DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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RIDM 2017 : partie 2

Par Panorama - cinéma

DPJ
Guillaume Sylvestre | Québec | 2017 | 116 minutes | Présentation spéciale
 
La grande force de Guillaume Sylvestre, c’est d’être absent de son documentaire. Comment le réalisateur a-t-il pu pénétrer dans ces familles déchirées, observer ces parents démunis, accompagner ces enfants négligés, suivre ces intervenants dévoués, écouter ces plaintes, recueillir ces pleurs, capter ces cris, collecter ces lamentations, enregistrer ces récriminations, sans que personne, jamais, ne se tourne vers la caméra pour lui demander de quitter les lieux? Certes, Sylvestre, portant sa caméra à l’épaule, fait preuve d’une grande pudeur, embrassant ses sujets de dos, les filmant jusqu’au menton, floutant leurs visages, mais il fait aussi preuve (considérations légales obligent) d’une grande discrétion. Les moments qu’il prélève du quotidien des parents, des enfants, des intervenants, sont précieux – et dérangeants, bouleversants, affligeants – parce qu’ils ont rarement été filmés. On s’abstiendra ici de juger. Là n’est pas le propos. Sylvestre désire faire un film sur les intervenants de la DPJ, et il maintient son cap, nous les montrant toujours dans l’action, parlementant avec les parents, interagissant avec les enfants, collaborant avec les collègues, mais jamais – jamais – ne se confiant (voire se plaignant) à la caméra. C’est leur calme, leur patience, leur fermeté, leur sourire même, qui est mis à l’épreuve tout au long des multiples interventions et que l’on nous demande de reconnaître, sinon d’admirer. L’ambiance est constamment tendue, et ils sont sans cesse déchirés entre les invectives des parents et les larmes des enfants. Le brio de ce documentaire, c’est aussi de nous faire suivre différents cas qui, sans être pris depuis leur origine ni menés jusqu’à leur résolution, ne nous en montrent pas moins ce qu’il arrive aux diverses étapes de l’enfance, de la naissance à la majorité. Nous voyons ce couple de toxicomanes accepter, elle dans la souffrance, lui dans l’indifférence, la mise en adoption de leur bébé. Nous voyons cette mère monoparentale se résigner, après tant de vains efforts, à conduire son garçonnet dans une famille d’accueil. Nous voyons ces fillettes se faire retirer d’un milieu familial dont les hurlements et le tintamarre constituaient le quotidien. Nous voyons ce jeune adolescent victime d’intimidation expliquer le plus logiquement du monde, avec le peu de mots qu’il possède, que l’institut où il est enfermé doit le laisser partir voir sa mère avant qu’elle n’entre en prison. Nous voyons cette adolescente surmonter peu à peu sa colère et son anxiété pour finalement quitter le centre d’hébergement où elle était gardée. Le documentaire se termine abruptement, sans clore aucun des récits qu’il nous a donnés à voir, nous signalant par là qu’il aurait pu stopper n’importe où, parce que le malheur des enfants, lui, continue.  (Jean-Marc Limoges)
 

Dessin de Julie Delporte à propos de
MAMA COLONEL
Un film de Dieudo Hamadi (France / République démocratique du Congo, 2017) de 72 minutes.
Présenté dans la section Compétition international longs métrages.
(Julie Delporte)




CANIBA
Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel | France | 2017 | 95 minutes | Présentations spéciales

