythmé et naturel qu'on pouvait l'espérer.
Si on disait jadis des grands cadreurs qu'ils apprenaient d'abord à cadrer à l'intérieur d'autres cadres, disons à présent que les cinéastes qui ont le sens de l'humour font rire à l'intérieur du rire, provocant des situations authentiquement loufoques, jonglant sans cesse avec le discours politique et la quête d'émancipation des personnages qui ne sont plus seulement des humoristes, plus seulement des archétypes, mais aussi - et surtout - des objets de la mise en scène.
Our Sunhi
Hong Sang-soo | Corée du Sud | 89 minutes
Tel un parfait complément à Nobody’s Daughter Haewon qu’Hong Sang-soo dévoilait plus tôt cette année à la Berlinale (et qui, franchement, aurait dû se trouver au programme du FNC à défaut d’être distribué au Québec), Our Sunhi se présente d’abord comme un splendide portrait de femme – plus précisément de cette Coréenne réservée, « artistique », mais dont l’inscrutable indépendance laisse les innombrables professeurs, élèves et cinéastes d’Hong en pâmoison de film en film. Pour le rôle, le réalisateur retrouve après Huppert et Jung Eun-chae l’une de ses plus belles interprètes : la jeune Jung Yoo-mi dont on se souvient pour l’excellent rôle principal dans Oki’s Movie (2010), mais qu’on pouvait également voir dans Like You Know It All (2009) ou Lost In the Mountains qu’Hong réalisait la même année pour le Jeonju Digital Project.
Fidèle à lui-même, le cinéaste nous dévoilera Sunhi sans hâte, au fil de conversations, boissons et plats de poulet frit qu’elle entretiendra avec trois hommes de son entourage. Ayant tous une version idéalisée de « leur » Sunhi à nous faire découvrir, le professeur nonchalant Choi Donghyun (Kim Sang-joon de The Day He Arrives), l’ex-petit ami Munsu (Lee Sun-kyun, habitué d’Hong depuis Night and Day) et le cinéaste aigri Jung Jae-young (vu récemment dans le rôle du flic bourru de Confessions of Murder) en viendrons à étoffer le portrait d’une jeune fille élusive qui, observera-t-on, a tendance à disparaître de son propre récit. Tous les personnages se rencontreront seul à seul, portées par la structure toujours circulaire d’Hong – ramenant ses personnages au même café, au même bar, au même restaurant, au même morceau de musique restant fermement en tête –jusqu’à ce que les quatre chemins se croisent inévitablement, au Palais Changgyeong de surcroit, pour un dénouement typiquement hongien, d’une redoutable et joyeuse simplicité.
Quiconque ayant passé une journée ou deux dans l’univers déambulatoire d’Hong Sang-soo connaît la futilité inhérente à l’idée de résumer son cinéma. Nous offrant de projet en projet une variation sur les mêmes thèmes, le même intellectuel et ses amours, le même cliché du quotidien, l’œuvre du cinéaste coréen est devenue au fil du temps et des itérations un cinéma dont les plaisirs sont plus scéniques et structurels que narratifs; dont les complexités n’apparaissent souvent qu’à la fin de plusieurs conversations sinueuses, et dont les discrets glissements vers la familiarité semblent relever du destin plutôt que du hasard. Cinéma en ce sens cumulatif, Our Sunhi s’aborde comme l’on retrouve de bons amis. Aucun réalisateur du cinéma coréen n’a aussi bien capturé la vie ordinaire, ses lieux et ses rythmes, avec autant de dévotion, de légèreté, et d’humour qu’Hong qui propose, en dessous des chagrins perpétuels et drôlement répétitifs de ses personnages, une comédie sans prétention.
