9 DOIGTS
F. J. Ossang | France/Portugal | 2017 | 99 minutes | Les incontournables
Ça part comme un film noir, quelque chose comme une intrigue de braquage, de gangsters, de cadavre découpé à la scie, l’histoire d’un homme, Magloire (Paul Hamy) qui se retrouve par hasard à la mauvaise place au mauvais moment, et qui se fait embarquer dans ce récit qui n’en est pas un. Le temps d’un plan les personnages traversent la pellicule (c’est tourné en 35mm), se retrouvent sur son négatif, ils passent ainsi de la terre à la mer et le film se met à dériver avec eux sur des courants marins déments, à quelque part autour d’un continent formé de déchets accumulés, à l’image peut-être des citations littéraires pêle-mêle et des techniques cinématographiques disparates (tirées autant du muet que du cinéma expérimental ou de l’iconographie du cinéma de genre hollywoodien) que le film amalgame pour former son propre espace-temps, déstabilisant pour les personnages, mais que le spectateur saura reconnaître comme étant celui du cinéma. En même temps que le film s’ouvre sur cet horizon mystérieux, cherchant son chemin, comme les marins, sur cette drôle de carte peinte à la main où la géographie ne fait plus aucun sens (la carte n’est pas le territoire, comme on nous le rappellera, alors la carte n’offre plus aucun repère, elle vaut pour elle-même), l’environnement, lui, c’est-à-dire le bateau, se referme sur les hommes à son bord, littéralement, avec ce plafond de la chambre de Magloire qui se resserre au-dessus de sa tête. C’est qu’ils traînent avec eux la mort, du polonium, une fièvre s’empare des hommes, un étrange docteur arrive à bord, on s’inquiète d’un bateau-fantôme : comme ce 9 doigts réputé pour amputer ceux qui osent le défier, le film semble se délester peu à peu des appendices indésirables du vague récit qu’il nous promettait, le voyage s’avère en être un vers le néant, celui qui guette patiemment les hommes, inéluctable, et dans lequel le film s’engouffre sans broncher en s’effilochant au fur et à mesure qu’il s’en rapproche. Il ne reste qu’à trouver la bonne attitude, à quelque part peut-être entre celle de Magloire (« Ne rien comprendre, voilà la clé ») et celle de Ferrante (Pascal Greggory, qui veut s’extirper du cynisme), s’amuser finalement, à l’instar de F.J. Ossang et de ce film insaisissable, aussi sombre que lumineux, un brin trop bavard sans doute, mais porté, il faut le dire, par une somptueuse direction photo et quelques images hallucinées comme seule la pellicule peut le faire. (Sylvain Lavallée)
JEANNETTE, L'ENFANCE DE JEANNE D'ARC
Bruno Dumont | France | 2017 | 115 minutes | Les incontournables
Comme d’autres cinéastes avant lui, Bruno Dumont s’est intéressé à la fascinante pucelle d’Orléans. Laissant de côté l’épopée de Jeanne d’Arc à travers la guerre de Cent Ans, ses procès, ou encore son exécution bien connue de tous ; il s’est plutôt intéressé épistolairement à ses jeunes années, sur une trame moderne diamétralement divergente, dans une comédie musicale Electro-Pop-Rock. D’abord, lorsque fillette elle entendit la voix de saints lui ordonner de délivrer la France de l’occupation anglaise. Puis, quelques années plus tard, devenue adolescente et indépendante d’esprit, au moment où, avec la complicité de son oncle, elle quitta le foyer familial, dans l’objectif secret de commander les troupes françaises contre les armées anglaises. Adapté des œuvres « Jeanne d’Arc » et « Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc » de Charles Péguy, chorégraphié par Philippe Decouflé sur la musique originale de Igorrr, les Jeannette & Jeanne fabriquées par Dumont sont adeptes de headbang, elles dansent, font la split, des roulades, mais chantent surtout avec hardiesse et dévotion leur certitude intérieure dans ce qui semble un long vidéo-clip de rock chrétien fait avec les moyens du bord. Cette sobriété dans la mise en scène sert l’histoire globale et apporte une cohérence aux choix artistiques, de casting, toutes dimensions confondues. Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc utilise à peine trois décors, — tourné en partie dans les dunes de Wissant —, pour mieux concentrer l’attention du spectateur sur les chants et discours verbeux débrouillés autour d’une certitude fervente et mystique devenue obsession fanatique. Le résultat est surprenant. Sous nos yeux se dessine une vision moderne des Vosges du XVe siècle. Le Domrémy natal de Jeanne d’Arc y est un tableau actualisé de peinture naturaliste. Ruisseau serpentant, collines verdoyantes, moutons dodus et ciel bleu limpide sont les seuls compagnons d’une production modeste ramenant à la vie l’enfance révolue de la sainte patronne. Lise Leplat Prudhomme, qui incarne Jeannette à 8 ans, déclame par ailleurs avec gaucherie les longs dialogues de Péguy, et chante faux, la plupart du temps. Il y a bien sûr ce moment où le spectateur pense à La Voix ou à L’École des Fans, un peu perplexe. C’est pourtant ce que Dumont recherchait, des fillettes qui savent vaguement chanter et danser, ni plus ni moins. Flandres, P’tit Quinquin, Ma Loute (en partie), Dumont ne se cache pas un goût pour les acteurs non professionnels avec lesquels il aime exploiter une énergie brute. La gamine avait pour seuls bagages cette énergie folle, cette volonté, cette fraîcheur. Mais alors qu’elle donne la réplique à une autre gosse vachement dégourdie, Lucile Gauthier (Hauviette), qui nous fait rire au quart de tour, on sent au final un problème de casting, quelque chose qui ne colle pas complètement chez elle. Idem pour Jeanne Voisin qui incarne la Jeanne des prémisses de la fin. Au-delà de ses prières répétées, sautillements frénétiques, et regards impérieux, rien dans son interprétation maniérée ne laisse supposer de réel enfièvrement, ce petit quelque chose qui introduit le chef de guerre en devenir. La transition entre l’enfant et la femme n’est pas non plus évidente, la continuité des énergies ne coule pas de source. Les chorégraphies, à l’image du film, font elles aussi dans la sobriété. Elles sont certainement cocasses et amusantes, sans ne jamais avoir la précision d’un Demy, Resnais, ou même Chazelle. Et c’est très bien ainsi ! La performance vocale de la nonne dédoublée Madame Gervaise (les jumelles Élise et Aline Charles) offre un moment de félicité qui ne doit rien envier aux grosses productions. Au-delà d’une appréciation conceptuelle sincère pour ce joyau reclus aux accès métalleux endiablés, Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, reste en majorité redondant, comme le serait un disque rayé. Au même titre que les chants liturgiques pendant une messe, ou que le spectacle de finissants amateur que l’on vient encourager de bon gré, le film musical — qui a confié avec une témérité admirable la composition de plusieurs mélodies à des néophytes, et adjoints les talents limités d’apprentis chanteurs — a cette particularité d’être ennuyant après le troisième cantique. (Anne Marie Piette)
LOVING VINCENT
Dorota Kobiela et Hugh Welchman | Pologne/Royaume-Uni | 2016 | 95 minutes | Film de clôture
Si Loving Vincent est un grand film d’animation, ce n’est pas seulement parce que plus d’une centaine d’artistes-peintres ont collaboré à sa production, mais c’est aussi parce qu’il donne ses lettres de noblesse au film d’animation, à savoir : il donne à rêver. Un grand film d’animation peut se permettre ce que le cinéma en prise de vue réelle ne fait pas d’ordinaire : il joue avec les paramètres de la réalité, il fait voyager dans les zones inexplorées de l’imaginaire. La grande réussite de ce film magistral, c’est d’avoir fait jubiler son public en comblant des attentes très élevées en raison de l’ambition du projet : en donnant vie aux toiles impressionnistes de Van Gogh sur écran géant, on nous démontre que les 24 images par secondes peuvent vraiment équivaloir à 24 œuvres d’art par secondes. Assemblées et mises en mouvement, leur effet est saisissant, émouvant. L’hommage est sublime, de la trempe d’un Munch, de Peter Watkins, excepté qu’ici le cinéma d’animation sied particulièrement bien à l’impressionnisme de Van Gogh. C’est comme si on avait carrément relié tous ses tableaux en une œuvre complète (sans exagérer, disons du moins que son univers visuel est scrupuleusement respecté) pour résoudre la grande énigme de sa mort et ramener son message.
