DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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Des nouvelles de Taiwan

Par Mike Hoolboom

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Panorama-cinéma retourne au TIFF cette année après une absence de 4 ans ! Notre chroniqueur Mike Hoolboom, l'un des plus célèbres et attachants cinéastes expérimentaux au pays, nous livrera ses impressions de quelques films choisis parmi la sélection du festival. Ne manquez pas la chance d'assister à l'évènement par procuration, mais surtout de vous abreuver de la verve singulière et revendicatrice de Mike, qui ne manquera pas d'évoquer chez vous des images inspirantes ou horrifiques, comme si vous étiez vous-mêmes dans la salle bondée du Ligthbox.

 Olivier Thibodeau, éditeur Festivals



:: It follows It passes on (2023) [Erica Sheu]

Mes films préférés étaient ceux qui se comportaient comme des enfants timides à une fête. Ils se réfugiaient dans les coins sombres, brillaient par répression et par l’infinie promesse de pensées non exprimées. Ces films étaient toujours courts, ce qui signifiait qu’ils ne pouvaient être vus ailleurs que programmés avec d’autres courts métrages. Ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour ne pas trop attirer l’attention sur eux-mêmes, se fondant dans les œuvres plus bruyantes, plus emphatiques qui les entouraient.

It follows It passes on d’Erica Sheu est un mini film en 16 mm granuleux. Sur fond de trilles émis par un circuit délicatement brisé et ponctués d’occasionnelles notes grattées à la guitare (comme si le musicien était distrait par d’autres occupations, à la dérive), la caméra panote en gros plan sur une série d’objets mystérieux, fruits d’un monde caché, à l’abris des regards et du langage. Les formes abstraites palpitent lentement, alors que l’artiste cueille un photogramme au milieu d’un champ de gruau avec un doigt de géant. Une chandelle, un bout d’aluminium réfléchissant la lumière, une explosion d’éclats lumineux. Des ombres traversent soudainement les surfaces fluides. Plusieurs de ces croisements offrent un avantage considérable, comme si chacune était un curseur signalant la bonne direction. C’est comme si la caméra n’ouvrait pas une piste, mais la suivait plutôt. Et comment créer une piste? En la marchant. En la touchant et en la laissant vous toucher.

Le film s’ouvre sur un chandelier doré aperçu à travers du verre réfracteur. Des titres apparaissent brièvement mentionnant l’île taiwanaise de Kinmen, où une famille se promène sur un bord de mer, après la guerre, n’ayant plus besoin de fuir les bombes. Ces brefs passages servent de cadre aux douces abstractions qui suivent, marquant celles-ci comme des moments à la fois traumatisants et réparateurs, monde d’objets surnaturels chargés, contenant des histoires familiales de mort et de nation.

La guerre civile chinoise a pris fin des décennies après les combats de 1949, lorsque les anciens dirigeants se sont retirés à Taiwan pour former un nouveau gouvernement, tandis que le parti communiste prenait le contrôle de la Chine continentale. Mais la guerre avait de longs tentacules, et de plus petites guerres se sont déclarées au fil des décennies, parallèlement à des menaces persistantes d’invasion. La guerre qui perdure par-delà la fin de la guerre est le sujet de ce film. Les blessures causées par ce qu’on a vu, les traumas qui peuvent imprégner les objets d’un pouvoir fantastique. Ces regards privés, recueillis dans les petites pièces, racontent une histoire de famille et de frontières, une étrange accolade privée/publique montrant la ténacité de ce qu’il en coûte pour survivre. Dans ses notes à propos du film, l’artiste cite la poète canadienne Anne Carson qui écrit : « Une blessure laisse échapper sa propre lumière.» [1] Ici, la blessure s’étend à la grandeur d’un pays. C’est le devoir de la cinéaste que de la suivre pour créer un monde d’élégie et de deuil qui est aussi une ode à de nouvelles façons de voir.


[Erica Sheu]

Erica Sheu se décrit elle-même comme une «cinéaste expérimentale», un terme souvent employé pour désigner une période historique des années 1970 et 1980. Elle fait partie du Rearflex Taiwanese Film Collective, où des amis passent du temps ensemble et présentent leur travail. Le premier programme était nommé «Making Kin(o)!», et imaginait que faire des films était aussi une façon de bâtir une communauté, de rassembler des vies.

« L’auteurisme est important, et la cocréation (la collaboration) aussi. Le cinéma expérimental n’est pas uniquement une démarche solitaire dans la matérialité ou le langage cinématographique. L’expérimentation est également cruciale. La cocréation peut être une manière occasionnelle de fuir l’individualisme du contexte artistique, ou le professionnalisme et l’efficacité de la répartition du travail dans les modules de production cinématographique commerciale. C’est la manière dont les amitiés, les conflits, les interinspirations, le plaisir et l’entrain transforment le processus qui rend celui-ci expérimental. » [2]

Leur manifeste est rempli d’évocations de self-care, du besoin d’y aller doucement, soulignant le fait que les artistes devraient être libres de former d’autres groupes et d’autres alliances s’ils le souhaitent. L’approche dans son ensemble est comme une invitation par petite touche de douceur, comme une couverture duveteuse. Le groupe partage les projets en cours, de même que des films produits par des laboratoires cinématographiques analogiques et des cinéastes itinérants. Sincérité, jeunesse, croyances, aspirations collectives. Même le manifeste nous arrive titré avec un point d’interrogation entre parenthèses. Non seulement y a-t-il ici un besoin de générer du travail, mais aussi de contextualiser celui-ci, de former un groupe à partir de l’intériorité radicale de chacun de ses membres. Ici, à l’ombre de l’une des grandes superpuissances du monde, même l’amitié est devenue politique, tout comme les façons démodées de faire des films et de les partager. Si faire des films implique nécessairement de les montrer, la communauté ne peut ni être séparée de la subjectivité qu’il contribue à créer ni de l’art qui le nourrit.

 

[1] Anne Carson, The Beauty of the Husband: A Fictional Essay in 29 Tangos (New York: Alfred A. Knopf, 2001), 5. (traduction libre)

[2] Rearflex Taiwanese Film Collective« Making Kin(((o)))! — a manifesto (?) » (septembre 2021),
https://rearflexpfilm.cargo.site/manifesto (traduction libre)

 

 

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Mike Hoolboom a commencé à faire des films en 1980. Mis en pratique, avec application quotidienne. Une remixologie continue. Depuis 2000, un flot constant de docus biographiques à partir de séquences trouvées. La question qui anime une communauté : comment puis-je être utile ? Des entrevues avec des artistes médiatiques au fil de trois décennies. Des monographies et des livres, écrits, édités, co-édités. Des écologies locales. Du bénévolat. Ouvrir la porte.

 

Traduction : Claire Valade

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Article publié le 3 octobre 2023.
 

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