Même si ce documentaire – prend la peine de nous indiquer un carton d’introduction – « ne cherche pas à justifier ni à légitimer le crime commis » par Issei Sawaga, un Japonais qui, en juin 1981, a tué et mangé une condisciple, Renée Hartvelt, avec laquelle il étudiait la littérature à la Sorbonne, force est d’admettre que le parti pris esthétique des deux cinéastes met tout en œuvre pour que nous sympathisions, contre notre gré, avec cet immonde anthropophage. D’abord, la voix d’un journaliste français tout droit sorti des archives rappelle, dans le noir le plus total, les détails sordides de cette tragédie et conclut que c’est la fille qui était, en somme, coupable : c’est parce qu’elle n’a pas accepté d’avoir de relations sexuelles avec cet affamé que celui-ci l’aurait tout simplement assassinée et dévorée. Ensuite, un second carton entreprend de nous mettre en appétit en offrant, en guise d’exergue, un passage de l’Évangile selon saint Jean – « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » – qui nous rappelle ce que nous savions déjà (au moins depuis Totem et tabou), que la religion catholique repose sur un acte anthropophagique. Drôle d’entrée en matière pour un documentaire qui, s’il ne « ne cherche pas à justifier ni à légitimer le crime commis » (bis), lui donne tout de même, en quelque sorte, le vicelard aval de la religion. Après avoir ainsi cyniquement dressé la table, le documentaire affiche clairement le mauvais goût qui sera le sien, et ce, dès la première cène [sic] : à son cannibale de frère, aujourd’hui vieux et paralysé, qu’il essaie péniblement de faire manger, et qu’on l’on entend puissamment déglutir, le vieillard lancera : « Avale. Avale. Ça dégouline. » Par la suite, tout l’arsenal de procédés cinématographiques sera mis en branle pour nous susciter notre sympathie envers quelqu’un dont on « ne cherche pas à justifier ni à légitimer le crime » (ter). Déjà, il est mal en point. Il souffre, il pousse, il ahane… rien de tel pour susciter la pitié. Le très gros plan sur sa main tremblante ne laisse aucun doute. Au reste, le sujet est constamment cadré de près, par une caméra flottante qui recueille longuement, grâce à une minuscule profondeur de champ, chacun des mots qu’il expire, dans une syntaxe hachurée, ponctuée de mots français (qui nous le rendent si attachant, si près de nous). On lui scrute les pores, les poils, les crevasses, les furoncles, comme s’il était un objet de contemplation. Cette façon de faire commande le silence, l’écoute, l’aveu, la confession, le respect même. Jamais les cinéastes ne nous offriront le recul, la distance, le cadre, le contexte, la froideur nécessaires pour essayer de comprendre le macchabé. Les images sont constamment floues, flottantes, hésitantes, et jamais ne s’éclaircissent ni n’offrent de clarification. La caméra roule, capte, prélève. Aucun découpage. Aucune organisation, donc. Aucune rationalisation. Nous sommes tenus captifs, prisonniers, forcés de regarder, d’écouter sans n’y rien entendre. Lucien et Véréna, sans doute eux-mêmes chumy chumy avec leur sujet, n’éprouveront ensuite aucune pudeur à nous montrer des « home sex video » anciennement tournés par le déséquilibré et dans lesquels on aura le privilège de le voir se palucher jusqu’à éjaculation sous une fille qui lui a offert une généreuse douche dorée (elle l’a fait boire, celle-là, il ne la bouffera pas). On profite de la débandade pour nous apprendre – et nous montrer aussi, bien sûr – que son frère septuagénaire, sans doute fatigué d’être dans l’ombre de la star, jouit aussi d’une drôle de façon : en se charcutant le bras à coup de couteau. Ils sont frères de sang. Puis, les deux hommes feuillettent une manga que l’artiste avait dessinée, à la suite de son meurtre, laquelle reprend, case après case, les étapes du dépeçage et de l’ingestion de la jeune victime, images sur lesquelles on ne s’étonnera même plus d’entendre jaillir le rire des deux bonhommes qui sera suivi d’une conclusion qui finit presque par rendre ce rire contagieux : c’est un « moment historique ». Épuisé par cette franche rigolade, le vieillard s’endort. Et les cinéastes profitent de son assoupissement pour user d’un vieux truc : par une spécieuse modalisation sur son visage endormi, on enchaîne avec les vieux films de famille qui ont l’air de sourdre de ses douces rêveries. Les deux bambins se chamaillant et souriant à la caméra, dans un noir et blanc granuleux, finiront par nous faire craquer. Après un sommeil réparateur peuplé de charmants souvenirs, l’invalide découvre avec stupéfaction une infirmière de second ordre – ou une fille de joie (c’est dure à dire) – venant l’assister et prendre soin de lui. La caméra – retorse, perverse, voyeuse – épouse alors contre toute attente le regard du gâteux et s’attarde sur le décolleté pigeonnant de la gonzesse qui découvre alors une poitrine opulente. C’en est trop! Ce documentaire qui « ne cherche pas à justifier ni à légitimer le crime commis » (quater), cherche tout de même à nous rendre le bonhomme sympathique, nous contraint même à nous y identifier. Nous montrer quelqu’un qui souffre, nous faire pénétrer dans sa psyché, nous donner accès à ses rêves, nous montrer des pans de son enfance, ce sont tout autant de procédés thématiques qui forcent le rapprochement avec le personnage. Le filmer en très gros plans, en petite profondeur de champ, grâce à une caméra flottante qui repousse la coupe, ce sont des procédés formels qui – parce qu’ils accordent une importance au personnage – scellent ce lien de connivence. En somme, Caniba est un film sur la connivence, la connivence entre deux frères que tout lie – notamment les pratiques SM extrêmes – et auxquels on nous enjoint de nous attacher.  (Jean-Marc Limoges)