Vu le temps qu’a dû prendre la production, il était impossible de traiter d’un sujet d’actualité avec un tel procédé. Incidemment, il est évident que la production a bénéficié du facteur temps, puisque la recherche visuelle est très bien appuyée. En ce qui touche le scénario, une enquête sur le suicide de Vincent (qu’on remet donc en cause ici) sert de prétexte pour nous introduire à la dernière partie de sa vie. On retiendra un scénario bien ficelé pour supporter d’abord et avant tout un travail visuel délectable. (Caroline Louisseize)
PHASE IV
Saul Bass | États-Unis | 1974 | 84 minutes | Temps Ø
Phase IV est un objet cinématographique plutôt unique. Premier et seul long métrage de Saul Bass, artiste graphique important devenu une légende à Hollywood avec ses concepts visuels modernes et épurés pour la conception d’affiches et de génériques de films (The Man With the Golden Arm, North by Northwest, Psycho). Son travail est maintenant devenu iconique et son influence fut grande. Bass est cependant moins connu pour son travail de réalisation, puisque minime, mais c’est après quelques courts métrages plus proches de l’essai artistique qu’il se fait offrir cette commande de film qui se veut de la part des producteurs-distributeurs une énième variation de film de série B avec des créatures qui s’attaquent aux humains.
L’idée de base est simple : un étrange phénomène cosmique produit des changements dans le comportement de colonies de fourmis vivant dans le désert de l’Arizona. Un scientifique et un spécialiste du langage tenteront de percer le mystère par de multiples expériences d’observations et de communication depuis un laboratoire situé à proximité. Les choses vont évidemment se compliquer et un conflit stratégique entre humain et insectes s’en suivra. Bass fera ce qu’il peut pour détourner la commande et en faire un terrain de jeu créatif sur le plan visuel. Le film abonde de propositions géométriques dans lesquelles l’artiste utilise la caméra pour ses qualités de cadrage statiques et y va de multiples compositions graphiques. Autant les humains que les fourmis se trouvent encerclés par quelque chose qu’ils finissent par encercler eux-mêmes, jusqu’à l’emboîtement infini qui fait écho aux graphiques servant d’outils de communication entre les deux espèces. Le film se permet aussi d’aller dans des zones métaphysiques et mystiques qui l’éloignent des films d’exploitation habituels du genre. Phase IV s’ouvre comme un film scientifique avec ses nombreuses scènes de fourmis à l’œuvre avant de dévoiler les quelques humains qui vont aussi peupler (en grande minorité) le film. Bass a su s’entourer d’autres complices pour les besoin de sa vision, comme Ken Middleham, un spécialiste de la micro-cinématographie (les scènes d’insectes dans Hellstrom Chronicles et de photographie en accéléré dans Days of Heaven), qui arrive à faire des fourmis les véritables protagonistes du film. L’apport du compositeur Brian Gascoigne est aussi important pour la création d’une atmosphère inquiétante avec sa trame sonore électronique texturée.