Ceci dit, plus qu’une version de ce que le cinéaste a de mieux à offrir (cette année deux fois plutôt qu’une), voit le réalisateur épurer sa démarche davantage, raffinant sa mise-en-scène (toujours simple mais immensément sensible) en la réduisant à une série de rencontres concises, pour ne pas dire rigides, telles que perfectionnées depuis le prodigieux The Day He Arrives (2011). Les plans extérieurs deviennent accessoires et esthétiques (l’impossibilité de la photographie digitale de négocier l’éclat du soleil au travers d’un arbre est toujours omniprésente), tandis que les champs-contrechamps sont complètement éliminés pour laisser aux diverses configurations d’acteurs toute la place qu'ils désirent : qu’il s’agisse d’occuper le cadre en tandem, ou de soutenir une conversation pendant plusieurs captivantes minutes. Dans cette fixité du regard, interrompue que par l’occasionnel et délicat zoom, Hong triomphe comme éternel ethnologue doux-amer, resserrant ses propres codes pour nous offrir un cinéma simple dans lequel il faut s’investir, mais auquel il est franchement impossible de résister.
Texte :
Ariel Esteban Cayer |
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Why Don't You Play in Hell?
Sion Sono | Japon | 126 minutes
Il est tentant de s’imaginer ce que Samuel Fuller aurait pensé de ce dernier Sion Sono : ce même Fuller qui remplaçait « Action! » par une déflagration de revolver et qui, dans la fameuse scène de
Pierrot le fou (1965), nous disait que le cinéma est « comme une bataille: l’amour, la haine, l’action, la violence et la mort ». Quoique résumant le cinéma de Sono depuis le tout début, cette courte phrase prend tout son sens dans
Why Don’t You Play in Hell?, une retentissante lettre d’amour au cinéma lui-même, non pas formellement, mais présentée ici comme la grande aventure : celle qui tue, détruit, fait rire, et qui est bourrée d’absurdités à tous les détours.
Il est impossible de ne pas établir des parallèles entre Sono et son héros Hirata (Hiroki Hasegawa), ce chef de meute des « Fuck Bombers » - sorte de Goonies en quête de cinéma, parcourant la ville en patin à roulettes, y tournant des films en 8mm comme Sono le faisant jadis avec sa troupe TokyoGAGAGA. Dix années s’écouleront avant qu’ils n’aient l’occasion de tourner leur « chef-d’œuvre », impliqués dans un conflit absurde entre deux clans rivaux de yakuza. En révéler davantage ne ferait que desservir, mais au coeur du projet jubilatoire se trouve une attitude bien simple : tourner, envers et contre tous. Si
Bad Film (1995/2012), ce document de l’énergie folle d’un cinéaste à ses débuts, nous le montrait précisément,
Why Don’t You Play in Hell? s’en trouve à être le miroir, voyant Sono retourner à la même énergie destructrice tout en synthétisant une décennie de cinéma oscillant entre le commercial (pensons, par exemple, à
Exte: Hair Extensions, ou le très peu vu
Be Sure to Share) et des élans artistiques complètement débridés (pleinement déployés dans son chef-d’oeuvre de plus de quatre heures,
Love Exposure).
D’un dynamisme ahurissant, en faisant le film de Sono le plus purement divertissant et excessif depuis un moment,
Why Don’t You Play in Hell? délaisse le sentimentalisme de ses oeuvres post-tsunami, retournant à un cinéma où l’action prime, où l’humour est primordial; un cinéma où l’hémoglobine est à nouveau esthétique, où les ruptures de ton sont constantes et les techniques tapageuses (ces transitions en volet balançant violemment l’auditoire d’une trame narrative à l’autre, ou encore ces motifs musicaux contradictoires guidant nos émotions) propulsent le récit de l’avant en parfait tandem avec les folles idées scénaristiques du cinéaste.
À prendre au premier degré, il s’agit d’une oeuvre réflexive, nostalgique et vibrante de sincérité. Bourrée, de surcroît, de performances mémorables, qu’il s’agisse de Tak Sakaguchi personnifiant Bruce Lee avec brio; du cultissime «
character actor » Jun Kunimura (tout, de
9 Souls à
Kill Bill, en passant par
Hard Boiled); de l’irrésistible Fumi Nikaido dans le second rôle principal ou de l’hilarant Shunichi Tsutsumi dans le rôle du yakuza rival Ikegami,
Why Don’t You Play in Hell? est un véritable conte cinéphile – sur la poursuite effrénée du cinéma, mais aussi sur son auteur lui-même, nous montrant qu’il n’a pas dit son dernier mot, et qu’il mourra probablement la caméra en poing.
Texte :
Ariel Esteban Cayer |
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