 


THE REAGAN SHOW
Pacho Velez et Sierra Pettengill | États-Unis | 2017 | 74 minutes | Présentations spéciales
 
Ce film met en scène un acteur du nom de Ronald Reagan. Il a joué, pendant huit ans, le rôle du Président des États-Unis. Avant, il jouait les bons gars dans de mauvais films : shérif, soldat, père de famille. Il imposait, partout, « la loi et l’ordre ». C’est sûrement grâce à cette feuille de route qu’il a obtenu son plus grand rôle. Or, on le retrouve ici jouant un personnage qui le dépasse. Dirigé par une armée de metteurs en scène, il peine à livrer son texte avec crédibilité. L’actrice qui le jouxte, et qui campe sa femme (à l’écran comme à la ville) conserve, peu importe les situations, un identique masque de cire. Même le poilu pitou qui la traîne souffre cruellement d’un manque de direction. Le trio rejoue continuellement – printemps, été, automne, hiver – la même scène : il traverse le champ, saluant les badauds qui se pressent, puis monte dans une limousine ou un avion, pour disparaître hors-champ en faisant des bye bye. Dans toute la première partie de ce documentaire sans voix-off, le montage sert ingénieusement de commentaire. C’est en montrant, une prise après l’autre, l’acteur incapable de prononcer correctement, dans une capsule électorale, le nom de celui qu’il nomme pourtant « son très bon ami », que son piètre talent crève l’écran. C’est encore le montage qui nous permet de comprendre que les trois mots de l’adage qu’il répète à l’envi – « Trust, but verify. » – trahit un cruel manque de culture, sinon d’originalité. Il perd un peu la face, le gars. Constatant qu’il craquèle, les médias le cribleront de questions, non pas sur les actions qu’il pose, mais sur le personnage qui lui échappe. Politique autoréférentielle. Tout n’est qu’une question d’image. Or, au mitan du récit, on voit l’acteur prendre son rôle au sérieux. Il provoque les Russes. Mon missile est plus gros que le tien. Voulant capitaliser sur un succès récent, il nomme ce nouvel épisode Star Wars et nous montre comment il vaincra l’ennemi en jouant, aux heures de grande écoute, à Space Invaders. Cette entreprise, qui cherche en somme à banaliser la guerre, à lui donner l’éclat de la (science-)fiction et à l’enduire d’un vernis ludique, nous choque à peine, tant on a vu depuis les Présidents poursuivre sur cette lancée. Rappelons-nous comment, lors des années Bush (père), on s’était ingénié à filmer la guerre au Koweït comme une fête foraine, les obus éclatant au loin, la nuit, comme des feux d’artifice, ou encore comment, lors des années Bush (fils), la guerre contre Sadam Hussein fut lancée au moment où le cowboy avait déclaré, en souriant : « The Game is Over ». Rappelons-nous aussi comment, plus près de nous, lors des élections provinciales de 2003, les « faiseurs d’images » expliquaient sans pudeur, aux informations télévisées, comment ils s’y prenaient pour faire de leurs politiciens des personnages médiatiques avec lesquels les électeurs allaient – sans égard au programme – spontanément sympathiser. On admirait leur sincérité! Or, c’est justement parce que tout ce que nous montre ce documentaire ne nous étonne pas qu’il rate un peu sa cible. Eût-il été plus judicieux de nous montrer en quoi le « Reagan Show » rompait avec la mise en scène politique précédente, plutôt que de nous montrer en quoi il annonçait celle qui allait suivre? Eût-il été plus percutant de nous montrer en quoi il rompait avec la politique de ses prédécesseurs plutôt que de nous montrer en quoi il inaugurait une façon de faire sur laquelle allaient capitaliser ses successeurs? Au reste, les cinéastes se laissent eux-mêmes séduire par le personnage dont ils prétendaient faire tomber le masque. Celui-ci devient, dès le milieu du film, le héros à part entière qu’ils prétendaient déboulonner, impliqué dans une quête qui l’oppose à son ennemi Russe, Mikhaïl Gorbatchev. On perd le recul, la distance et le sarcasme même pour suivre les échanges entre les deux hommes, et on se montre alors plus impatient de connaître la finale de cette partie de ping pong, que de continuer à scruter finement les rouages de sa mise en scène. On nous avait promis de déconstruire un personnage dont on nous montrerait l’envers, on nous a plutôt construit un récit dont on nous a offert l’issue.  (Jean-Marc Limoges)