Boudé par le public et la critique à sa sortie en 1974, le film a lentement développé un statut culte depuis sa redécouverte dès ses premières années de diffusion télé. L’épouvantable travail de mise en marché du film n’a sûrement pas aidé (on sait que Bass a eu beaucoup de difficultés avec les nombreuses impositions et restrictions de la part des distributeurs de la Paramount). Ces derniers n’ayant même pas pris en considération que le réalisateur est un affichiste talentueux ont donné cette tâche a quelqu’un d’autre qui a produit une affiche générique d’attaque de monstre qui donne plus l’impression d’un film d’exploitation typique de l’époque et le tagline « the day the earth was turned into a cemetary » n’aide pas non plus à deviner l’approche pourtant si singulière de Phase IV. Les studios iront même jusqu’à le remonter et à retirer une partie de plusieurs minutes qui se voulait une importante séquence explicative du futur de l’humanité sur terre, en plus d’être un énorme trip psychédélique qui concluait le film dans une zone bien plus expérimentale. Cette fameuse scène, longtemps considérée perdue, fut retrouvée en 2012 dans une copie d’un premier montage du film et circule occasionnellement sur YouTube (via une captation amateur lors d’une projection). On découvre des images qui rapprochent le film de la séquence finale du 2001 de Kubrick, démontrant aussi par son montage hallucinatoire un futur possible dans l’évolution de l’humanité. Cette scène ne fait malheureusement pas partie de la version restaurée du film et ne semble pas encore faire partie des plans des distributeurs (potentiellement à cause de problèmes reliés aux droits d’auteurs — on sait aussi qu’une musique spécialement composée par Stomu Yamashta servait toute cette séquence). Entre le film scientifique et le film de science-fiction, entre film de série B et film d’auteur, Phase IV se trouve tiraillé entre son désir de transcender le genre et les limites qu’impose sa production. Il n’en demeure pas moins une expérience cinématographique fascinante qui nous fait imaginer les possibilités filmiques qu’une plus grande liberté aurait procuré à son auteur et à la suite potentielle de sa carrière de réalisateur. (David Fortin)
PLANET ∞
Momoko Seto | France | 2017 | 8 minutes | FNC Explore
Exempt de propos moralisateurs et alarmants sur notre extraordinaire planète que nous mettons un point d’honneur à saccager — nul besoin — et tout aussi efficace qu’un long métrage documentaire gorgé de données et de statistiques sur les conséquences environnementales des mauvais traitements que nous lui affligeons, Planet ∞ est un voyage empirique aux incarnations visuelles anormalement époustouflantes, au cœur du monde micro-macro des champignons et moisissures qui ont colonisé et recouvert la surface de la Terre. Devant ce spectacle quasi mortuaire, cette danse de la désolation, nous sommes réduits à la taille de minuscules insectes comme pour mieux constater à quel point ces systèmes organiques se développent à la vitesse grand V et s’emparent des sols en suivant le principe de la colonisation. Si les spores ont l’ingénieuse faculté de résister aux conditions les plus défavorables, et ce, pendant des milliers d’années, tout en permettant indéfiniment la dispersion de l’espèce, ces végétaux en rejetant la poussière de moisissure polluent l’air, au point que le ciel en soit envahi et provoque de nouveaux changements météorologiques. Dans ce monde post-apocalyptique — pas si saugrenu que ça —, il pleut des coccinelles à la taille démesurée qui retombent lourdement tels des macchabées, pour servir de pâture à un océan peuplé uniquement de tritons aux yeux globuleux dont la présence menaçante ne laisse rien présager de bon. L’ambiance sonore de Yann Leguay vient compléter le tableau de cette science-fiction aux paraboles pessimistes évoquant le monde que nous habitons. Plans larges et effets de ralentissement se juxtaposent comme des métaphores des conditions dévastatrices qui nous attendent déjà. Le point de vue final horizontal et renversé qu’il nous est offert de voir de cette terre aride et mono-organique, est à la fois somptueux et pétrifiant, par sa symbolique du globe terrestre qui ne tourne plus rond. Dans un autre style que le célèbre anime, Nausicaä de la vallée du vent — dont peut-être la réalisatrice s’est inspirée — cette expérience en réalité virtuelle qui vient compléter une série de trois films réalisés sur le même sujet — Planet A, Planet Z et Planet ∑ — et détonne par sa sagacité et sa beauté prophétique à la frontière de l’expérimental, qui on l’espère saura émerveiller et conscientiser les esprits. (Claire-Amélie Martinant)
JOUR 1
(Ava, Napalm, Samui Song)
JOUR 2
(La caméra de Claire, Claire l'hiver)
JOUR 3
(Black Hollow Cage, Les Fantômes d'Ismaël,
Loveless)
JOUR 4
(The Day After, Félicité, The Last of Us)
JOUR 5
(KFC, Mass for Shut-Ins, Sexy Durga, Unrest)
JOUR 6
(Bangkok Nights, Honeygiver Among the Dogs,
Marion, La Zone)
JOUR 7
(Le ciel étoilé au-dessus de ma tête,
Les prédatrices, Summer Lights)
JOUR 8
(All you Can Eat Buddha, The Florida Project,
Histoire que notre cinéma (ne) racontait (pas)
JOUR 9
(9 Doigts, Jeannette : l'enfance de Jeanne d'Arc,
Loving Vincent, Phase IV, Planet ∞)
JOUR 10
(Detective Bureau 2-3 – Go to Hell Bastards!,
Gate of Flesh, Thelma)
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