 


A MODERN MAN
Eva Mulvad | Danemark, Allemagne | 2017 | 84 minutes | La bête humaine
 
Ne disons pas qu’il n’est pas beau, ne disons pas qu’il n’est pas confiant, ne disons pas qu’il n’est pas talentueux, on nous traiterait de jaloux ou nous accuserait de mauvaise foi. Mais montrons plutôt comment Eva Mulvad, manifestement fascinée par Charlie Siem, ce mignon violoniste de 30 ans, contribue à son tour – comme les publicitaires d’Armani, de Hugo Boss et de Dior qui l’ont vampirisé – à nous le rendre beau, confiant, talentueux. D’abord, Charlie a envie d’acheter une Porsche orange, de faire changer le système de son et d’effacer le nom du concessionnaire de la carrosserie. Il le fait. En un claquement de doigts et une coupe franche. Un drone tente ensuite de le suivre sur les routes sinueuses de Monaco où il roule à toute vitesse. Non satisfait de le filmer d’en haut, on le filme aussi par-devant, par-derrière, à l’extérieur, à l’intérieur, sur la banquette arrière, sur le siège du passager. Tout un arsenal technique dispendieux est déployé pour nous le montrer sous tous les angles et le capter sous toutes ses coutures. Voyant le violoniste faire vrombir son moteur, on entend aussi son violon faire vibrer la bande-son. Son centre est partout et sa circonférence aussi. Raccord sur le musicien dans une salle de spectacle où il tire les larmes, baigné de lumière. « Reaction shot » sur de multiples visages pâmés, séduits, amoureux. Voilà comment on construit – cinématographiquement – une star. Il bénéficiera aussi, plus tard, d’une coûteuse contre-plongée extrême lors du massage qu’il subira, laquelle nous permettra alors d’admirer son torse glabre et les moyens mis en branle. On le voit ensuite autant sur la scène que dans les coulisses (de la vie quotidienne), portant tantôt le costard qu’on lui a obséquieusement confectionné sur mesure, tantôt un simple peignoir blanc et des gougounes en minou, ou encore à table dans un luxueux restaurant ou un minable boui-boui. Il est à l’aise partout, le gars, et dans tous les contextes. C’est un violoniste, une star, une vedette, un sex-symbol, un jet-setter. On le voit se faire voir, on l’admire se faire admirer. Sans jamais perdre patience, il signe tout sourire des autographes et se laisse avec plaisir prendre en photo avant de sauter prestement dans la limousine qui le mènera à l’aéroport qui le conduira à l’hôtel du prochain pays qu’il charmera. Voilà qui s’appelle de la mise en scène. Enfin, la magie du montage nous permettra même de le voir, quand il joue, s’écouter lui-même, au milieu des autres spectateurs. Il est doué, il a même le don d’ubiquité. Il cherche à relever tous les défis, à repousser toutes les frontières. Il reçoit constamment l’assentiment des pairs. Il est riche, il a une belle piaule, il a une belle bagnole, il prend soin de lui, il fait ses exercices, il se goinfre de vitamines. Il est imbu de lui-même, se contemplant sur son cell, s’écoutant à la radio, se regardant à la télé. Il est parfait. Il est seul. Ceci expliquant peut-être cela. Et si on insiste sur le fait qu’il n’a pas de femme dans sa vie, c’est sans doute, là aussi, pour le rapprocher de ces super héros asexués que les vils plaisirs ne sauraient corrompre. La finale, lors de laquelle il confesse, sur la terrasse d’un café (avec un gros plan sur son espresso), artistiquement irradié par un couché de soleil, qu’il n’a jamais voulu être une star finit de le consacrer.  (Jean-Marc Limoges)
 
RIDM 2017 : partie 1
RIDM 2017 : partie 3
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Article publié le 15 novembre 2017.
 

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